La monotonie du scandaleux : La presse populaire au Sénégal et son public

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La presse populaire contribue considérablement à la diversité et au charme du paysage médiatique sénégalais. Dans la bataille pour attirer des lecteurs, les tabloïds défient régulièrement les limites du socialement acceptable. Certains cercles politiques et religieux essaient de limiter leur influence depuis des années – avec des succès médiocres.

Dakar, fin 1999. Lorsque la première édition du journal Le Populaire sort sur le marché de la presse sénégalaise, personne ne s’attend au début d’une petite révolution médiatique. Mais ce journal, que les Sénégalais surnomment Pop a surpassé en très peu de temps les tirages des journaux d’informations générales. Ceux-ci n’ont pu qu’observer l’évolution fulgurante de ce genre de presse : les années passent, et un tabloïde après l’autre est créé… Tract en 2000, Frasques, Mœurs, Scoop et Volcan en 2001, Révélations en 2002, L’Actuel, Nuit et Jour et Thiof en 2003, Rac Tac et Teuss en 2006 pour n’en nommer que quelques-uns.
Le contenu des journaux de proximité, qui font leurs « choux gras des faits divers, du sensationnel, mais surtout de la dénonciation constante des frasques des hommes publics », attire particulièrement l’attention du public, comme l’expliquait le défunt professeur Alain Agboton. Prenons par exemple Le Populaire. Sa rubrique « Off » se nourrit exclusivement de rumeurs ou d’histoires croustillantes sur la vie privée de l’élite sénégalaise.
Auparavant, les grands journaux privés se voulaient avant tout porteurs d’informations politiques, et de fait, ils avaient complètement négligé le divertissement. Les succès remportés par les radios privées, avec leur stratégie de démocratisation de l’information les amenant à orienter les programmes vers le grand public et à jouer sur l’interactivité des « talk shows », a préparé le terrain pour la presse à scandale : titres agressifs en caractères gras, grandes photos et photomontages (présentant même des femmes dénudées) ou dessins satiriques en langue wolof sont accompagnés par des nouvelles sensationnelles, des reportages, des portraits ou des interviews. Ce nouveau style veut faire rire, émouvoir, railler.
Une presse qui a su attirer un nouveau lectorat
Les raisons du succès de la presse populaire résident dans leur orientation vers le public. « Nous avons une société de séduction. Cela nous conduit à entretenir des rapports de séduction avec nos lecteurs qui se traduisent dans l’écrit et la manière de délivrer l’information. On insiste sur les faits divers, mais également en donnant plus de commentaire et de perspective parce que les gens aiment beaucoup les opinions », comme le dit Saphie K. Ly de Sud Quotidien. Tandis que les journaux de qualité s’adressent plutôt à l’élite avec ses intérêts politiques, économiques et culturels, la presse de proximité parvient à gagner de nouveaux lecteurs issus des couches moyennes, et cela à travers tout le pays ; même si une partie considérable de ces lecteurs n’ose lire les journaux racoleurs qu’en cachette à la maison…
Les scandales décrits dans la presse populaire sont aussi diffusés sur les radios privées, dans le cadre des revues de presse. De cette façon, les journaux touchent également un public qui ne maîtrise pas le français. Etonnamment, on compte même des illettrés parmi les consommateurs de ce genre de presse : il n’est pas rare au Sénégal de voir à un coin de rue ou dans une cour quelqu’un faire la lecture à des amis qui ne savent pas lire. Mais il arrive aussi que les illettrés concentrent leur intérêt uniquement sur les comics et les photos des VIP sénégalais… Avec un style qui valorise la personnification et l’émotionnel, les tabloïds offrent un divertissement que les journaux traditionnels ont négligé. Ainsi, Papa Daouda Sow, directeur du défunt tabloïd Mœurs, explique : « C’est un traitement terre-à-terre. Cela marche parce que le Sénégalais est un peu informel. Moi, je parle le langage des petites gens. J’appelle un chat un chat ».
Au sommaire de ces titres, on trouve principalement des histoires scandaleuses et des rumeurs sensationnelles : du sexe et du sang. Chaque semaine, les journaux rapportent comment des employé(e)s domestiques séduisent leur patron. Un autre thème très prisé : les fraudes de certains commerçants de la place. Au-delà du fond, il y a la forme qui joue un rôle important dans le succès de la presse populaire. De grandes images, des titres provocateurs et une mise en page aventureuse, les journaux populaires ont su introduire de nouvelles tendances dans la présentation visuelle.
Comme partout, le sexe fait vendre
Son style et sa gouaille font de la presse populaire un moteur du changement social. Elle a réussi à lever certains tabous de la société musulmane comme l’érotisme, la violence ou le voyeurisme, en les imposant comme de vrais thèmes de société. L’ancienne directrice de Populaire, Jacqueline Fatima Bocoum, prédit : « Ce qui est scandaleux aujourd’hui sera considéré demain comme une banalité ». L’appropriation par de nombreux Sénégalais de la presse écrite lui donne raison. Un lecteur résume en quelques mots cette évolution : « Avec l’avènement de la presse people, nous étions au début choqués, mais après, nous nous sommes accoutumés. Ca passe. » À toute médaille son revers… Pour le psychologue Oumar N’Doye, la société sénégalaise connaît aujourd’hui une ébullition sexuelle dangereuse. Le sexe se vend bien et certains des tabloïds de la place l’ont compris. Cependant, une partie du lectorat n’est pas préparée à cette lecture.
La montée de la curiosité sociale implique aussi un déclin du respect devant la sphère privée de l’individu. En d’autres termes, les tabloïds dakarois ne respectent pas toujours les règles de l’éthique et de la déontologie. La presse à scandale se base régulièrement sur des rumeurs au lieu de vérifier ses informations, s’ingénie à briser des tabous et s’adresse aux bas instincts des gens.
En se limitant au rôle de dénonciateur, le journaliste devient facilement victime d’instrumentalisations. C’est la raison pour laquelle l’instance sénégalaise d’autorégulation, le CRED (Conseil pour le respect de l’Ethique et de la Déontologie), est obligée de dénoncer régulièrement les thèmes provocateurs et les méthodes agressives de la presse populaire. Le conseil de la presse déplore particulièrement le fait que la sexualité et la nudité soient abordées avec si peu de respect au regard des mœurs et des traditions de la société sénégalaise.
L’histoire de cette presse a été très vite mêlée à une succession de procès, d’autant que les tabloïds constituent depuis toujours une épine dans le pied de certains cercles politiques et religieux. En janvier 2002, Papa Daouda Sow était condamné à six mois de prison, accompagnés de la suspension pour trois mois de son hebdomadaire, Mœurs. Officiellement pour diffamation. Toutefois les acteurs, politiques ou religieux, les plaignants et la justice se sont profondément trompés. Leur objectif, visant avec ce précédent radical à restreindre la floraison de la presse populaire, a échoué et les canards avec « filles à la page 3 » se sont multipliés. Et il est plus qu’improbable que le procès engagé contre les journaux dits « pornographiques » en juin 2007 puisse arrêter cette évolution, les associations SOS Consommateurs et Maîtres Coraniques ayant porté plainte contre plusieurs hebdomadaires (Check Down, Rac Tac, Teuss et Tolof Tolof). Le tribunal des flagrants délits de Dakar a suspendu leur publication et infligé une peine de prison de trois mois ferme à leurs journalistes…
Il est à prédire que le vide entraîné par ces suspensions sera bientôt comblé par de nouveaux titres. Journalistes ou commerçants, leurs promoteurs semblent prêts aux investissements nécessaires, gages de revenus considérables pour cette presse à scandale, dont la répétition à long terme risque toutefois de paraître plutôt monotone. Au point que les lecteurs pourraient d’eux-mêmes finir par se détourner de cette litanie de scandales à la « une ».

///Article N° : 7095

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