La naissance d’un art marron

Le "Tembé"

Print Friendly, PDF & Email

Le Tembé, l’art des peuples marrons de Guyane française et du Surinam, offre au regard l’un des plus beaux « espaces de fugue » : aujourd’hui encore, le marronnage s’y poursuit dans les entrelacs du bois sculpté.

Les premières manifestations d’une sculpture spécifiquement marronne datent du début du 19ème siècle : ce sont des peignes, des pagaies, des bancs, des objets quotidiens. Il s’agit avant tout d’un art du relief ; un relief qui se dégage du bois marqué, évidé, taillé, sculpté. Les Businenge désignent leurs productions artistiques et artisanales par le terme  » tembe « . Altération de l’anglais  » timber «  qui désigne le bois de construction (poutres, planches, étais, etc.),  » tembe «  renvoie d’emblée à un lexique technique. Si la notion de construction occupe une place centrale dans le tembe, c’est parce que la genèse de cet art ne se comprend qu’à partir de l’outil. L’outil est fondateur du tembe. Aujourd’hui encore, chez les Businenge, la composition à main libre est rare. Parce qu’il y a l’outil – le compas, la hache, la pointe sèche, la scie, la règle – il y a la sculpture sur bois. L’art marron n’a donc rien de  » primitif  » ou de  » premier « , il s’inscrit d’emblée dans la modernité occidentale dont il récupère, sans état d’âme, en fonction de ses propres fins, les dernières réalisations techniques (exemples : incorporation de moteurs dans les pirogues, usage de la tronçonneuse dans les sculptures, recyclage des textiles modernes dans l’art du patchwork). Apparues au 20ème siècle, les peintures tembé portent la marque de cette origine première : la sculpture sur bois. On y retrouve en effet les mêmes formes entrelacées et les mêmes variations géométriques.
Mais comment l’outil occidental – un instrument d’esclavage, d’aliénation – est-t-il devenu dans les mains des marrons un instrument de création, de reconstruction de soi ? Au milieu du 18ème siècle, face à la menace d’un embrasement général du Surinam, les Hollandais furent contraints de ratifier des traités de paix avec les  » bush negroes « . Ces accords prévoyaient, en échange de l’arrêt des hostilités, l’envoi d’un tribut annuel aux rebelles sous forme d’outils, d’armes et de biens divers ; ces derniers étant censés ramenés aux colons hollandais tout nouvel esclave fugitif. Le tembe naît précisément de l’appropriation créatrice par les marrons des outils du colon. Il naît d’un détournement de sens et de fonction. Le tembe, c’est la réinvention, dans le creux du bois, du corps et de la famille nègres démantelés par l’esclavage. Une réinvention qui se lit dans le lexique utilisé par les marrons pour identifier les éléments de leurs sculptures. C’est ainsi que les  » yeux  » désignent les petits replis des entrelacs, le  » cou  » les parties intermédiaires qui font communiquer entre eux les rubans sculptés (reliant la tête au reste du corps, le cou est  » reliure « ), le  » nombril  » le foyer central de la composition, les  » mains  » les étais qui supportent la composition, la  » maman  » la figure matrice, les  » enfants  » les figures secondaires.
Ici, la référence au corps ne doit pas être prise dans un sens symbolique ou métaphorique. Les tembe ne représentent pas des corps, ils fonctionnent comme des corps : des corps fugitifs… Le recours au  » bois  » propre au tembe, dans l’ordre esthétique et technique, renvoie directement au  » recours aux forêts  » propre au marronnage en général, dans l’ordre de l’action.
La fugue, en tant que principe  » rythmique  » de cryptage et de variation, s’inscrit directement dans la structure du tembe. Chaque œuvre se construit à partir d’un système de rubans : des figures complexes, entrelacées les unes aux autres, inscrites dans le bois comme autant de lignes de fuites et de fausses pistes. Les rubans tournent, plongent, resurgissent, par-dessus, par-dessous les uns les autres, offrant ainsi au regard l’épreuve du vertige. Les tembe se lisent en suivant du bout du doigt les itinéraires inscrits dans le creux d’un plat à vanner, sur la tête d’une pagaie ou sur l’assise d’un banc. Ces parcours s’empruntent comme on emprunte un layon en forêt. La virtuosité de l’artiste se mesure à sa capacité à brouiller les pistes. D’où une composition de l’œuvre par moitié ou par quart, de façon à ce que les principes qui l’ont régis demeurent insaisissables. Lire un tembe, c’est s’engager dans un labyrinthe à la poursuite d’un fugitif. Dans la sculpture marronne, l’usage du compas étant quasi systématique, la plupart des figures et motifs s’inscrivent dans des cercles. Or le cercle circonscrit. Tout l’effort de l’artiste – qui s’impose sciemment cette contrainte – sera justement d’en sortir. Le tembe, c’est l’évasion du cercle : la cavale dans les bois matérialisée dans le relief du  » bois  » sculpté. L’esthétique marronne est une esthétique de la fugue.

///Article N° : 8499

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
© Dénètem Touam Bona
© Dénètem Touam Bona
© Dénètem Touam Bona
© Dénètem Touam Bona
© Dénètem Touam Bona
A l'origine, peinture et sculpture avaient une fonction essentiellement ornementale, liée aux arts vernaculaires. L'art chez les Bushinengués, le tembé, ne constituait pas un domaine à part. C'était plutôt l'ensemble de la vie quotidienne qui était esthétisée. La moindre spatule, la moindre coiffure, la moindre pagaie, la moindre calebasse pouvait être un chef d'œuvre de raffinement. © Dénètem Touam Bona





Laisser un commentaire