La Présence Africaine en Colombie

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En manière d’introduction à ces remarques sur les traces de l’Afrique dans l’identité métisse de la Colombie, je voudrais évoquer le souvenir de la rencontre de Tchicaya U Tamsi avec Manuel Zapata Olivella, un jour d’hiver à Paris en 1988. J’ai gardé le souvenir d’un émerveillement réciproque entre l’Africain d’Afrique et l’Africain d’Amérique, l’un parlait français et l’autre parlait espagnol, et je tenais le rôle de l’interprète subjuguée par la beauté du propos et qui, tentée de ne faire qu’écouter, oublie de traduire et s’entend dire :  » que te pasa gitana ?  »
Tchicaya U Tamsi venait alors tout juste de découvrir Cartagena de Indias ; il était bouleversé. Il répétait :  » Je me croyais en Afrique, j’aurais voulu parler comme chez moi « . Manuel riait de bonheur et lui disait que des N’Gola et des Congo avaient aussi été débarqués à Cartagena, l’un des plus grands ports négriers. Tous deux s’étaient mis à projeter un colloque d’écrivains africains et d’écrivains noirs colombiens qui se tiendrait à Bogota au mois d’août suivant. Tchicaya avait proposé quatre Africains dont Mongo Beti et Ousmane Sembène. Ils étaient si heureux que j’ai voulu les photographier sur ce balcon boulevard Bessières ; il n’y eut pas de deuxième rencontre car Tchicaya U Tamsi s’en alla bientôt au pays de la mort.
A la veille de son grand départ, Tchicaya U Tamsi, accroché à une nouvelle espérance, désirait découvrir quelles traces de l’Afrique restaient chez ceux qui ont traversé le grand traumatisme de la déportation et de l’esclavage. Quelle mémoire a pu franchir ces trois siècles et demi de prohibition de parler sa langue, de pratiquer ses cultes, de jouer des tambours. Et Manuel Zapata lui donnait déjà un début de réponse en lui prouvant par son oeuvre littéraire qu’il avait passé sa vie à chercher ses racines africaines et à les inventer lorsqu’il ne pouvait les trouver. Manuel, né à Lorica non loin de Cartagena d’un père instituteur grand lecteur des encyclopédistes français et de la déclaration des droits de l’homme, puisait dans ses lectures, la force de faire face aux racistes de Cartagena qui, agacés par l’impertinence de ce Nègre l’appelaient « le chaînon manquant de l’évolution« .
Les Zapata Olivella sont des Zambos, c’est à dire le fruit d’un mélange d’Africains, d’Indiens et d’Européens. C’est l’héritage africain qu’ils ont choisi par affinité et aussi par esprit de justice, pour répondre à un racisme qui certes n’a jamais eu en Amérique Latine l’ignominie du racisme nord-américain, mais a tout de même existé. Manuel Zapata, devenu médecin et anthropologue, a eu une longue expérience des médecines traditionnelles rurales, et en compagnie de sa soeur Delia, anthropologue et danseuse, il a mené de longues recherches au sein des populations noires et métisses, et c’est là qu’il a commencé à découvrir que l’histoire officielle de son pays ne faisait pas de place aux Noirs et Métis alors que des régions entières de la Côte Caraïbe, du Choco à la Côte Pacifique et du Cauca aux limites de l’Ecuador en étaient peuplés. Chez ces Colombiens marginalisés – enregistrés par les statistiques afin qu’ils votent pour le cacique Blanc -, Manuel allait recueillir durant trois décennies des savoirs et des pratiques dans lesquels il identifierait des survivances africaines.
Ces observations montraient qu’on ne peut jamais séparer le problème de race de celui de classe. La perpétuation de la marginalisation des populations noires rurales (et plus tard urbaines) résultait du poids de l’esclavage qui se prolongeait sous une autre manière dans la vie du journalier agricole. Ainsi, Noir et pauvre étaient accouplés. Inversement les Noirs qui accédaient à la propriété devenaient plus blancs : « un Mulato pobre es un Negro y un Negro rico es un Blanco ».
Il apparaissait en outre, que ce peuple marginalisé dans les régions de forêts et de marécages n’avait pas fait que survivre en marge de l’histoire officielle dictée à Bogota : il s’était rebellé mille fois et il avait crée des formes de vie solidaire et surtout avait eu le souci de perpétuer une mémoire par la transmission orale de traditions lointaines. Ce qui était apparu à Manuel Zapata et à tous les anthropologues après lui, c’était la vitalité et la créativité de ce peuple :  » Ce n’est pas seulement parce que les Nègres avaient de grandes ressources physiques qu’ils ont pu survivre au travail des mines, au poids de l’exploitation ! Ils devaient bien avoir une philosophie existentielle, un type d’organisation sociale et familiale, une idéologie populaire inspirant leur lutte pour survivre dans ce contexte d’exploitation « .
Manuel était ainsi peu à peu amené à chercher cette source spirituelle qui avait donné à ces déportés martyrisés, la force pour résister à l’anéantissement en tant que personne humaine, et la vitalité pour construire ce qui allait devenir l’Afro-Américain. C’était donc du côté des philosophies africaines qu’il fallait chercher, de manière à s’opposer à la folklorisation de la culture populaire, par son enfouissement sous le pittoresque. Ainsi, faire comprendre que le tambour, après qu’il ait été interdit ou couvert de mépris, doive être étudié comme un langage total, qu’il entre dans des cérémonies funéraires comme le Lumbalù, ou bien dans des danses comme le Mapalé ou la Cumbia.
Les pionniers :Aquiles Escalante, Manuel Zapata, Arnaldo Palacios, avaient ouvert la voie à une recherche historique et anthropologique qui a eu, à la longue un retentissement sur la reconnaissance en Colombie de la valeur culturelle du métissage. Et ce vaste pays, cordillères andines et plaines amazoniennes, et ses 35 millions d’habitants ont-ils commencé à percevoir la dimension africaine de leur peuple, et admettre qu’il soit pour un quart composé de Noirs.
Il apparaissait que la musique, la danse, les rites funéraires, les récits et les mythes qui faisaient la substance de la vie spirituelle de ces peuples noirs et mulâtres étaient un syncrétisme dans lequel la part d’Afrique semblait essentielle, mais difficile à identifier.
Il était évident que la clef de cette identification se trouvait dans l’établissement de liens directs avec l’Afrique, mais aussi de rapports avec les autres communautés noires d’Amérique du Sud. C’est ce que firent le Colombien Manuel Zapata, le Brésilien Abdias do Nascimento et le Péruvien Nicomedes Santa Cruz, en fondant le « Congrès des Cultures Noires » qui réalisa la première rencontre des Noirs d’Amérique Latine, à Cali en 1972.
La dynamique était lancée et depuis, les populations noires sud américaines ont toutes leurs anthropologues qui refont en esprit, et parfois en réalité et en sens inverse, le chemin des déportés d’Afrique. Les rencontres internationales se sont multipliées ; Dakar, Cotonou, Sao Luis Maranao, Santo Domingo… Ce qui fait obstacle au progrès des connaissances, c’est le fait que les chercheurs sud-américains ne savent pas parler wolof, mandingue, arara, mina, yoruba, ngola, congo.. les langues que parlaient les déportés africains. Ce sont des survivances de ces langues que l’on rencontre partout sur le continent, dans des noms de lieux, de plantes, d’objets, de danses… candanga, calenda, mapalé, serece, dambala, quimbombo, gombo, mafafa, malanga…
Ainsi, le poète Tchicaya U Tamsi avait-il vu juste, lors de son éblouissante rencontre avec ce frère de Cartagena de Indias.

Remarques et Notes :
D’année en année, en Colombie, comme au Brésil au Venezuela et également au Pérou et en Argentine, les recherches se multiplient et se précisent : pharmacopée des communautés noires, rites et chants funéraires, récits mythiques, noms bantous des végétaux et aliments de Cartagena de Indias etc.
Palenque de San Basilio qui fut l’un des premiers refuges d’esclaves cimarrons, il y a plus de trois siècles, a été longuement étudié en tant que conservatoire identitaire, de même les populations du Chocò, où les esclaves en fuite ont pu survivre à l’écart du reste du pays durant deux siècles.
Impossible d’énumérer la longue bibliographie des ouvrages publiés en Colombie, on pourra retenir ceux des ouvrages de Manuel Zapata Olivella qui sont publiés en français : Lève-toi Mulâtre et Changò. ///Article N° : 565

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