[Afriscope 49] « La photo est une arme pour dénoncer et informer »

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2016 s’est achevée, laissant derrière elle des images de cortèges de syndicalistes, d’occupations, d’affrontements avec les forces de l’ordre, du démantèlement de la « jungle » de Calais et des larmes dignes d’Assa Traoré. 2016 a aussi laissé des mots : mobilisation, justice sociale, pénalisation de la solidarité, état d’urgence, 44 mars, live Périscope et Black Blocks. En 2016, on a beaucoup suivi sur les réseaux sociaux les photojournalistes indépendants du collectif OEIL. Rencontre avec deux des fondateurs, Nnoman Cadoret et Julien Pitinome, nouvelles voix de la photographie sociale et engagée.

Afriscope. De quoi témoignez-vous en tant que photojournalistes ?
Julien Pitinome (J.P.). Je veux être un témoin de mon époque. Mon travail est documentaire et s’inscrit dans le temps long et dans son temps. Dans le temps long de la création d’archives et de preuves historiques. Et dans son temps, qui est celui de la répression des mobilisations. être témoin de cela, c’est aussi assumer d’être là où on ne veut pas que tu sois.
Nnoman Cadoret (N.C.). Je ne cherche pas qu’à faire des photos d’affrontements. Mais je ne vais pas rester derrière le stand merguez de la CGT…Face aux images de casse de mai 68, on te dit « C’était émancipateur !« , mais face à ces mêmes images en 2016, on te dit « Il faut punir ces casseurs ! » et ça fait les gros titres dans la presse. Si je vois un flic tabasser quelqu’un, je le prends en photo sous tous les angles : la photo est une arme pour dénoncer et informer. On me reproche parfois d’esthétiser voire de glorifier la violence, mais il faut documenter les premières lignes, y compris les Blacks Blocks !

Vous documentez chaque étape de l’ « Affaire Adama Traoré ». Comment vous êtes-vous intéressés à cette affaire ?
N.C. « L’affaire adama traoré » a été plutôt bien couverte par la presse – en particulier l’Obs’, Buzzfeed, Clique ou le Monde. c’est une première. Moi, j’ai d’abord vécu ça de loin, je n’étais pas à paris. Puis il y eu la rencontre avec la famille d’Adama Traoré. en octobre, on a invité sa soeur Assa et son frère Youssouf au lancement du magazine Fumigène, consacré aux violences policières. depuis, je les suis. Mais je ne vends pas mes photos. Pour certaines, je ne les partage pas. A long terme, elles serviront ma propre documentation. Pour l’heure, elles constituent pour la famille les premières archives de leur lutte.
J.P. nous sommes devenus proches de la famille Traoré, au-delà de l' »affaire Adama Traoré ». Un de nos premiers sujets avec le collectif, c’était sur la famille Kébé de Villemomble, dont la mère a perdu un oeil, blessée par une grenade d’encerclement alors que ses fils faisaient l’objet d’un contrôle abusif. Accompagner les Kébé ou les Traoré va dans le sens d’une justice sociale, qu’on rétablit.

Depuis la Loi Travail, il semble que les violences policières soient davantage mises en lumière. Vous avez couvert les mobilisations. Comment avez-vous pu ou non exercer à ce moment-là ?
N.C. En mai 2016, j’ai reçu une interdiction de manifester. J’ai dû prendre un avocat et témoigner dans les médias pour rétablir mon droit d’exercer ma profession. On a saisi le juge des libertés, on m’a entendu sur BFM TV, I Télé, France 2. Le Syndicat National des Journalistes et Reporters sans Frontières m’ont soutenu. Mes photos montrent des matraques en l’air, des lancers de grenades en cloche, qui font des victimes. Et quand je donne de la visibilité à ces victimes invisibles, elles peuvent se défendre. En ce qui me concerne, le plus important, c’est que je me sois défendu.
J.P. La loi travail a permis, sous couvert d’état d’urgence, d’exercer une censure contre la presse indépendante qui n’a pas les « armes » pour se défendre. Aujourd’hui, travailler ensemble avec les autres photoreporters, c’est un gage de sécurité.

« Nous contestons la neutralité de l’image … Ce que nous’voyons’, ce que nous’capturons’, ce que nous’montrons’ est ce que nous pouvons et devons changer … » Un mot sur la charte du collectif OEIL ?
J.P. contester la neutralité de l’image, c’est une des bases de notre travail. peu importe où tu te situes dans une scène que tu photographies, tu en es un acteur et les protagonistes savent que tu es là. tu deviens une donnée à prendre en compte. contester la neutralité de l’image c’est avant tout sortir du cadre que l’on souhaite nous imposer. c’est aller chercher ce qu’on ne veut pas nous montrer, ce qu’on voudrait censurer.
N.C. Aujourd’hui, on dit qu’être journaliste, c’est être complètement neutre. Mais la neutralité n’existe pas. la photo telle que tu la vois est telle que nous la prenons. On est juste un « outil » pour donner la parole aux gens d’en face. Mais il y a des luttes que je ne couvrirai pas, comme celle des policiers qui réclament plus d’armement. Je préfère documenter le quotidien des réfugiés de calais ou parler de la famille Kébé.

Comment accédez-vous au terrain quand vous choisissez de documenter les luttes des réfugiés à Paris, ou à Calais, ou les différentes mobilisations sociales ?
J.P. Le réseau c’est la base pour faire des reportages. Il y a des « fixeurs » qui nous indiquent un cortège sauvage, une occupation… Mais faut pas raconter de conneries sur ce que tu vois. Tout est une question de respect. J’ai reçu une formation d’éducateur, et pour moi, la confiance c’est la priorité. Par exemple, je ne photographierais pas un SDF au hasard dans la rue.
N.C. Depuis les mouvements anti-CPE de 2006, on a développé un tas de contacts. Cette année, on a suivi les lives sur Périscope. Et puis suite à mon interdiction de manifester, des activistes m’ont contacté et j’ai eu par exemple accès à une occupation du tarmac de Roissy par des manifestants CGT.

Comment vous équipez-vous ? Avez-vous peur pour votre sécurité ?
J.P. Casque, masque à gaz et lunettes : c’est la base. Et une trousse de secours pour aider les blessés. Quand un flic te pointe avec un flashball pour que tu ne fasses pas d’images, quand tu es gazé ou visé par une grenade de désencerclement… Ben oui, tu flippes.
N.C. Pour te protéger des éclats, des gaz et des brûlures : chaussures hautes, manches longues, casque, masque « tampon » et lunettes. Et puis, avoir l’oeil dans le viseur, ça peut être dangereux. D’où l’importance d’être en binôme ou en groupe. À Calais, on m’a gazé à bout portant. J’avais 10 secondes pour ranger mon matos. Julien m’a sorti du cortège, loin de la charge de CRS. En 2016 on a eu un vrai climat de guerre. Ce dont j’ai peur, c’est d’être tué par une équipe de la bac. Et qu’ils ne soient même pas reconnus coupables.

Justement la question de la culpabilité fait écho à plusieurs procès en cours, celui à venir du photojournaliste Ben Art Core et celui de l’agriculteur Cédric Herrou – tous deux accusés d’avoir « facilité » l’entrée et la circulation d’étrangers en France.
J.P. La justice sociale est en danger. on attaque ceux qui ne sont pas dans les clous face à un état qui donne une vision parcellaire des conséquences de sa propre politique. c’est insensé !
N.C. Il y a des images choquantes de Vintimille où des policiers gazent des réfugiés pour qu’ils n’avancent pas vers la frontière française. Et quand ben art core en parle, il écope d’un procès. aujourd’hui, Gaspard Glanz de Tanaris News est sous contrôle judiciaire et interdit du Pas-de-Calais où il documentait le quotidien de la « jungle ». Même la gauche criminalise la solidarité. On nous dit « trop engagés » pour être de « vrais journalistes ». Mais si entre médias mainstream et médias complotistes, on criminalise ceux qui font du terrain, il ne reste plus beaucoup d’alternatives !

Dans quelle mesure pouvez-vous vivre de ce métier de photojournaliste ?
N.C. En juin 2016, on a publié une tribune sur Mediapart avec Julien Pitinome et Yann Levy : « Reporters indépendant.e.s, nous vivons la précarité et la répression ». Ni périscopeurs, ni youtubeurs et sans carte de presse, on est journalistes aux yeux de la presse qui achète nos photos, mais pas aux yeux de la Police ni de la justice. Alors, quand un tir de flashball détruit ton matos, comment fais-tu sans assurance ? L’autre problème, c’est de vivre de nos photos. Moi j’ai toujours utilisé mon droit au chômage pour dégager des périodes où je me consacre à la photo, grâce à la centaine de jobs que j’ai pu avoir depuis 10 ans. sans m’attarder sur le vol de photos pratiqué par tous les médias, quand ils ne vous demandent pas vos photos gratuitement, disons que le monopole d’agences comme l’AFP ou Reuters est le plus problématique. En manif’, si tu te retrouves à coté de leurs photographes, tu ne prends même pas ta photo. et rappelons que quand l’AFP vend ta photo, elle touche 50% du prix d’achat…
J.P. Pour en vivre correctement, il faut multiplier les circuits de distribution. J’ai longtemps « survécu » de la photographie. Aujourd’hui, j’ai un autre travail à mi-temps. Dans notre tribune, on parle d’une « uberisation du travail de photojournaliste ». Si on en est là aujourd’hui, c’est parce qu’on nous a bradés en utilisant nos photos gratuitement, ou en les achetant pour 2.44€ comme francetvinfo. fr ! A tous les niveaux, il y a des abus. la seule solution : inventer son propre modèle économique, construire son propre réseau de diffusion…

Vous avez en commun d’être issus de quartiers populaires et d’être autodidactes. Qu’est-ce que cela ajoute à vos regards de photographes ?
J.P. Pour moi, c’est ce qui est à l’origine de notre rencontre et de notre collaboration. On a une vision ancrée dans des problématiques sociales que les médias traitent souvent avec misérabilisme. Venir d’un tel milieu, ça ouvre le regard. Et être autodidacte, ça te force à te débrouiller en dépassant toujours les obstacles et les préjugés.
N.C. Pour un autodidacte, c’est compliqué d’accéder à des agences de presse prestigieuses ou d’entrer en contact avec l’icono de Paris Match, de Libé ou du Monde. Dans ce milieu, on favorise l’entre soi, et sans les bons numéros de téléphone, tu ne peux rien faire. Mais quand tu galères, ce que tu veux, tu vas le chercher plus loin. Par exemple, en ce moment, je m’intéresse au travail de la jeune Nancy-Wangue Moussissa qui documente son quotidien à Vitry-sur-Seine, avec les moyens du bord. Et puis nos codes « populaires » sont aussi un atout. Beaucoup de photographes ont paniqué face aux violences policières durant la loi travail. Nous, on n’était pas surpris…

Vos photos sont entre l’art et le militantisme. Comment les situez-vous ?
J.P. Nous ne sommes pas militants. Nous sommes engagés. La nuance est importante. Pour moi, le militant fait de l’idéologie. Nous sommes engagés pour mettre en avant des problématiques sociales et des causes en lien avec nos valeurs. Je ne sais pas s’il y a une différence entre le sentiment d’être engagé et celui d’être artiste. L’un nourrit peut-être l’autre.

Informations

Le collectif OEIL Our eye is life « L’urgence, c’est de créer nos propres médias »

« Ensemble, on ne collabore pas, mais on partage nos visions, nos expériences et nos compétences. On garde toujours un oeil sur l’autre. Our eyes is life. Notre oeil est vie, c’est un pacte positif avec nous-même et notre travail. » Le collectif OEil, c’est l’histoire de trois photojournalistes autodidactes – Nnoman Cadoret, Julien Pitinome et Eros Sana, qui ont grandi à l’Haÿ-les-Roses, Sarcelles ou Tourcoing, se sont rencontrés en manif, et se sont très vite heurtés au plafond de verre d’un milieu où les degrés de professionnalisation dépendent du carnet d’adresses. Alors ils ont réagi. faire partie du collectif OEIL, c’est développer une solidarité parfois poussée à la fraternité. Mutualiser son réseau, se protéger dans les affrontements, transmettre ses compétences techniques. Construire un cadre professionnel à la manière d’une agence de presse. ici, vous trouverez de la photographie sociale et engagée, mais pas sensationnaliste. De la photographie organique qui interroge les régimes de vérité de l’image et refuse le mensonge de la neutralité. Qui témoigne de l’humanité de « ceux d’en face », sans idéologie. Car le collectif est vertueux, et construit sa force sur ses valeurs : respect, justice et indépendance. Au cours de leurs interventions avec des jeunes scolarisés et déscolarisés et en milieu carcéral, les trois journalistes forment à la lecture critique des images médiatiques. Car chacun est expert de sa propre réalité. Chacun peut donc documenter son quotidien. En 2015, le collectif relance le magazine fumigène fondé par Raphäl Yem. C’est l’occasion d’ouvrir leur communauté à des journalistes comme Nora Hamadi, Peggy Derder ou Nadir Dendoune, et d’offrir l’accès à la publication aux plus jeunes. des noms à retenir, si ce n’est pas déjà fait.
Célia Sadai

///Article N° : 13940

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