Une certaine ambiguïté entoure les auteurs noirs de la première heure. Certes, ils ont le mérite d’avoir ouvert la voie et produit des uvres dignes d’intérêt. Mais, demeurent en ceux-ci un mystère qu e les générations ultérieures s’efforcent de comprendre et d’élucider. Que ce soit Paul Laurence Dunbar aux USA, Léopold Sédar Senghor au Sénégal, Louis-Marie Pouka au Cameroun, un certain nombre de constantes caractérisent et orientent leurs uvres. Coincés entre les mords de deux communautés, l’individu, livré, ne sait à quelle ouïe se vouer : » Mère, soit bénie ! / j’entends ta voix quand je suis livré au silence sournois de cette nuit d’Europe / Prisonnier de mes draps blancs et froids et bien tirés, de toutes les angoisses qui m’embarrassent inextricablement » (2). Les rêves formulés par eux dans leur jeunesse (enfance), voire les métiers exercés (par ceux-ci) sont d’une étrange curiosité. Etait-ce une simple disposition de l’esprit ou une contingence contextuelle ? Tout comme Dunbar, Senghor et Pouka ont songé à revêtir la robe de religieux. Puis c’est le journalisme et l’enseignement qui les attirent. Si Dunbar n’a pu être avocat comme il le rêvait, Pouka, lui, devint greffier, puis magistrat. En outre, aucun d’entre eux n’entra dans les ordres. Au-delà du prestige que conférait ces métiers, on peut aisément dessiner les aspirations qui se cachaient derrière ces choix : la justice et la soif de connaissance, tremplin d’ascension (sociale) à l’échelle du maître. D’où, peut-être cette fascination mitigée qui se livre en dévotion mêlée de crainte :
» Il faut lui faire part du sentiment d’infériorité et du mépris de soi qu’une longue oppression inspire inévitablement à la classe opprimée, et qui fait que celle-ci adopte dans une certaine mesure le portrait mythique qui a tracé d’elle la classe des oppresseurs « . (3)
De plus, les métiers de journaliste, d’enseignant, de juriste ou de religieux requerraient d’importantes connaissances livresques et de longues études ; lieux par excellence où se forgent les idéaux, lieux où s’opèrent les choix déterminant les modèles. Où trouver à cette époque des modèles lettrés si ce n’était hors de sa communauté, c’est-à-dire, auprès des auteurs prisés par les enseignants blancs ? Devenus plus tard lettrés et écrivains, l’assise thématique de leurs écrits reposa sur des clichés façonnés par l’oppresseur. Chez Dunbar, c’est la plantation (4) qui est représentation de réjouissances dans un cadre bucolique. Chez Pouka, c’est la France, mère-providence, symbole de salut.
» France, ta main puissante a brisé nos liens ;
Des tyrans nous vendaient comme bêtes de somme
Ils tuaient nos enfants
Ils ravageaient nos biens
Mais tu nous délivras et, fidèles, nous te sommes.
Sainte France, gloire à ton nom !
Nous t’aimons comme notre mère
Car c’est à toit que nous devons
La fin de nos vieilles misères « (5)
Contrairement à Dunbar qui reçut une grande partie de ses informations de seconde main, Louis-Marie Pouka, lui, était témoin d’une époque où ses semblables subissaient les sévices les plus cruels. Natif du pays Bassa’a, il a sûrement, de près ou de loin, baigné dans l’ambiance de galère des manuvres livrés sur les champs rocailleux des chemins de fer. Mais comment appréhender le détachement apparent qu’affichent certains poèmes de Pouka vis-à-vis des réalités sociales camerounaises sous occupation française ? Tenter de le comprendre nous conduit d’abord au contexte historique qui prévalait à sa naissance.
Louis-Marie Pouka est né en 1910 à Kahn au Kamerun. En ce temps, le pays est sous le joug allemand ; plus pour longtemps, car après le déclenchement de la première guerre mondiale, la France et l’Angleterre l’expulsent en 1914. avant la fin de la guerre, c’es le régime condominium qui est en vigueur. Il est alors question, dans l’esprit du condominium, de préserver l’intégrité territoriale du pays. Hélas, la partition survient le 4 mars 1916, et la France s’arroge les 4/5 du territoire, au sein duquel figure le pays Bassa’a. C’est donc un contexte confus, fait de balbutiements quant au statut juridique à attribuer au Cameroun qui accueille les premiers pas de l’enfant Pouka alors âgé de six ans. Unique enfant rescapé d’une famille de dix-sept mamans, le jeune enfant se sent seul et échappe du logis paternel à neuf ans pour rejoindre les missionnaires qui lui apportent les premiers rudiments de l’univers des lettres et de la langue française. Se détournant du sacerdoce, il s’adonne à diverses activités (petits métiers, commerce, enseignement). Les petits métiers et le commerce auront sans doute développé en lui le sens de l’opportunisme. A partir du milieu de années 30, il publie des poèmes qui sont couronnés de succès et accompagnés de prix. Les critiques s’accordent à dire qu’il s’agissait là d’éloges à la France. Pouvait-il en être autrement quand on est confronté au Drame du pionnier ? Dépourvu de modèles locaux, encarcané dans la matrice assimilationniste à une époque où l’on célèbre » Nos ancêtres les gaulois » dans une communauté acquise au culte des ancêtres, il était de bon ton de s’abreuver à la source des classiques, d’embrasser le mouvement des parnassiens. C’est donc un adepte de l’art pour l’art, un artisan de la poésie savante et impersonnelle. Ce qui a pour conséquence, comme le constate René Philombe, d’en faire un être extrêmement extraverti, un poète apatride. (6) C’est la même dynamique francophone qui anime la parution en 1948 de sa pièce de théâtre, hitler ou la chute de l’hydre. En effet, le désir de rétrocession des anciennes colonies allemandes, formulées par les tenants du IIIe Reich, avait réactivé les mouvements germanophiles au Cameroun. Un tel enthousiasme devait inquiéter l’administration coloniale française qui, pour contrecarrer cet élan, érigea un mouvement francophile animé par les indigènes eux-mêmes.
» Le haut-commissaire Richard Bruno pensait qu’il était de bonne politique de laisser la parole aux indigènes afin qu’ils clament à la face du monde leur francophilie. Le meeting de lancement de la JEUCAFRA (jeunesse camerounaise française) eut lieu le 8 janvier 1939 « . (7) Ceci laisse penser que Pouka fut membre de la JEUCAFRA, dans une moindre mesure, sympathisant. Lesquels avaient milité en faveur de la lutte contre le nazisme aux côtés des alliés.
1948. C’est le retour au Cameroun après deux années de séjour en France, à Bordeaux d’abord puis à Paris. Le climat qui prévaut dans le monde noir est tel qu’en France, les intellectuels noirs entre autres Senghor de quatre ans l’aîné de Pouka, Daman et Césaire de deux ans et trois ans respectivement ses cadets, ont amorcé une ego-évolution du nègre à travers les idées de la négritude, ce depuis la fin des années trente. Au Cameroun, en avril 1948, c’est la création de l’Union des populations du Cameroun (UPC) avec pour leader Um Nyobè, lui aussi de trois ans le cadet de Pouka et qui, au demeurant, présente avec lui quelques affinités professionnelles, voire tribales. Ils sont tous deux enseignants, écrivain-interprète, greffier. Dans ce magma révolutionnaire, on est en droit de se demander quelle résonance pouvait avoir une strophe comme celle-ci :
» Ô France, ô notre unique espoir
Non, tu ne mourras pas
triomphante et sereine
Tu demeures pour nous la providence du Noir
La nation élue qu’un monde fit reine « . (8)
Il revient à se demander si le père de la poésie camerounaise n’avait pas connaissance de l’existence du code de l’indigénat ; tandis qu’à la même période, l’U.P.C menait un double combat axé sur l’émancipation politique et la réhabilitation des valeurs culturelles locales. Problématique nous semble sa décoration de 1953 en tant qu’officier d’académie. Car c’est dans une agitation politique réelle que nationalistes et administration coloniale se meuvent. Cette dernière, sachant son autorité mise en cause « s’ingénie à dresser les obstacles « . En décembre 1952, Um Nyobè plaide la cause du Cameroun à l’ONU devant ses » compatriotes » Douala Manga Bell et Charles Okala qui contestent sa représentativité. (9) Est-il besoin de rappeler que Douala Manga Belle jouissait de la double nationalité, et que Charles Okala était le représentant d’un parti à la solde de l’administration coloniale ? C’était un procédé couramment employé par la France pour faire diversion. Et c’est probablement le même principe qui stimula la décoration de Pouka. La même année (1953), un autre fait s’insinue : l’érection d’une statue en l’honneur de Charles Atangana en pleine tension politique entre les nationalistes et l’administration coloniale française. Si selon Daniel Abwa c’est le signe de la reconnaissance de la France à l’égard d’un auxiliaire de l’administration, (10) le geste, au-delà de la gratification, signifierait que la France, par ces gestes, veut convaincre les camerounais encore hésitants de l’attention réelle qu’elle porte à ses » fils « .
Si les rapports de Pouka avec la négritude sont vagues, ainsi qu’il l’avoue dans une interview accordée au journal Objectif : » Je n’ai pas beaucoup étudié la négritude, je ne l’ai même pas côtoyée « . Il n’en demeure pas moins qu’il oeuvra à sa manière à l’émancipation de ses compatriotes. Déjà, en 1937, il forme le comité de défense des intérêts camerounais aussitôt asphyxié par l’administration française. C’est peut-être de là que date son ressentiment, mais aussi qu’il comprend la nécessité d’être du côté des forts. Les frustrations sont plus fortes, les écrits de Pouka sont de plus en plus acerbes à l’endroit de la France et » (ses) vers, (ses) pauvres vers/ sont des épées nues/ enfoncées sans pitié dans le cur des rapaces » (11). La déception est grande quand les yeux s’ouvrent : » Il m’est personnellement difficile de comprendre les raisons profondes d’une machination que je croyais impossible pour cette France que je n’ai cessé d’admirer, sans arrière pensée, comme la providence du noir. Non, ce n’était pas là le geste de la France, c’étaient les combinaisons des politiciens avortés, d’administrateurs, de colons évincés qui essayaient de se cramponner au Cameroun « . (12)
Dans un poème militant intitulé Au Cameroun ma Patrie, il s’en prend aux rapaces et revendique la liberté. Mais le poème pèche par certains indices qui confinent le Noir dans un portrait véhiculé par le coloniat où priment l’attentisme et le fatalisme :
» (
) Du Wouri au Tchad, un même souffle anime
Tes enfants qui veulent la liberté (
)
Tes blondes nuits n’ont pour nous aucune grâce
Nous somme condamnés à d’éternels pleurs (
)
Longtemps esclaves de conquérants rapaces
Nous demandons à Dieu de briser tes chaînes « . (13)
Le poème daterait de 1947, d’après R. Philombe. Les camerounais seraient-ils incapables de mener des luttes ? Les résistances à la pénétration européenne et, plus proche de lui, les émeutes de septembre 1945 se seraient-ils opacifiés dans la mémoire de Pouka ?
Pouka avait-il pleinement conscience de son rôle de précurseur ? Mais la question véritable est de savoir quel contenu il donnait à son statut. Dans la première anthologie de poètes de l’APEC ‘Association des Poètes et Ecrivains du Cameroun’, il s’exprime en ces termes :
» Au contact niveleur de l’européanisation américanisée, l’Afrique beaucoup plus que l’Asie, a perdu sa culture de sa culture et de son génie. C’est pour remonter aux sources que dans le monde entier, les enfants Noirs ont senti la nécessité de constituer les phalanges combattantes. (
) Nous prenons l’engagement solennel de continuer notre mission, celle de sonner la bataille contre la peur, maladie première de l’espèce humaine. Bataille contre l’arbitraire, bataille contre les injustices de toutes sortes. Bataille contre les esclavagismes de toute nature. Bataille contre le mensonge. Bataille de la lumière contre les ténèbres « . (14) À David Ndachi Tagne, il confie : » La littérature est une arme et l’écrivain un sonneur de révolution « . (15) Paradoxalement, il est le même individu qui s’abaisse dans la flagornerie, à en croire I. Celestin Thého dans la livraison de Notre librairie, N° 137 de Mai-Août 1999 consacrée à la poésie africaine (P. 37)
A-t-il permis ou suggéré une manière de voir le Cameroun ? Assurément. C’est une vision qui n’a sans doute laissé personne indifférent, principalement la génération qui succéda à la sienne. Les péripéties endurées par le psychisme et davantage le psychisme de l’assimilé qui aspire à sa confondre en le maître son modèle, se voient un jour reformés par une progressive prise de conscience. La déclaration de Ghandi à ce propos est fort révélatrice :
» Il fut un temps où j’étais fier d’être sujet britannique. Voilà bien des années que j’aio cessé de m’appeler ainsi. J’aimerai beaucoup mieux être appelé rebelle que sujet. Mais j’ai aspiré, j’aspire ancore à être appelé citoyen, non d’un empire, mais d’une communauté dans une association si possible indissoluble, mais non imposée à une autre par une autre
»
C’est sans doute une attitude analogue qu’adoptèrent les poètes de la génération suivante dont les figures représentatives sont René Philombe, François Sengat-Kuo
Nous avons conscience des limites que présente notre travail, car la base documentaire sur laquelle il s’appuie est mince. Ainsi sommes nous disposés à la réélaborer lorsque de nouvelles évidences viendront modifier les analyses ici présentées.
-1935 : 2e prix d’un concours littéraire
-1937 : Fonde le comité de défense des intérêts des camerounais.
-1946 : Séjour en France (Bordeaux, Paris)
-1945 : Retour au Cameroun.
-1953 : Officier d’académie, Prix littéraire attribué par la revue française Flammes vives.
-1960-1965 : Président de l’APEC
1. Action de faire (du grec). Nous avons par cet orthographe voulu nous rapprocher du sens étymologique qui traduit au mieux l’idée de l’approche que nous avons choisie pour ce travail.
2. Léopold S. Senghor, » A l’appel de la race de Saba « , in L.S Senghor poèmes, Seuil, Paris, 1984
3. Jean Wagner, Les Poètes noirs des Etats-Unis, Nouveaux horizons, Paris, 1962, P.72.
4. L’image de la plantation fut un idéalisme bâti par les aigris de l’abolition de l’esclave.
5. Extrait cité par René Philombe, in Le livre camerounais et ses auteurs, semences africaines, 1984. P. 78
6. R. Philombe, Le livre camerounais et ses auteurs, P. 77
7. D. Abwa, » Njimoluh Seidou : un modèle de souverain traditionnel dans un environnement politique hostile « , in Le retour des rois, P. 294
8. Cité par R. Philombe, in Le livre camerounais, P. 78
9. Philippe Gaillard, Le Cameroun
à la rencontre de
T1, L’Harmattan, Paris, 14979, P.195
10. Daniel Abwa, » Les hommes de l’histoire : quels modèles choisir pour les jeunes d’aujourd’hui ? » in La recherche en histoire et l’enseignement de l’histoire en Afrique centrale francophone, publication de l’Université de ¨Provence, Aix en Provence, 1977
11. Cité par R Philombe, in Le livre Camerounais
P.84
12. Ibid. P.84
13. Ibid, P.P 84-85
14. Cité par R. Philombe, In Le livre camerounais
15. David Ndachi Tagne, » Les précurseurs : Isaac Moumé-Etia et Louis-Marie Pouka « , in Notre librairie, N° 99, octobre-décembre 1989. ///Article N° : 4185