« Pour une renaissance de la culture marronne »

Entretien de Dénètem Touam Bona avec Marcel Pinas

Paramaribo (Suriname)
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Le combat artistique de Marcel Pinas

C’est au Suriname et sur les rives françaises du Maroni (Guyane) que sont apparues les « sociétés marronnes » les plus complexes des Amériques ; des communautés issues du « marronnage », de l’échappée de groupes d’esclaves rebelles : les Bushinengués (1). Marcel Pinas exprime clairement l’un des enjeux de son travail artistique : « (…) à travers mon art, je lutte pour une renaissance de la culture marronne ». Au Suriname, depuis le traumatisme de la guerre civile de 1986 (2), la société marronne traverse en effet une grave crise d’identité. La prédation des multinationales (or, bauxite, bois) sur les territoires ancestraux, l’exode continuel des jeunes vers Paramaribo (capitale), le chômage massif et la délinquance qu’il alimente, les préjugés et les discriminations (3) ; des maux multiples conduisent aujourd’hui les Marrons à douter d’eux-mêmes, voire à renier leurs traditions. Marcel Pinas se fait l’avocat et l’ambassadeur d’une culture marronne infiniment riche dont il portera les couleurs lors de la « Kréyol Factory » (4) : une grande exposition d’art contemporain, consacrée aux identités créoles, qui ouvre ses portes, à Paris, le 6 avril, à la Grande Halle de la Villette.

Vous faites régulièrement des expositions au Suriname, en France, aux États-Unis, en Hollande… Mais où travaillez-vous ?

Je cherche justement un nouveau lieu de travail, un atelier à Paramaribo. Je débarque à peine de Hollande où j’ai passé ces deux dernières années à travailler et étudier à la Rijksakademie.

Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir au Suriname alors que vos œuvres suscitent un intérêt croissant en Europe ?

C’est très simple, il n’y a qu’au Surinam que je me sente chez moi, c’est la terre de mes ancêtres, c’est le lieu d’où je tire mon énergie et mon inspiration. Et c’est aussi, en partie, la matière de mon travail : à travers mon art, je lutte pour une renaissance de la culture marronne. J’aimerais aider les Marrons à croire de nouveau en eux-mêmes, à retrouver la fierté de soi. C’est pourquoi j’utilise l’expression « kibri a kulturu » (« préserver la culture ») pour définir ma démarche artistique.

La culture marronne est-elle en péril ?

Oui, bien sûr. Mais on ne peut le comprendre que si on tient compte du traumatisme de la guerre civile, un traumatisme d’autant plus grand qu’il est refoulé dans la mémoire surinamaise. Le gouvernement a tout fait pour étouffer cette histoire douloureuse. Dans ma région, le district du Maroni (nord-est du Suriname, région frontalière de la Guyane), quand un hélicoptère passe, il y a encore des gens qui hurlent… Je suis né dans le village de Pelgrim, près de Moengo et Moiwana, deux villages qui ont joué un rôle important dans la guerre qui opposa les Marrons à l’armée gouvernementale (5). Ma région et ma communauté, les Ndyuka, ont payé un lourd tribut. J’avais 15 ans quand la guerre et ses atrocités se sont abattues sur nous : de mon village natal, il ne reste plus rien, absolument rien. Là où j’ai grandi, tout a disparu, comme si cela n’avait jamais été, comme si tout cela n’avait été qu’un rêve. Quand je dis que mon art traite de la destruction de la culture Ndyuka, ce n’est pas une image : je fais référence à l’histoire récente du Suriname et à ses conséquences dans le présent.

Votre démarche d’artiste n’est pas très éloignée de celle d’un archéologue ou d’un anthropologue. Vous enquêtez sur votre propre culture et sur la mémoire de votre peuple. Vous collectez des motifs traditionnels, des fragments de pirogue, des éléments de rituels, des objets du quotidien pour les incorporer à vos créations, pour leur donner une seconde vie, pour les sauver de l’oubli… Un appel à la renaissance…

Oui, j’intègre souvent dans mes réalisations des pièces de pangui (sorte de pagne), de petits matapis (longs étuis en fibres végétales), des fragments de portes ou de sièges traditionnels, des lampes à huile, des barils d’essence (indissociables de la vie sur le fleuve). J’utilise tout ce qui ne sert plus, tout ce qui risque de disparaître. C’est du recyclage mais c’est aussi une mise en valeur des traditions et du quotidien des Marrons.

Vous avez réalisé des installations permanentes et des monuments au Suriname. C’est aussi pour lutter contre l’oubli ?

Oui, mais pas seulement, c’est plus que cela. C’est d’abord une question de justice et de reconnaissance. Quand les massacres de Moiwana (29 novembre 1986) ont eu lieu, j’étais un gosse. Les militaires ont tué à la machette et au fusil-mitrailleur des enfants et des femmes enceintes. Cet événement a été enterré par le gouvernement. Et personne au Suriname, en dehors des Marrons, ne se souciait de ce qui s’était passé. Pourtant autour de moi, j’entendais des cousins, des tantes, des amis parler de morts, de blessés, de disparus. Alors j’ai décidé de faire quelque chose pour rompre le silence, j’ai décidé d’utiliser mon art pour rendre compte de ce qui s’était passé. Il y a des choses qu’on ne peut oublier. C’est pourquoi j’ai réalisé le monument « Fu Memre Moiwana » (« A la mémoire de Moiwana »). C’est à l’occasion de l’inauguration de cette installation (décembre 2004) que, pour la première fois, le gouvernement surinamais est entré en contact avec des proches des victimes. Cela a donc permis un début de reconnaissance officielle des exactions commises par l’armée. Un préalable indispensable pour mener des actions en justice. Maintenant, quand les gens passent devant le monument, ils demandent ce que c’est. Les habitants racontent alors la terrible histoire de Moiwana. Pour la communauté, ce monument c’est un hommage, un geste envers les morts.
Mais je crois en mon pays, en son avenir. J’ai réalisé pour le 30ème anniversaire de l’indépendance du Suriname (2005) une grande installation : dix gigantesques « kokulampus » (lampes à huile populaires au Suriname) portant des inscriptions Afaka. Ces lampes géantes proclamaient la nécessité de chérir et de préserver la diversité des héritages culturels du Suriname (hindou, créole, amérindien, marron, javanais, chinois…) Les flammes des lampes représentaient la chaleur dont les Surinamais ont besoin pour former une nation unie.

D’où viennent ces inscriptions « Afaka » ? Est-ce une écriture ou juste des symboles ?

C’est une véritable écriture, une écriture syllabique inventée par un Ndyuka. Je signe toutes mes créations en utilisant ce syllabaire. Dans mes peintures, j’utilise les signes Afaka comme des éléments plastiques, des motifs parmi d’autres. Je les combine avec des couleurs, des formes, des objets, c’est devenu mon langage. Il ne faut pas chercher une symbolique derrière ces signes et leurs combinaisons ; ils valent par eux-mêmes.

Comment cette écriture marronne est-elle née ?

Il y a tout un mystère autour de cette écriture. On peut situer sa naissance au début du 20ème siècle, au moment du passage de la comète de Halley. Un Ndyuka, Afaka Atoemoesie, eut un rêve : les esprits lui demandaient de créer une écriture pour son peuple. Les Ndyuka devaient pouvoir communiquer entre eux, avec leurs propres signes. Les Marrons de la région du Tapanahony utilisèrent durant plusieurs années les signes d’Afaka. Mais, rapidement, l’Église essaya de récupérer ces signes afin de diffuser une traduction de la bible et d’évangéliser les Marrons. Les Ndyuka abandonnèrent donc l’écriture Afaka car ils n’avaient aucune envie d’être évangélisés : ils avaient leurs propres croyances…

J’imagine que cette écriture est tombée dans l’oubli… Qui la maîtrise encore ? Comment l’avez-vous apprise ?

Il reste quelques anciens qui la connaissent encore. J’ai découvert l’écriture Afaka quand je suis parti étudier dans une école d’art en Jamaïque (en 1997). En fait, c’est en Jamaïque que j’ai commencé à faire des recherches sur ma culture. Ici, à l’école, tu n’apprends rien sur ta propre culture. Tu dois le faire toi-même. L’influence européenne est prédominante dans le système éducatif surinamais, on t’inculque la culture européenne, pas ta propre culture. C’est donc en Jamaïque que j’ai commencé à apprendre qui j’étais, ce que je voulais… Quand on me demandait en Jamaïque d’où je venais et que je répondais « du Suriname », les gens se demandaient si c’était en Afrique ou en Asie. Ça m’a sans doute poussé à mieux me définir…
La découverte de l’écriture Afaka fut pour moi une révélation. Ainsi ces Marrons qu’on voit au Suriname comme des sauvages de la forêt, ces Marrons ont été capables de créer leur propre écriture. Il était impératif de mettre en valeur cette écriture car elle allait à l’encontre des préjugés sur les Ndyuka. Au Suriname, les gens pensent que si beaucoup de Marrons ne savent pas lire, c’est parce qu’ils sont stupides. Ils ne se posent pas la question de l’accès à l’éducation ou de la spécificité des modes de vie amazoniens. Il faut un savoir considérable pour pouvoir vivre en harmonie avec la forêt. La masse des Surinamais ne se rend pas compte de l’impact qu’a eu la guerre civile sur les populations marronnes : paupérisation, dégradation des infrastructures, des routes, des écoles, des hôpitaux,… Le gouvernement surinamais ne se soucie pas des habitants de l' »intérieur » (l’essentiel de la population se concentre dans des villes sur le littoral) : les Amérindiens et les Marrons ne comptent pas, ils n’existent pas. On livre aux multinationales leurs territoires, et qu’importe si la déforestation progresse, qu’importe si les droits des peuples autochtones sont bafoués, qu’importe les conséquences sanitaires de la pollution (mercure et arsenic utilisé par les industries minières) sur les populations de l’intérieur… À Mongoe, quand il pleut il n’y a pas d’école car le bus ne peut arriver au village, les routes sont impraticables. Or, comme tu le sais, il pleut souvent en Amazonie… Pendant des années, Suralco a exploité des mines de Bauxite dans la région de Mongoe maintenant il ne reste plus rien, seulement les installations abandonnées et la pollution. Tous les profits sont partis à Paramaribo et à l’étranger. Tout pour le gouvernement et les multinationales, rien pour les communautés…

Comment les Bushinengués perçoivent-ils votre travail ?

Au début, c’était quelque chose de nouveau pour eux, ça les faisait rire. « Tu as vendu ces machins combien ? », « Mais qui peut être assez stupide pour acheter ça ?! » Ma peinture et mes installations les désorientaient parce que ça ne correspondait pas à l’art Tembé traditionnel. Mais depuis ça a évolué. Parce que j’utilise des éléments de la culture marronne comme l’écriture Afaka, le pangui ou les entrelacs du tembe, les Ndyuka se sentent représentés par mon travail. Je suis comme un ambassadeur de leur culture. À travers l’estime que rencontrent mes créations aux États-Unis et en Europe, ils peuvent se dire « notre culture a de la valeur car ce type est l’un des nôtres et il va exposer à travers le monde. » Maintenant des jeunes marrons veulent apprendre l’écriture Afaka. J’ai le projet de créer un centre culturel à Mongoe, toujours dans l’objectif de préserver mais aussi de réinventer notre culture marronne…

1. Terme générique désignant l’ensemble des descendants de « nègres marrons » établis au Suriname et en Guyane : les Aluku, les Ndyuka, les Paramaka, les Matawaï, les Kwinti, les Saramaca.
2. De 1986 à 1992, la guerre civile opposa les Marrons à l’armée gouvernementale.
3. Perçus comme des sauvages de la forêt, Amérindiens et Noirs marrons sont exclus d’une société surinamaise où les Créoles (descendants d’esclaves), les Javanais musulmans, les Hindous (Indiens) et les Chinois se partagent les pouvoir politiques et économiques.
4. Grande exposition d’art contemporain organisée à la Grande Halle de la Villette.
5. Une armée dirigée à l’époque par le dictateur Desi Bouterse.
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Le traumatisme de la guerre civile
« Les combattants ndyuka et saramaka, armés souvent de fusils de chasse, affrontaient les fusils automatiques de l’armée, ses tanks, et ses hélicoptères de combat déversant du napalm. Des villages entiers furent rasés, surtout parmi les Ndyuka de Cottica, et les soldats massacrèrent des centaines de femmes et d’enfants à la machette et au fusil. Quelque dix mille réfugiés ndyuka furent contraints de fuir leur territoire dévasté pour trouver refuge dans des camps en Guyane française (…). »
Sally et Richard Price, Les Arts des Marrons, éd. Vents d’ailleurs, 2005.

Pour en savoir plus sur les Bushinengués et les différentes formes de marronnages, se reporter à mes textes précédents consultables sur le site d’Africultures :
Negros cimarrones
Retour du Maroni
L’art de la fugue : des esclaves fugitifs aux réfugiés///Article N° : 8500

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Les images de l'article
Installation réalisée dans l'école de Pelgrim, le village natal de Pinas. "Les enfants n'avaient pas de livres, quasiment pas de matériel... Je me suis demandé qu'est ce que je peux faire pour ces enfants. Je ne suis pas un politicien, je suis un artiste, je dois donc utiliser mon medium pour exprimer mes sentiments. Cette installation, c'était pour moi une façon de protester contre le dénuement dans lequel sont laissées les populations marronnes." © Marcel Pinas
En arrière plan des entrelacs typique de l'art marron. Les réveils évoquent un compte à rebours. Les ossements figurent les morts liées à la pollution, le danger de mort pour la culture marronne... © Marcel Pinas
Monument à la mémoire de Moiwana © Marcel Pinas
projet "Kokulampu" (lampe à huile), quartier historique de Paramaribo. © Marcel Pinas
Hommage à Afaka © Marcel Pinas
expo à Amsterdam. Pinas intègre la sculpture Tembe à un dispositif contemporain © Marcel Pinas
"Ofia kibi man" © Marcel Pinas
"Afaka Do" (les entrelacs évoquent les portes sculptées traditionnelles) © Marcel Pinas
Moiwana. Les barils d'essence, indispensables à la vie sur le fleuve (ravitaillement, déplacement en pirogue motorisées), sont intimemennt liés au quotidien des Marrons © Marcel Pinas
"Afaka Tembe III - IV". Relecture des portes intérieures traditionnelles © Marcel Pinas
plat à vanner reconverti en support d'écriture... © Marcel Pinas
"boto ede" (tête de pirogue) © Marcel Pinas
"kibi Bangi" (réalisé avec une assise de tabouret Ndyuka) © Marcel Pinas





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