» La poésie est le lieu où je me sens moi-même « 

Entretien de Tanella Boni avec Amina Saïd

Trois-Rivières, le 5 octobre 2004
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La ville de Trois-Rivières au Québec, est la seule ville au monde où la poésie laisse des traces écrites, visibles dans les rues à longueur d’année et qui a consacré un monument à la gloire du poète inconnu. Chaque automne, cette  » capitale de la poésie  » est le lieu de rendez-vous des poètes du monde entier, le temps du Festival international de la poésie. C’est là que j’ai rencontré Amina Saïd. Nous avions fait le voyage de l’aller par le même vol et, le 5 octobre, j’ai voulu en savoir un peu plus sur son parcours.

Amina Saïd, présentez-nous rapidement votre parcours.
Je suis née en Tunisie juste avant l’indépendance. Je vis à Paris depuis de nombreuses années, mais je vais souvent au pays natal. Toute ma famille s’y trouve et j’ai besoin souvent de m’y ressourcer. J’ai publié deux recueils de contes de Tunisie et dix recueils de poèmes. Depuis une dizaine d’années, je traduis les romans historiques d’un auteur philippin anglophone, Francisco Sionil José. Je suis également journaliste à Paris.
Née en Tunisie et vivant en France, quels rapports avez-vous avec l’Afrique ?
Je suis Arabe par mon père et Européenne par ma mère, même si elle vit en Tunisie depuis plus d’un demi-siècle. Je me sens appartenir à l’aire arabo-musulmane. Je suis Méditerranéenne, mais également Africaine, puisque née au Nord de l’Afrique et ayant parcouru plusieurs pays dece continent auquel je me sens appartenir.
Vous écrivez aussi des contes (1). Y a-t-il un lien entre les contes et votre poésie ?
Dans la culture arabe, les genres majeurs sont d’abord la poésie, ensuite le conte. Curieusement, c’est ce que j’ai écrit : de la poésie et des contes. J’ai écrit ces contes dans des moments où j’avais la nostalgie du pays natal. Ce sont des fables de Tunisie que j’entendais dans mon enfance, racontées par ma grand-mère à laquelle j’ai voulu ainsi rendre hommage.
Comment êtes-vous arrivée à la poésie ?
J’ai commencé à écrire de la poésie à l’âge de onze ans, à la suite d’une expérience à l’école au cours de ma première année de collège. J’avais un professeur qui était elle-même poète et qui nous avait demandé d’écrire des poèmes. J’avais écrit un texte sur la mer, sélectionné pour le bulletin du collège. J’ai continué à écrire mais sans jamais montrer mes textes aux autres. Je remplissais des cahiers de poèmes, de mes interrogations. Ce n’est que beaucoup plus tard, alors que j’étais étudiante à Paris, que j’ai envoyé mes textes à des revues de poésie. Celles-ci m’ont encouragée en me publiant, en me critiquant. Mon premier recueil est paru en 1980.
Vous avez écrit une dizaine de recueils (2). Quels sont vos thèmes de prédilection ?
Tout ce que j’écris pourrait se résumer à une sorte d’autobiographie spirituelle. J’écris sur tout ce qui peut me traverser, m’émouvoir ; j’écris sur mes pensées, mes sensations, mes rencontres, mes coups de cœur, mes angoisses, mes rêves, sur la nature et la vie. J’écris à partir de la vie. J’écris de plus en plus des poèmes de réflexion. Sans vouloir être philosophe, je pense que quand on essaie de comprendre ce qu’on est, le monde dans lequel on vit, cela mène à une réflexion qui peut aussi enrichir les poèmes qu’on écrit.
La poésie, selon vous, mène à une réflexion sur la vie ?
Sur la vie quotidienne, sur la vie de l’esprit aussi, intérieure, intime, sur tout ce qui peut être de l’ordre du rêve. Des poèmes peuvent naître de l’inconscient et me faire avancer et découvrir de nouvelles choses.
Vos titres nous conduisent vers un ailleurs, vers ce quelque chose qui nous fait rêver.
Oui. Je pense qu’être poète, c’est avoir une vision du monde extérieur mais aussi du monde intérieur, être dans le monde, présent. Les poèmes que j’écris sont à la fois sur le monde intérieur et sur le monde extérieur. Les deux mondes sont constamment en osmose. L’un traverse l’autre.
L’horizon est toujours étranger, dites-vous, comme titre de quelques-uns de vos écrits réunis.
C’est le titre d’un ensemble de recueils réunis dans un CD, à Paris, en 2003. C’est vrai que j’ai beaucoup écrit sur le lieu. Etant Tunisienne, vivant à Paris et voyageant beaucoup, m’intéressant aussi à la littérature du monde entier, j’ai toujours vécu dans une sorte qui est, de non-lieu. J’ai longtemps cherché quel pouvait être mon lieu. Je crois qu’on est son propre lieu. C’est une quête que je pense avoir terminé même si je sais que je serai toujours de partout et de nulle part.
La poésie est-elle un lieu ?
Ce thème du lieu a beaucoup travaillé les poètes. Certains ont cherché un lieu utopique, symbolique, un lieu qui n’existerait que dans leur imaginaire. D’autres ont cherché un lieu qui n’existerait qu’à travers la langue, d’autres à travers le poème. Pour moi la poésie est un lieu. C’est le lieu où je me sens moi-même. C’est pour cela que je peux dire : nous sommes notre propre lieu. De toute façon, tout poète est créateur de lieu(x).
Au Marché de la poésie de Paris, en juin 2004, vous avez obtenu, avec La douleur des seuils, le prix international de poésie Antonio Vicarro. Pourriez-vous nous évoquer ce recueil ?
La douleur des seuils est le dernier livre que j’ai publié aux éditions La Différence, à Paris. C’est un recueil que j’ai construit en cinq seuils, à partir de seuils symboliques de la vie humaine, de la naissance à la mort en passant par l’amour, les expériences d’illumination, les découvertes. Car le seuil est un symbole très fort non seulement dans la vie humaine mais aussi dans les cycles de la nature. Les saisons, le jour et la nuit, les équinoxes sont aussi des seuils. De la naissance à la mort, nous traversons des seuils qui nous enrichissent. C’est la marche continue, l’avancée dans laquelle le poète est engagé.
La poésie serait-elle une sorte de parcours initiatique ?
Pour moi, la poésie a été cette initiation à la vie. Sans le perfectionnement de soi-même, comme le disait le poète italien Ungaretti, il n’y a pas de perfectionnement de l’écriture poétique.
C’est la deuxième fois que vous participez au Festival de Trois-Rivières. Quelles sont vos meilleures impressions de ce festival ?
D’abord les rencontres qui parfois donnent lieu à des amitiés, à des échanges. Les moments de partage avec certaines personnes qui viennent écouter la poésie. L’écriture est une activité solitaire et il est important de pouvoir ensuite échanger, partager des moments de plénitude, de parole, de silence. La première fois que je suis venue à ce festival, c’était il y a onze ans. La ville a changé depuis, le public est de plus en plus sensible à la poésie. C’est, à l’évidence, le résultat de ces vingt années d’efforts accomplis par les organisateurs.

Notes
1. Le Secret (contes), Paris, Critérion, 1994 ; Demi-coq et compagnie (fables), Paris, L’Harmattan, 1997.
2. Paysages, nuit friable, Vitry-sur-Seine, Barbare, 1980 ; Métamorphose de l’île et de la vague, Paris, Arcantère, 1985 ; Sables funambules, Paris- Trois-Rivières (Québec), coédition Arcantère/Ecrits des Forges, 1988 ; Feu d’oiseaux, Marseille, revue Sud, n° 84, 1989, prix Jean-Malrieu ; Nul autre lieu, Trois-Rivières (Québec), Ecrits des Forges, 1992 ; L’Une et l’Autre Nuit, Chaillé-sous-les-Ormeaux, Le Dé bleu, 1993, prix Charles-Vildrac, 1994 ; Marcher sur la Terre, Paris, La Différence, 1994 ; Gisements de lumière, Paris, La Différence, 1998 ;De décembre à la mer, Paris, La Différence, 2001 ; La Douleur des seuils, Paris, La Différence, 2002, prix Antonio-Vicarro 2004.
///Article N° : 3756

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