Juste un petit mot dans l’urgence. Le poète du désert dit que face aux dangers, à l’adversité, aux extrêmes d’un environnement souvent hostile, parfois fatal, l’homme choisit la poésie comme mode de communication. Il chante pour tous. Chante pour sa monture. Ainsi, s’attache-t-elle à lui et le guide sûrement vers le point d’eau salutaire. Dans le désert, la poésie est partout. De l’enfant au vieillard, elle réchauffe les curs, oasis ou bivouac, galop et avant-joie. Dans le désert africain, pas de société de consommation. Vous dites : la poésie est devenue quasi clandestine dans la société de consommation ? La réponse se trouve dans la question : pas de société de consommation, pas de poésie clandestine. Pas d’exclusion du beau, de l’humain, du raisonnable, du trop-plein des curs et des lumières de l’âme, point de détresse. Ce n’est pas de l’ordre de la croyance mais de la réalité des choses africaines, la poésie nous entoure. Audacieuse ou émerveillement, exaltée ou révoltée, elle vit avec nous. Nous vivons avec elle. Un destin partagé.
Sous d’autres cieux, la société de consommation aurait atteint un degré tel de cynisme et de marchandage qu’à son corps défendant, la poésie reprend du poil de la bête. Énergie paradoxale, on assiste actuellement à un regain d’intérêt pour la poésie. Notamment auprès de la jeunesse : voilà qui est encourageant, de bon augure pour l’avenir. Il n’est pas si facile d’enterrer un mode de communication et d’expression millénaire, si proche de l’être humain, même quand tout ne semble plus qu’une course aux pseudo-richesses matérielles, souvent inutiles ou futiles, sous le joug du verbe avoir. Une course à la petite chance, au jeu du grattage, du tirage et de la liste spéciale adhérents qui donne droit à la réduction sur une large gamme de produits.
Que l’on puisse ou non ranger son caddy, changer le monde ? On se sent si proche du poète de tradition orale africain. Il témoigne, réagit. Sa conscience n’est pas endormie, nous parle, nous éclaire, nous réveille, nous emporte, nous soutient, nous accompagne. Elle est mouvement, expression, force, énergie débordante, vitalité, liberté, initiative, alternative. Ses contours ne sont que l’expression de découvertes, de sensations, d’émotions, de partages et de vivacité. À l’ombre d’un arbre à palabres, à l’écart du campement ou en assemblée sous la khayma. Une façon de découper la réalité ou de se rabibocher avec elle, pédagogie, apostrophe ou attaque vocalique. Un travail de restauration, de conservation, de sauvegarde mais aussi de mise en valeur, de réappropriation du réel, de respiration, de rencontre, de jeunesse, d’efflorescence et d’éternel recommencement.
Par-delà déchirement, souffrances et interrogations, que reste-t-il aux navires en détresses lorsque le caravanier psalmodie, fredonne la Borda à sa monture ? Le proverbe touareg proclame : « pars à un moment qui ne te convient pas, quand tu arriveras le moment te plaira ». Ainsi en est-il, aujourd’hui, pour la poésie. Une larme dans l’urgence, un mot d’amour, un sourire qui rassure. Aux temps modernes, la perception d’un cri, une signature, une attitude.
Un rêve coriace, c’est un rêve de liberté.
Une liberté au long cours qui nous vient du fin fond des déserts du Sahara central où elle règne sur la réalité des choses et des êtres.
Force insoumise fabuleuse que ne troublent pas les mirages de l’invivable, de l’injonction et de l’apparence, que ne peuvent atteindre les leurres, ni les litanies de la vanité.
Un rêve coriace s’active rapide et vigoureux.
Esprit libre, soleil-mémoire, sable et ubiquité, son âme-lune s’abreuve aux fulgurances et aux impertinences du mot, exalte la marche en avant du grand nomade.
(Un rêve coriace, L’Harmattan 2000).
Chekib Abdessalam, romancier, poète, développeur Internet (http://services.worldnet.net/sahara), créateur et directeur du Parc national de l’Ahaggar durant une décennie, spécialiste du patrimoine culturel et naturel de l’Ahaggar (Hoggar) et en écologie (gestion des espaces naturels en zone aride Unesco, Engref), grand voyageur devant l’éternel, arpente l’Afrique et l’Europe, habite et sillonne le désert pendant près de vingt ans à dos de chameau, à pied et en 4×4, avec ses frères les touareg Kel Ahaggar et les nomades du Tidikelt. ///Article N° : 1163