Depuis une dizaine d’années, les artistes africains ont gagné un semblant de reconnaissance du monde de l’art international : nombreuses expositions, présence dans les biennales du Nord et dans des collections fameuses comme De Beers, Saatchi, la Smithsonian Institution, la galerie Goodman. Pourtant, l’historien d’art Salah Hassan, constate que « la plupart des musées occidentaux refusent encore d’acquérir ou d’exposer des uvres contemporaines africaines » et quand ils le font, c’est sous la condition qu’elles aient un lien avec la tradition. » (1) Parce qu’il est le principal acheteur, l’Occident dispose du pouvoir de définir ce qu’est l’art contemporain africain et impose les tendances du marché.
Considérée comme la plus importante du monde, la collection Pigozzi est particulièrement intéressante car c’est la première du genre. Composée d’artistes originaires de diverses régions de l’Afrique sub-saharienne représentant une grande variété de styles et de techniques, elle est devenue une véritable référence. Pour Elena Geuna, Directrice du Département Art Contemporain de Sotheby’s, elle reflète parfaitement les courants dominants de l’art africain.
Etant le précurseur d’un tout nouveau segment du marché, les critères de Jean Pigozzi sont devenus la norme d’évaluation de l’art africain. On ne s’étonnera pas qu’ils n’échappent pas au stéréotype. Dans un communiqué de presse diffusé à l’occasion de la première grande vente d’art contemporain africain, en juin 1999 à Londres, Pigozzi apprécie « le pouvoir, l’imagination et la vision » d’artistes qui, habités par une « flamme créatrice intérieure », n’ont pas besoin d’une formation académique.
En d’autres termes, l’artiste coté est celui qui, poussé par une force mystérieuse, crée de manière inconsciente. Son uvre prend alors toute sa valeur artistique et financière lorsqu’elle n’est pas contaminée par l’Occident. Lorsqu’elle est « authentique ». Et comme le rappelle Olu Oguibe, pour l’Occident qui tient les rennes du marché de l’art, l’authenticité n’existe qu’à travers un cadre de référence : la tradition. (2)
La tradition comme cachet d’authenticité
Prenons pour exemple l’art ndebele, ce style géométrique très coloré qui décore les maisons du Transvaal en Afrique du Sud. Dès les années 50, les passionnés d’exotisme ont été séduits par la qualité picturale et la précision linéaire dont faisaient preuve ces artistes qui n’avaient jamais fréquenté d’écoles d’art, ni eu aucun contact avec l’Europe. En termes de marché, cette peinture, considérée comme purement africaine, a tout pour plaire à un connaisseur.
Mais, personne ne voudra savoir que l’intérêt pour cet art coïncide avec la naissance de l’apartheid ; que la séparation culturelle des Ndebele a permis de conserver « l’unique tradition africaine ayant survécu à l’invasion européenne »; que, sous l’auspice des autorités touristiques, ce peuple s’est vu octroyé un territoire dans le but de reconstituer un « village traditionnel ».
En 1980 ont été créés deux nouveaux villages qu’il convenait de décorer. Parmi les femmes engagées pour ce travail se trouvait Esther Mahlangu. Alors qu’à l’origine, les Ndebele peignaient avec leurs doigts, utilisaient des pigments naturels et dessinaient des motifs majoritairement monochrome, pour créer ces « villages traditionnels », on leur a fourni de la peinture à l’huile, des pinceaux et le contact avec l’Occident a entraîné un nouveau registre de motifs picturaux.
Qu’en est-il alors de la tradition et de l’authenticité ? Peu importe puisque le label fait vendre. Et si en 1989, Jean-Hubert Martin a choisi Esther Mahlangu parmi la dizaine de femmes qui pratiquent cet art, c’est sûrement parce qu’elle faisait preuve de la plus grande originalité
tout en restant traditionnelle.
D’ailleurs on n’imaginerait jamais que cette artiste prenne une autre orientation plastique, pour la simple raison qu’elle perdrait son intérêt folklorique et ne serait plus vendable sous son étiquette actuelle.
Africanité versus Contemporanéité
Si le marché à su positionner un art africain « authentique », la place des artistes sortant des Beaux-Arts ou utilisant des techniques modernes reste encore à définir. C’est bien souvent le cas des artistes de la diaspora. En effet, leurs uvres sont regardées comme « l’involontaire écho de modèles occidentaux », pour reprendre Elena Geuna, et en tant qu’imitations, elles sont généralement moins cotées que celles des artistes du Nord. Comme l’a constaté William Wilson, l’artiste qui veut vendre a tout intérêt à jouer la carte de l’africanité (Africultures n° 41, p. 58).
Quand on parle de Ouattara, qui réside à New York depuis plus de dix ans, on ne se penche pas sur son expérience américaine mais sur ses origines senoufo et son initiation. Lorsqu’il a été exposé à la Galerie Boulakia (située alors rue Bonaparte à Paris) en 1997, le communiqué de presse mettait en avant sa « vision cosmique » et sa « synthèse de formes contemporaines et anciennes » (certains diront occidentales et africaines). Ouattara est pourtant une véritable figure de l’art contemporain et son travail se trouve, entre autres, dans les collections du MoMA de New York.
Mais l’uvre de l’artiste africain est toujours appréhendée à travers le spectre de ses origines. Paradoxalement c’est ce qui fait aujourd’hui le succès de la photographie africaine. La critique n’insiste pas sur le fait que ce médium soit étranger à l’Afrique. Au contraire, on admire des photographes qui, comme Seydou Keita, ont travaillé dans une chambre noire rudimentaire. Et ses images, qui sont le regard d’un Africain sur son peuple, sont élevées au rang de documents ethnographiques. On peut tirer le même constat de l’expérience de George Hallett, exposé aux dernières Rencontres Photographiques de Bamako. Ce Sud-africain qui a traité, dès les années 60, des sujets aussi variés que la mode ou le jazz et réalisé de nombreux portraits artistiques, n’a connu un succès international qu’après être retourné chez lui et avoir couvert les premières élections démocratiques.
Finalement, il faut reconnaître que l’art africain connaît encore des difficultés à s’imposer sur le marché de l’art contemporain. L’Occident lui offre une chance d’y être intégré, mais à la condition qu’il fasse partie d’une sous-catégorie. Certains voient cette situation comme une sorte de néo-colonialisme mais, on a beau critiquer l’Occident, c’est pour l’instant grâce à lui que les artistes trouvent acquéreurs.
Par ailleurs, les artistes africains ne sont pas dupes. Si certains veulent spéculer sur la nature africaine de leur uvre, libre à eux. L’artiste sait très bien qui il est. Et même si on a vu un jour, sur une chaîne télévisée française, Chéri Samba contester avec raison le fait d’être exposé au Musée des Arts africains et océaniens et non au Centre Pompidou, ça ne l’empêchera ni de créer, ni de vendre au plus offrant.
L’art contemporain africain ne sera jamais estimé à sa juste valeur tant que le regard sur l’art n’aura pas changé. Il n’aura jamais la place qu’il mérite tant qu’il sera défini par ceux qui l’achètent et non par ceux qui le font. C’est peut-être grâce à des spécialistes africains comme Simon Njami ou Okwui Enwezor que les artistes du continent noir pourront enfin s’émanciper de leur enveloppe corporelle et devenir tout simplement artistes contemporains.
1. Salah Hassan, « The Modernist Experience in African Art : Visual Expressions of the Self and Cross-Cultural Aesthetics », in Reading the Contemporary. African Art from Theory to the Marketplace, Ed. Olu Oguibe and Okwui Enwezor, in IVA, 1999, p. 216.
2. Olu Oguibe, « Art Identity, Boundaries : Postmodernism and Contemporary African Art », in Reading the Contemporary. African Art from Theory to the Marketplace, op. cit., p. 25.Marie-Christine Eyene est titulaire d’un D.E.A. en Histoire de l’Art Contemporain (Paris 1) et auteur d’un mémoire sur « Les représentations du corps dans l’art sud-africain ». Actuellement à Londres chercheur à l’Africa Centre, Education Co-Ordinator à la Brixton Art Gallery et Correspondante pour Africultures.///Article N° : 2218