L’Alliance française à Moroni : guichet unique pour la création

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Incontournable pour les artistes depuis vingt ans, l’Alliance française à Moroni est seule à pouvoir accueillir des projets exigeants sur un territoire où n’existe aucune politique nationale dédiée à la création. Une situation exceptionnelle qui génère son lot d’ambiguïtés, dès lors qu’il s’agit d’évoquer la relation complexe qu’entretiennent ce pays et son ancienne puissance tutélaire. A la longue, cette maison vire vers l’interventionnisme culturel. Un exemple parmi d’autres.

Aucun autre lieu ne dispose des moyens de cette Alliance aux Comores. Située au nord de la capitale, dans un quartier populaire, Sanfili, également appelé « Hankunu » (« là où l’herbe pousse »), l’Alliance franco-comorienne de Moroni se présente sous la forme d’une grande bâtisse blanche, accueillant une bibliothèque, la plus riche en fond francophone du pays, des cours de langue, des conférences, des expositions et du spectacle vivant. L’Alliance, relevant du droit local depuis sa création en 1963, bien que réaffirmant sans cesse son identité française, fait office de centre culturel. Dirigée par un expatrié, avec la complicité d’un comité composé de gens du pays, l’institution ne répond en principe qu’aux injonctions de ses tutelles parisiennes.
La présence comorienne à son comité n’a longtemps satisfait, il est vrai, qu’au principe de politesse, admis dans les relations entre un pays déclaré souverain et son ancienne puissance colonisatrice. Les directeurs se succédant à sa tête ont toujours su rappeler aux artistes comoriens qu’au-delà d’un « terrain concédé gracieusement par le territoire », l’institution ne bénéficie que de quelques exonérations de la part de l’État comorien. Le label « franco-comorien » datant de 1983 et tant revendiqué par l’institution ne correspond en réalité qu’à une volonté du ministère français des Affaires étrangères soucieux de marquer son ouverture « tiers-mondiste ». Au quotidien, ce label n’a jamais servi qu’à travestir une relation autrement plus complexe, entretenue entre les deux pays depuis 1975, année de l’indépendance autoproclamée des Comores.
Auteurs et artistes l’ont souvent relevé, en « off » par peur des représailles. Ce que Jérôme Gardon, directeur général des Alliances françaises dans l’archipel jusqu’à 2009, ne manquait jamais de souligner. En 2008, celui-ci quittait précipitamment la salle de projection de l’Alliance, suivi d’une poignée d’expatriés excédés, en raison des dernières images du Mythe de la cinquième île, un film de Mohamed Saïd Ouma, réalisateur comorien installé à la Réunion. La vision à l’écran d’un kwasa kwasa, embarcation de fortune utilisée par de prétendus « clandestins » en direction de Mayotte, faisait une allusion directe à la situation kafkaïenne générée par la présence française dans cette partie de l’archipel. (1)Cette évocation fut perçue comme une provocation. La projection du film entrant dans le cadre d’un événement organisé par l’université des Comores, sa programmation échappait à l’Alliance. Il fut pourtant rappelé aux organisateurs que c’est grâce à l’Alliance que le film était projeté à cette occasion.
Une façon de rappeler que l’Alliance de Moroni pourrait bien se contenter de promouvoir la langue et la culture française, ses missions initiales. En accueillant les artistes du pays depuis plus de vingt ans, elle ajoute une ligne à son cahier de charges. Ce qui relève d’une certaine générosité, à en croire son ancien directeur. Moroni ne disposant pas d’un autre lieu dédié aux arts, l’institution s’est rendue indispensable en quelques programmations improvisées, allant jusqu’à assurer un double rôle de production et de diffusion pour des créateurs en quête de nouveaux publics et de moyens. Elle s’est imposée comme une vitrine possible pour la culture comorienne dans son expression la plus récente : théâtre, photographie, cinéma, arts plastiques, musique à caractère extracommunautaire ou encore littérature écrite en langue française. L’absence d’une politique nationale, en faveur de ce que l’on assimile à des arts d’un type nouveau dans ce paysage insulaire, la rend indispensable aux yeux de beaucoup. L’attention du Comorien étant plus accaparée par la défense du patrimoine que par les expressions nouvelles, l’Union des Comores manque cruellement de lieux d’existence pour la jeune génération d’acteurs culturels. L’Alliance est ainsi devenue ce carrefour obligé pour tous ceux qui trafiquent de l’imaginaire.
Les créateurs comoriens apprécieraient que l’Etat s’engage davantage à leur égard. Les pouvoirs successifs de l’Union des Comores semblent avoir dû mal à leur reconnaître une quelconque nécessité. Il faut remonter aux trois premières années d’indépendance pour trouver une politique tenant compte de l’apport de la culture dans le destin national. Intellectuels et artistes engagés évoquent des lieux et des possibilités pour construire une alternative au fonctionnement de cette Alliance. En tête de liste se trouve le théâtre du parlement, un cadeau de la coopération chinoise qui ne sert plus que d’annexe pour les discours politiques, les séminaires et les foires d’apparat. Il est question également du Centre national de documentation et de recherche scientifique (CNDRS), qui, un temps, se distingua par une habile programmation de conférences et d’expositions sur l’histoire et la culture du pays. « A une époque, il y avait ceux qui allaient à l’Alliance et au Centre culturel belge, qui a fermé depuis, et il y avait ceux qui allaient au CNDRS. On disait des premiers qu’ils préféraient la culture des Blancs, et des seconds qu’ils se battaient pour la leur », se souvient l’instituteur Saïd Ali. Mais cela appartient au passé puisque le CNDRS n’est plus que l’ombre de lui-même, avec des fonds à moitié pillés par les chercheurs du Nord et un musée dépouillé de ses attributs. Il fut un temps aussi où se distinguait le cinéma Al-Kamar. La crème de la scène musicale des années 1970 et 1980 s’y produisait avec succès. Négligée par ses exploitants, la salle a fini par perdre de sa superbe. L’Al-Kamar n’est plus que « vieux murs et nostalgie », pour reprendre les termes d’un ancien projectionniste reconverti depuis en pompiste. Il faudrait un budget-monstre pour remettre cette salle en état de fonctionnement, explique-t-il. Même chose pour l’arène d’Oasis, plateau en friche, situé à quelques centaines de mètres du bâtiment de l’Alliance, longtemps promis aux opérateurs culturels. Reste le Foyer des femmes de Moroni que des artistes brandissent comme une solution possible à leur désarroi, tout en sachant qu’on n’y entretient plus qu’une certaine idée du patrimoine et non la perspective d’un nouvel âge pour la culture de ce pays.
Que l’Etat ne dispose d’aucune politique culturelle, qu’il n’y ait pas d’autre lieu d’existence pour la création depuis les années d’indépendance, que les artistes soient vus comme autant d’objets d’étrangeté non-programmable sur les lignes de finance nationales, tout cela ne fait pas débat. Les concernés en parlent beaucoup, les décideurs font le dos rond et le temps passe. Politiques, hommes d’affaires et grand public n’étant pas très sensibles à ces questions, l’Alliance franco-comorienne s’est vite retrouvée seule à devoir répondre à la demande. Sa salle de trois cents places assises, sa régie lumière, son vidéoprojecteur, ses espaces d’exposition, de rencontre et de lecture, fascinent des acteurs culturels démunis et sans perspective. Une situation unique dans les trois îles indépendantes de l’archipel, où foisonnent des foyers d’animation culturelle à caractère communautaire, sans projets ni moyens. A Moroni même, il en existe cinq ou six, qui « ouvrent et referment leurs portes, comme le ferait une allumeuse déjantée, qui jouerait à montrer ses appâts, sans jamais chercher à conclure », (2) les ressources et les ambitions n’étant jamais au rendez-vous. Sur ce point, l’Alliance de Moroni peut se targuer d’être bien mieux lotie. Le soutien apporté par le service de coopération et d’action culturelle (SCAC) de l’ambassade de France, ajouté à celui qu’apporte l’Alliance française depuis Paris, ainsi qu’aux opérations ponctuelles menées dans la région par CulturesFrance, organisme financé par les ministères français des Affaires étrangères et de la Culture, lui permet de servir de tremplin éventuel à une poignée de créateurs locaux, de rares élus à qui l’on parle de cachets, de budget de production, de conditions de répétition, même si les sommes accordées n’évitent pas les sentiments de frustration.
Les contrats ne correspondent pas toujours à la réalité des projets. Ces artistes, qui ne sont pas si nombreux à passer le filtre de l’Alliance, souhaiteraient plus de moyens pour développer leur travail. Maalesh, une célébrité régionale, souvent programmé sur le plateau de l’Alliance, rappelle qu’en comparaison, l’Etat comorien ne donne pas un centime à ses artistes. L’un des plus choyés de ce microcosme, le Théâtre Djumbé, un collectif de comédiens, recevait de l’Alliance jusqu’à très récemment une aide annuelle de 2400 euros, sans parler des avantages liés à la nature de certains de leurs projets. Envié de tous parce qu’ayant la chance d’être ainsi soutenu, ce collectif a dû mettre fin à son activité il y a trois mois, suite à une coupe de près de 67 % dans un budget déjà considéré comme ric-rac. Cette décision de l’Alliance fut perçue comme un refus net d’accompagner le collectif dans son développement. Le non-retour à Moroni de certains membres de Djumbé, partis à Marseille pour un spectacle, est venu ensuite brouiller la relation avec le partenaire. Deux comédiens et un technicien ne sont simplement pas rentrés de tournée, choisissant de s’inscrire en clandestinité, après avoir reçu le soutien de l’Alliance pour l’obtention des visas à l’ambassade de France.
L’un des responsables de la jeune compagnie invoque depuis peu le manque de perspectives dans la relation avec l’Alliance pour expliquer leur geste. A l’ambassade de France, on s’est contenté de les rajouter à la blacklist des refus de visa. Dans la rue, on retient cependant que même les « protégés » de l’Alliance finissent un jour par prendre la tangente. De toutes les manières, l’Alliance n’a pas vocation à remplacer les autorités comoriennes de la Culture dans leurs missions régaliennes. Le fond du problème n’est-il pas de savoir si la convention reliant les artistes à l’Alliance comporte implicitement une neutralité politique évitant les tensions possibles entre la France et les Comores ? L’Alliance de Moroni, rappelle-t-on, est une institution à caractère apolitique. Elle ne peut défendre que ce qui reflète sa philosophie d’existence. Mais de n’être concurrencée par aucune autre institution dans son domaine la met particulièrement à l’aise pour souffler le chaud et le froid dans les relations franco-comoriennes, sur fond d’ouverture culturelle. D’autant plus que les artistes du cru, dans leur immense majorité, ne rêvent que d’y trouver leur place, au risque de miner le potentiel de ceux qui, comme Djumbé, commençaient à y prendre racine.
On se bouscule aux portes de l’institution, avec ou sans recommandation, et la direction ne manque jamais l’occasion d’expliquer aux artistes que les vraies décisions, en ce qui les concerne, sont d’abord prises par les « Comoriens » du conseil d’administration. Qui ne sait pourtant que ces membres de nationalité comorienne élus au comité directeur n’ont souvent joué qu’un rôle second, et ne servent qu’à légitimer l’action culturelle de la France à des moments critiques où le paysage politique paraît perturbé ? Ce rôle de paravent suscite parfois le débat dans le microcosme intellectuel de la capitale, lorsque ce comité donne l’impression d’aller à l’encontre des intérêts nationaux. Officiellement, l’Alliance de Moroni, fidèle aux principes de la maison-mère à Paris, n’a pas à se mêler de politique. Officieusement, elle sait se montrer prudente lorsque la France est confrontée à des tensions. Dans les faits, il est arrivé que des directeurs se retrouvent à prendre des positions publiques troublantes et franchissent la ligne établie à Paris. Le cas de Jérôme Gardon, précédent directeur à la tête des Alliances aux Comores, était connu du tout-Moroni. La rumeur s’est faite l’écho de ses frasques en public,, de ses maladresses auprès des artistes, de ses déclarations sur la coopération Nord-Sud, mettant en difficulté les membres du comité de direction lui-même ou des collaborateurs qui n’avaient pour autre choix que de baisser la tête. Ce qui finissait par semer une certaine confusion…
Cette situation relève directement de l’ambiguïté des relations culturelles entre les Comores et son ancienne puissance coloniale. Les décisions d’éconduire tel ou tel autre artiste semblent parfois téléguidées par la hiérarchie immédiate, à l’ambassade de France. En 2009 furent ainsi déprogrammés le plasticien Seda et la compagnie théâtrale O Mcezo*, dont je suis le directeur artistique, pour des raisons d’ordre politique, nourrissant une polémique sans fin dans les médias. (3) Quel était mon tort ? Avoir commis une performance dans les rues de la capitale comorienne contre l’occupation illégale de Mayotte par la France. Un acte d’expression citoyenne se référant (entre autres) à la résolution 31/4 des Nations Unies du 21 octobre 1976. On y parle de violation de l’intégrité territoriale d’un pays souverain. La décision du conseil d’administration à notre encontre, nous considérant comme « violents » et « dangereux », provoqua ce commentaire du doyen des écrivains comoriens, Aboubacar Saïd Salim, dans la presse nationale : « Après tout, puisque l’Alliance franco-comorienne n’a de comorien que l’adjectif, le financement étant assuré uniquement par la France, Gardon a raison de lancer des fatwa contre ceux qu’il considère comme des hérétiques vis-à-vis de la pensée officielle de la France. On ne peut pas trop lui en vouloir puisqu’il en vit et n’en meurt pas ! ». (4)
C’est que la culture ne peut pas grand-chose contre les passions générées par le politique. Travailler avec l’Alliance ou avec le réseau culturel français à Moroni revient à taire ses opinions. Un écrivain de la place : « On contribue par notre présence à l’épanouissement du lieu, mais également à son emprise sur notre territoire d’existence. L’Alliance a des attentes qui ne sont pas en phase avec nos aspirations ». On ne saurait assez insister sur l’absence de politique culturelle nationale, un vide que l’écrivain Saïd Salim reproche à « la classe politique comorienne tout entière ». Une situation inextricable pour des artistes nés à l’étroit qui évoluent presque tous en mode « survie ». L’Alliance française à Moroni devient le modèle non-déclaré d’une forme d’interventionnisme culturel qui ne dit pas son nom, qui altère jusqu’aux contenus proposés par la scène locale. Le seul lieu d’existence artistique de la place ne voulant accueillir que des œuvres sans aucune charge politique, les artistes « demandeurs » ne peuvent se construire que dans l’évitement des « questions qui fâchent ». L’ennui est que tout ceci se passe dans le non-dit absolu, sans la moindre déclaration publique. Artistes et intellectuels se mettent au pas pour pouvoir continuer à créer pendant que le rôle et la fonction de l’art dans la société comorienne en prennent un coup.
L’Alliance travaille d’ailleurs d’une main de maître, en élargissant ses collaborations à la direction de la culture du Conseil Général de Mayotte et à l’association Musique à Mayotte – deux institutions, qui, sous couvert de coopération régionale entre l’Union des Comores et Mayotte française, intègrent des artistes sur des projets dans lesquels ils ne peuvent plus afficher leurs positions sur la situation de l’archipel, sous peine d’être exclus du système. Comme si on cherchait à fabriquer des espaces de non-dit dans ces îles grâce à une économie souterraine de la culture. Artistes et auteurs deviennent les instruments d’une politique du silence savamment orchestrée sans tambours ni trompettes. Car ce qui couve sous les projets d’échange et de soutien culturel défendus par l’institution fait écho à la complexité d’une décolonisation mal négociée. Il est commun de dire qu’aux Comores, un acte artistique se revendiquant d’une démarche citoyenne ne peut sensiblement éviter les « questions qui fâchent » sur le plan politique. Or parler de politique à Moroni équivaut, quel que soit le médium choisi, à s’interroger sur la complexité des relations entre les Comores et la France depuis bientôt trente-six ans, à moins d’être déconnecté d’une réalité structurante, subie à contre-cœur par la population.
Un bref rappel ? Entre Paris et Moroni, bon an mal an, se poursuit un dialogue à sens unique, lié à la question de la cession ou non d’une portion du territoire, l’île de Mayotte, et ce depuis le référendum d’autodétermination de décembre 1974. Il est question d’une mémoire oublieuse de faits tragiques, il est question d’une instabilité politique chronique, il est question enfin d’une départementalisation territoriale programmée depuis Paris. Entre les condamnations de la communauté internationale, qui parle d’occupation française illégale, et les intimidations subies par la classe politique nationale, qui donne l’impression de renoncer à l’intégrité territoriale pour avoir la paix, la France n’a pas vraiment ce qu’on appelle une « bonne presse » dans le pays. L’homme de la rue la suspecte de tous les maux et pense que rien ne se décide sur l’avenir de l’archipel sans son aval. Les impers commis par certains de ses représentants donnent plusieurs fois raisons à ceux qui la soupçonnent de déstabiliser l’ensemble des Comores pour protéger ses intérêts.. En 1995, La France y a installé, sur la petite terre, à Mayotte, une centrale d’écoute, sa quatrième du genre dans le monde : un dossier classé top secret défense. Depuis cette même année 1995, elle a aussi instauré, entre Mayotte et les autres îles, un visa de circulation (surnommé visa Balladur) qui engendre des morts en pagaille sur kwasa kwasa en mer, faisant du lagon mahorais le plus grand cimetière marin de l’océan indien et un des premiers postes-frontières de l’Europe dans le monde. En deux mots, la relation à la France dans cette zone est un sujet sensible. Qui s’y colle, s’y brûle, les Comoriens en premier…
Que les artistes du cru puissent exprimer une opinion tranchée sur ces questions est synonyme d’affrontements divers avec les autorités diplomatiques françaises à Moroni. A l’Alliance, le discours est plus ou moins clair depuis l’an dernier. L’artiste consensuel y est accueilli à bras ouverts, celui qui s’exerce au regard critique risque d’y être taxé d’animal dangereux. La nouvelle direction de l’Alliance fait même circuler une information de premier ordre sur les artistes qu’elle a elle-même blacklistés auprès de ses partenaires de la région, à Mamoudzou et à Saint-Denis de la Réunion notamment. Qu’un créateur s’amuse à pointer certaines pratiques aux relents coloniaux du doigt et le dispositif montre aussitôt ses crocs. Résultat : un certain nombre d’artistes et d’auteurs s’est mis au garde à vous pour éviter d’avoir à se coltiner une image sulfureuse dans les aéroports. Car la liberté de circuler pour les créateurs comoriens passe aussi par le bon vouloir de la représentation diplomatique française sur leur territoire, qui gère la plupart des visas européens. Il n’est pas dit qu’être considéré par elle comme une personnalité dangereuse ne nuise pas, en cette époque où l’on fabrique des terroristes à tout va. En 2009, lorsque le plasticien Seda a été viré de l’Ecole française où il intervenait pour avoir pris position contre Mayotte « française », la directrice lui a fait comprendre que la décision émanait directement de l’ambassadeur. L’Alliance, elle, est sous le contrôle immédiat de l’ambassade. Moralité : qui s’oppose à la présence française à Mayotte se heurte à un mur. Qui dit que l’on ne se ferme pas d’autres portes au passage ? Terrain miné et questionnement interdit, la Françafrique se renouvelle dans toute sa splendeur…
L’ancien président Saïd Mohamed Djohar, déporté six mois durant sur l’île de la Réunion sous le contrôle des Français en 1994, se moquait en son temps de la « démocratie » apportée en Afrique par l’homme du discours de la Baule, en parlant « des-mots-crachats ». Les Comoriens de la rue lui emboîtent le pas. De nos jours, ils racontent que l’indépendance ne fut qu’un vain mot, « revendu dans la langue du maître ». Elle n’aurait eu aucune incidence « heureuse » dans leur vie, leurs dirigeants n’ayant pas su traduire leurs aspirations profondes dans cette même langue. Alors, ils se taisent, les artistes avec. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Du silence que l’on doit (ou non) observer face à l’insoutenable légèreté d’un pouvoir de l’ombre, héritée des années de la Coloniale, traduite de manière impériale au quotidien de cet archipel, comme une tragédie effarante, faite d’assassinats de présidents, de coups d’Etat télécommandés depuis Paris, d’OPA sans cœur sur l’utopie collective et d’entreprises de déconstruction d’un archipel à jamais sacrifié à l’autel de la géostratégie française. « Que voulez-vous que vos artistes disent qui n’ait déjà été dit ? Seuls parlent ceux qui veulent se brûler les ailes. Les temps sont durs. Personne n’a besoin de se griller son visa pour avoir trop parlé. La politique est mauvaise conseillère. Vos artistes à l’Alliance française sont comme moi, quand je viens au consulat de l’ambassade de France. Ils cherchent leur visa de sortie », raconte un maître-tambour, versé dans les possessions, qui cherche le moyen d’atterrir à Marseille, cité d’immigration comorienne, où les rituels d’antan nourrissent le fantasme du ressourcement culturel.
Les Comores font partie de ces pays ne disposant d’aucune politique dédiée aux arts et à la culture. Intellectuels, écrivains ou artistes ne font que tenir compte de cette dure réalité, lorsqu’ils admettent de rentrer dans une relation verticale où l’Alliance française donne l’impression de vouloir occuper le « dessus ». Une position qui ne les distingue pas du reste de la société, puisque la majeure partie des dirigeants politiques comoriens donne elle aussi l’impression de s’écraser sous le poids de l’ambassade de France. Vrai ou faux, il s’agit ici du prolongement d’un imaginaire en pôle position, hérité de la période d’avant l’indépendance. On ne s’oppose pas à la puissance tutélaire française sans en payer le prix fort. Les rares citoyens qui s’insurgent, artistes ou non, n’ont pas le temps de livrer bataille. Ils n’en ont pas les moyens.. Ils se contentent donc d’éructer dans l’opinion, jouant sur le sentiment d’autodéfense pour ne pas disparaître du paysage, complètement.
A l’heure où l’on parle d’une réforme possible du réseau culturel français à l’étranger, il n’est pas interdit de croire que le rôle d’une institution comme l’Alliance « française n’est pas de venir brider la pensée de l’Autre, surtout dans un pays où la relation avec la France est encore à construire sur des bases plus humaines et où la poésie rouvre la perspective d’un passé commun à réécrire dans le respect de la mémoire des uns et des autres. Il est vrai aussi que la relation aujourd’hui entretenue par l’institution avec les artistes comoriens, à qui elle offre de petits privilèges dans un désert d’indifférence étatique, rappelle des temps révolus. Certains artistes l’acceptent dans le seul espoir que le lieu les héberge le temps d’une création, à défaut de mieux. Ils se montrent surtout lucides face aux limites de l’élite comorienne dans l’invention d’un nouveau modèle culturel répondant aux angoisses d’une société en crise depuis l’annexion en 1843 de Mayotte par la France.
Un vrai débat sur le fonctionnement de cette Alliance de Moroni, dans son rôle de guichet unique pour un milieu artistique encore en quête de lui-même, serait une perspective à tracer. Des alternatives de la part des artistes concernés pour plus d’autonomie dans leur création, également. Mais la question de fond reste bien peu soulevée. Que devient un peuple dans la tourmente lorsque ses intellectuels et ses artistes se détournent de son vécu ? La seule époque depuis l’indépendance où le politique et le culturel ont semblé cheminer ensemble dans l’archipel, au point de considérer les artistes comme les poètes de la reconstruction nationale, fut la période révolutionnaire. Elle n’a duré que trois ans, du 3 août 1975 au 13 mai 1978. Le président Ali Soilih, qui avait su canaliser les aspirations d’un peuple et inviter les poètes à incarner (avec justesse) l’espérance à venir, mourut, assassiné par le plus connu des chiens de guerre de la Françafrique en réseau, Bob Denard. Si de nombreux artistes comoriens deviennent « apolitiques » par les temps qui courent, c’est bien parce que la liberté d’esprit coûte cher. Si l’Alliance leur refuse le droit d’exister, ils pensent qu’ils ne sont rien, dans un pays qui n’aime plus ses artistes. C’est ce qu’ils disent, du moins, pour se défendre, en attendant que l’Etat comprenne que l’indépendance d’un pays peut naître également du trafic des imaginaires…

1. Mayotte, la quatrième île de l’archipel, est considérée comme « comorienne » par la communauté internationale, mais revendiquée « française » depuis 1975. L’île refoule désormais ceux qui se revendiquent de la partie non-française, à l’exception de ceux qui détiennent le sésame, un passeport français, une carte de séjour ou un visa d’entrée. Chaque année, la valse des expulsions s’organise de manière à amplifier les chiffres. Pour 2010, la préfecture de Mayotte envisageait d’expulser près de 25.000 Comoriens, considérés comme autant de « clandestins » sur un territoire que les Nations Unis considèrent comme leur. En octobre 2010, le préfet annonçait le chiffre de 20 700 reconduites déjà affichées au compteur. A force, Mayotte passe pour le champion français de la reconduite, sauf qu’il s’agit de gens expulsés sur un territoire que le droit international leur concède.
2. « wabuwa wabaya » dixit un fou connu de la ville, qui en fait un bon mot très repris par les détracteurs du milieu culturel.
3. Cf. article 8692 sur africultures.com (//africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8692), article p. 2 du quotidien en ligne Al-Watwan (http://www.alwatwan.net/pdf/02062009.pdf) et éditorial de la revue Mouvement sur le web (http://www.mouvement.fr/site.php?rub=2&id=042ffe091e7a178c)
4. Cf. article alwatwan.net (http://www.alwatwan.net/pdf/03062009.pdf)
///Article N° : 9872

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