Les communautés traditionnelles ont développé une cosmogonie où vie et mort s’imbriquent tant qu’elles demeurent inséparables.
Le vocable Taneka n’est connu que par rapport aux montagnes du même nom, cette partie de la chaîne de l’Atacora où le fleuve Ouémé prend sa source. En fait, c’est aussi une enclave ethnique, moins connue que le peuple Yom qui en est une émanation.
Le terme Pila-Pila utilisé par les colons pour désigner les Yom ne correspond à aucun concept ethnique, ce n’est que la déformation d’un mot de courtoisie en Yom : » Kpira « , qui signifie » salut! « . Les Taneka d’origine se divisent eux-mêmes en quatre grandes familles ou villages répartis sur les flancs de la montagne. Les Taneka de Dohl ou Taneka-Béri (en dendi = le Grand Taneka) où l’Ouémé prend sa source forment le village de référence pour toutes les grandes cérémonies. Il est originaire d’un village Kabié du Togo appelé Siou. Les trois autres Taneka en sont dérivés. Il s’agit du Taneka-Koko ou Singré (mélange de Taneka d’origine appelé Kabié et de Bariba du village voisin de Birni) dont les fétiches s’apparentent à ceux des Kabié du Togo. Il s’agit aussi du Yaka dont les habitants ont créé le village de Kpabégou, sur l’autre versant de la montagne et dont le berceau des cultes est à Tanéka-Béri, qui abrite le grand fétiche. Il s’agit enfin de Karoum, de souche proche des Lama du Togo et des Bariba, avec des coutumes identiques à celles de Taneka-Béri.
Ces ramifications d’un même peuplement pratiquent la même cosmogonie.
Comme toutes les cultures ancestrales d’Afrique et du monde, celle des Taneka baigne naturellement dans le mythe et la métaphysique, notamment en ce qui concerne les deux pôles de l’existence que sont la vie et la mort.
Il est évident que notre lecture des conceptions et des pratiques touchant à la vie et à la mort chez les Taneka reste largement à l’abri de l’influence des religions orientales et occidentales, d’ailleurs de nos jours encore superficielle ou nulle, sur l’imaginaire d’un peuple très jaloux de son identité. Les faits ici rapportés sont empruntés aux familles les plus conservatrices.
L’avènement d’une vie nouvelle est, pour le Taneka, à la fin du processus de réincarnation – de renaissance – d’un ancêtre. De ce fait, la vie et la mort appartiennent à la même chaîne, renouvellent par séquences contraires, un même cycle ininterrompu.
Ainsi la naissance est un événement de toute première grandeur ; elle se prépare dès le début de la grossesse (et même du mariage) de peur que l’ancêtre qui entame son voyage-retour vers l’existence terrestre ne se fâche ou ne subisse dans l’invisible un sort qu’il n’avait pas souhaité de son vivant. Chaque homme, durant sa vie, prépare, grâce à des libations, des rites propitiatoires, mais également par sa conduite sociale, le retour de l’ancêtre. Dans cet ordre, l’observance des règles s’impose également à l’épouse du Taneka, fut-elle d’origine étrangère : elle doit, notamment, se conformer aux interdits touchant aux totems de la tribu, par exemple ne pas manger du cheval.
Le nouveau-né est soumis à un examen corporel minutieux, et tout phénomène organique anormal donne lieu à interprétation. Un enfant né avec des dents est considéré comme un sorcier, un être dangereux, une malédiction. Il est donc craint de tous et le traitement qu’il subit lui laisse fort peu de chances de survie. Toutefois la mise à mort préméditée reste prohibée car le bébé reste, malgré tout, l’incarnation d’un puissant ancêtre, d’un sorcier capable de se venger : les représailles sont redoutées de tous. Des cérémonies sont nécessaires pour se préserver de telles influences.
Un enfant atteint de maladies jugées précoces ou aberrantes, telles des plaies sur la tête, est le signe que sa mère a violé un tabou. Des sacrifices sont alors prescrits pour apaiser la colère de l’ancêtre offensé.
Mais le décodage des signes n’est guère équivoque. Au contraire, leur nécessaire ambivalence commande quelque circonspection. C’est pourquoi l’on doit, à la naissance et dans les jours qui suivent, consulter régulièrement l’oracle afin d’identifier l’ancêtre réincarné et définir les prescriptions à observer, ainsi que l’éducation à donner à l’enfant. Des parents peuvent donc vénérer ou haïr leur propre enfant, un enfant auquel ils ont donné la vie, sans que l’observateur extérieur ne comprenne pourquoi.
La mort étant le voyage de l’esprit dans l’invisible, son retour sur terre se réalise par l’intermédiaire d’un enfant. Selon l’âge ou la catégorie sociale du défunt, ou encore les conditions du décès, l’interprétation d’une mort, le traitement à accorder au défunt diffèrent bien évidemment.
Ainsi la mort d’une jeune personne s’apparente à une catastrophe et provoque un grand deuil, une immense affliction. N’étant pas naturelle, elle soulève inquiétudes et interrogations. L’oracle doit être consulté. L’intolérable disparition peut, selon la révélation, résulter d’un conflit antérieur entre les parents de la victime et l’auteur présumé du crime. La famille du défunt doit, de toute manière, offrir des sacrifices pour apaiser la colère des ancêtres. Mais le village dans son entier, et particulièrement la famille du criminel, ont tout à craindre de l’âme du défunt, car son fantôme rôde parmi les vivants à l’affût d’une revanche.
Lors de l’enterrement d’une jeune personne décédée, on immole toujours un coq pour conjurer les suites redoutées, avant même que soient clairement connues les causes de la mort. Celle-ci peuvent demeurer mystère. L’oraison funèbre comporte alors cette formule : » Nous ignorons qui t’a ainsi brimé et anéanti. Malheur à lui, car toi tu le connais. Et tu te vengeras de lui. Nous t’aimons et tu le sais bien « .
Le jeune défunt est enterré derrière la maison car il n’y a pas de cimetière commun chez les Taneka. Les morts sont normalement enterrés dans la cour de la maison, car ils ont rejoint la famille des ancêtres où ils joueront un rôle.
Le mort est toujours conduit à Taneka (à la montagne) où il sera enterré dans le domaine familial. Sur le trajet, il n’y a pas de chant, mais les porteurs qui se relayent, poussent, à intervalles réguliers, des cris d’ensemble, qui, alternant avec un lourd silence, répandent l’annonce de la tragique disparition. C’est le signe d’un décès jeune et ces lugubres séquences rendent plus oppressantes la tristesse du village tout entier. Elles déclenchent des réactions brutales chez tous les jeunes initiés, lesquels entrent alors en transes et ne se calment qu’après avoir, eux-mêmes, porté le mort (enveloppé dans du linge blanc et ficelé dans une natte de tiges de mil).
Au contraire, la mort d’une personne âgée est une véritable fête. Elle se prépare avec encore plus d’enthousiasme qu’une naissance. Il arrive même qu’un vieux donne, spontanément, de son vivant, des indications sur les circonstances et le moment de son transit vers l’au-delà. A sa mort, il est considéré comme en mission auprès des ancêtres. C’est pourquoi on lui prépare, avant son décès, une fête digne de ce voyage et on le prie, selon des rites, de transmettre et de plaider les doléances et les voeux des vivants auprès des ancêtres. La communauté attend de ces supplications une meilleure assistance, une plus grande protection de la part des habitants de l’au-delà.
Le transport du corps d’une personne âgée s’accompagne d’une grande animation de tam-tam, de chants et de danses. Tout voyageur que rencontre le cortège s’informe et porte la nouvelle plus loin jusqu’à sa destination.
La mort des vieux étant naturelle, ils sont enterrés dans l’enceinte de la maison.
Des cérémonies sont organisées par intervalles, afin que leur retour (réincarnation) se fasse dans les meilleures conditions et que la communauté n’ait point à pâtir de leurs humeurs.
On voit bien que, comme dans toutes nos communautés traditionnelles, chez les Taneka l’immanence du surnaturel à la vie terrestre est vécue de manière tout à fait naturelle.
La mort n’étant pas une rupture avec la vie, l’éternité, conçue chez les chrétiens comme l’attribut de l’âme (donc après la mort), s’inscrit déjà dans l’existence terrestre. C’est la vie tout court qui est éternelle, à travers son cycle ininterrompu de phases visibles et invisibles.
Issa Kpara est Premier secrétaire général-adjoint du gouvernement béninois.///Article N° : 1528