« L’âme haïtienne est construite dans l’imaginaire du créole »

Entretien de Caroline Trouillet avec Renauld Govain

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En cette fin d’année 2014, l’Académie du créole haïtien devrait ouvrir ses portes à Port au Prince. À cette occasion et dans la foulée du 14e colloque des études créoles à Marseille, nous avons rencontré Renauld Govain, chercheur à l’Université d’État d’Haïti. Linguiste, il pose les enjeux de rayonnement du créole dans l’espace des Caraïbes et des Amériques, explore les emprunts de cette langue à l’anglais et l’espagnol et exprime la primauté de cette langue dans les expressions artistiques et culturelles haïtiennes.

En mai 2014, la création d’une académie du créole haïtien a été actée. Quel est son objectif et à quels besoins de valorisation de la langue créole répond-elle ?
L’article 213 de la Constitution de 1987 précise qu' »Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Mais sur un plan linguistique, j’avoue que je ne sais pas ce que veut dire « fixer une langue ». Si on prend le verbe « fixer » comme un calque de l’anglais (to fix = réparer), on pourrait comprendre que la langue souffre de quelques « fractures » qui entraveraient son développement et que l’Académie viendrait donc lui rendre son unicité. Aussi, le terme de « développement harmonieux de la langue » est imprécis. Par rapport à quoi doit-on envisager cette harmonie ? En fait, dans le contexte post-1986 haïtien marqué par l’effervescence des revendications identitaires, le créole s’est vu bénéficier de regards on ne peut plus valorisants. Et cet article 213 de la Constitution promulguée un an après la chute des Duvalier est le résultat de cette effervescence de bonnes âmes haïtiennes soucieuses de voir leur langue se hisser le plus haut possible, sur un pied d’égalité avec le français, par exemple, avec lequel il a toujours partagé la communauté. Mais ces objectifs sont peu ambitieux et relèvent davantage du militantisme. Ce qui manque surtout à la langue à l’heure actuelle est sa capacité à exprimer la science et la technique.
Vous parlez notamment de la nécessité du développement d’une « créolophonie » scientifique et linguistico-culturelle. C’est-à-dire ?
C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur. Cette créolophonie serait une institution socioculturelle à valeur associative à l’instar de la francophonie. C’est un « univers pan-créole » qui comprendrait l’ensemble des régions créolophones de l’aire américano-caraïbe et de l’Océan Indien. Elle a vocation, à terme, à dépasser le simple cadre des créoles français pour intégrer dans son fonctionnement des variétés de créole à base lexicales anglaise, espagnole, lusophone, néerlandaise… Elle doit être au service du développement durable pour ses communautés membres. On peut la faire fonctionner comme une forme d’alternative à l’expansion du « globalais » (c’est-à-dire l’anglais comme « langue du monde » ou moyen d’expression, d’échange et de communication à l’échelle mondiale) dont la mondialisation est le principal propulseur. Cette créolophonie ne privilégiera pas une variété de créole au détriment d’une autre. En tant qu’institution, elle pourra être aussi un lieu de développement de projets entre les chercheurs des mondes créoles. Des micros institutions pourraient être créées, comme l’association des parlementaires créolophones, l’association des cinéastes créolophones, des comédiens créolophones, le musée du monde créolophone, etc.
Dans quelle mesure le créole est-il une langue de création artistique actuellement ?
Le créole est bien une langue de création artistique. La peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, bref, l’art haïtien en général se servent de l’imaginaire créole comme toile de fond. Le créole n’est pas simplement un moyen d’expression, mais l’imaginaire créole et haïtien donne forme à ces productions qui circulent à travers le monde. L’âme haïtienne est construite dans l’imaginaire de cette langue ! Si les auteurs haïtiens comme Dany Laferrière, René Depestre, Louis Philippe Dalembert, Yanick Lahens, Gary Victor, Lyonel Trouillot et Franketienne, pour ne citer qu’eux, « s’exportent » majoritairement en français, les artistes musiciens en revanche « s’exportent » plutôt en créole. Le compas, style de musique national haïtien, est étroitement lié au créole. L’écrasante majorité des musiques est composée dans cette langue. Et les groupes haïtiens tels Tabou Combo, T-Vice, New Look, Klass, Tropicana d’Haïti, Skah Shah #1 se produisent à travers le monde avec des chansons composées en créole. Le très populaire roman créole Dezafi de Franketienne (1) participe des œuvres de reconnaissance de l’auteur tant en Haïti qu’à l’étranger. C’est aussi le roman créole le plus important suivant la réception internationale. Traduit en plusieurs langues, ce roman publié en 1975 peut être considéré comme le deuxième d’une aussi grande envergure après le premier roman créole Atipa du Guyanais Alfred Pareypou, publié assez tôt, en 1885. Frankétienne aussi joue ses pièces de théâtre un peu partout dans un mélange de français et de créole. Mais la majorité de ces pièces est composée en créole.
Comment le créole est-il utilisé dans les médias haïtiens ?
L’histoire de la presse haïtienne est liée au français. En 1996, l’Institut haïtien de statistique avait recensé une trentaine d’organes de presse écrits dont 7 diffusés en créole. Actuellement il existe seulement 2 journaux édités exclusivement en créole : le mensuel catholique Bon Nouvèl et le mensuel EnfoFanm¸ un journal qui fait la promotion des droits de la femme. Il existe aussi deux autres périodiques créoles édités à l’étranger : Sèl et Boukan.
Concernant la radio, au début des années 1940, on assiste à la création de plusieurs stations mais pratiquer le créole à la radio était mal vu à cette époque. Plus tard, les événements sociopolitiques de 1986 amenant la chute du pouvoir des Duvalier ont permis au créole de franchir beaucoup de barrières : presque toutes les stations de radio commencèrent à diffuser en créole des nouvelles. Le slogan qui a accompagné cette nouvelle époque a été « Baboukèt la tonbe », c’est-à-dire la parole est libérée. On compte aujourd’hui près de 300 stations de radio en Haïti, avec une soixantaine émettant depuis Port-au-Prince.
Une trentaine de chaînes de télévision émettent aussi, dont la chaîne publique la Télévision Nationale d’Haïti qui diffuse depuis le printemps de 2004 une émission de nouvelles en « mode bilingue ». Les autres chaînes diffusent des journaux en français et en créole, mais pas dans les deux langues en même temps.
Est-ce que le créole s’exporte avec les nombreuses migrations de Haïtiens vers les Antilles, les Amériques, l’Europe ?
On rencontre un peu partout dans le monde des entités diasporiques haïtiennes. Aux États-Unis, le créole haïtien a bénéficié depuis le début des années 2000 d’une reconnaissance officielle dans l’État de Floride, après l’anglais et l’espagnol. Dans le comté de Miami-Dade, il est enseigné dans les écoles publiques où il y a des apprenants d’origine haïtienne. Une école primaire d’Edison Little River a même été rebaptisée du nom de Toussaint Louverture. Le « Little Haïti Cultural Center » est une institution qui fait la promotion pour la langue et la culture haïtiennes. Le 22 juillet 2008, le maire de New York, Michael Bloomberg a publié un décret officialisant le créole haïtien dans l’État en ordonnant qu’il y ait dans les administrations municipales et publiques au moins un créolophone compétent. La migration haïtienne dans ces États et dans d’autres comme la Georgie, le New Jersey, Boston, etc. favorise la diffusion de la culture et la langue créoles et le créole haïtien s’est ainsi taillé une place dans ce melting-pot qui caractérise le fonctionnement socio-administratif des États-Unis.
Au Québec, le KEPKAA – Komite Entènasyonal pou Pwomosyon Kreyòl ak Alfabetizasyon (Comité International pour la Promotion du Créole et l’Alphabétisation) diffuse la langue et la culture créoles en offrant des cours d’apprentissage de la langue et la culture haïtiennes. Il se tient aussi à Montréal deux grandes activités socioculturelles annuelles : la célébration du mois du créole et le Festival international du film haïtien de Montréal (FIFHM) créé depuis 2005, devenu Montréal international black film festival (MIBFF) en 2009. Ces deux manifestations culturelles constituent des moyens de diffusion du créole et de la culture haïtiens.
Le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 a favorisé une émigration haïtienne au Brésil, notamment des jeunes bacheliers et des adultes de la classe ouvrière. Ils sont déjà plus de 50 000 dans le pays. Au début de 2012, la présidente Dilma Rousseff a créé un visa résident spécifique pour les Haïtiens. On est donc au début d’une diaspora haïtienne au Brésil qui est la puissance émergente de la région.
Enfin plus d’un million et demi de Haïtiens vivent dans les territoires caribéens voisins : République dominicaine, Cuba où l’on retrouve une frange de la population qui est créolophone : les descendants de Haïtiens ou d’esclaves et de petits blancs ayant fui Saint-Domingue au XVIIIe siècle, la Caraïbe anglophone, Porto-Rico, Bahamas, etc. Dans certaines communautés dominicaines où vivent des Haïtiens d’origine, dans les bateyes, le créole haïtien continue d’être pratiqué et présente un haut degré de vitalité ethnolinguistique.
Le créole haïtien peut-il émerger comme langue étrangère en soi ?
Tout à fait ! Toute langue naturelle est potentiellement une langue étrangère et toute langue naturelle peut-être être enseignée et apprise comme une langue étrangère. Et le fait qu’une langue est déjà enseignée à l’école est un atout pour cette réflexion sur le statut de langue étrangère. Justement, le créole haïtien est non seulement une langue enseignée mais aussi langue d’enseignement depuis la réforme de 1979. J’ai déjà proposé (1) quelques mesures qui pourraient être adoptées pour favoriser l’émergence du créole comme langue étrangère, notamment que l’État haïtien envisage une politique d’intégration des étrangers résidants en Haïti par la langue. On pourrait aussi exiger que les écoles du territoire haïtien appliquant des programmes étrangers enseignent le créole. Egalement, la politique externe pourrait statuer sur un moyen d’exporter le créole dans des conditions qui favorisent son enseignement et son apprentissage. Par exemple, les diplomates étrangers accrédités en Haïti ne connaissent généralement pas le créole. L’État haïtien pourrait structurer ses rapports diplomatiques avec d’autres pays de telle sorte que ces puissent avoir une certaine connaissance du créole.
Vous avez étudié les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol. Comment se fait-il que l’influence de l’anglais soit plus forte que celle de l’espagnol sur le créole haïtien, sachant que le pays partage une longue frontière avec la République dominicaine ?
Le créole haïtien emprunte massivement des termes et des expressions à l’anglais et à l’espagnol. Les Haïtiens accordent généralement plus d’importance à l’anglais parce que dans l’imaginaire collectif, cette langue renvoie aux États-Unis et l’espagnol à la République dominicaine. L’influence de l’anglais sur le créole ne date pas d’hier. Quand Haïti était une destination touristique, la majorité des touristes étaient d’origine anglophone, en particulier américaine. Maîtriser l’anglais était porteur de profits financiers pour ceux qui travaillaient dans les stations balnéaires, les restaurants, les sites touristiques, etc. C’est de cette expérience qu’est venue l’expression « anglais wharf », une forme d’anglais pratiqué par des Haïtiens sur le quai, le warf, au contact des touristes anglophones qui visitaient souvent le pays en croisière. Aussi, il y a un grand engouement des jeunes haïtiens pour l’apprentissage de l’anglais, aux dépens du français même. C’est pourquoi il y a aujourd’hui autant de centres et d’instituts qui enseignent l’anglais en Haïti. Les Haïtiens se montrent en général fiers d’émigrer aux États-Unis, horizon à atteindre coûte que coûte. De retour en Haïti, ils exhibent cette identité diasporique en introduisant çà et là dans leur parler créole des mots et expressions anglaises. Au contraire, les Haïtiens émigrant en République dominicaine ne souhaitent pas que les autres le sachent et donc ne reproduisent guère l’espagnol dans leur parler créole. Cette forte influence de l’anglo-américain est symptomatique de l' »américanisation » des pratiques culturelles voire linguistiques de l’Haïti d’aujourd’hui. Mais, avec ces dizaines de milliers d’étudiants haïtiens qui sont partis étudier en République dominicaine, à Cuba et au Venezuela ou dans d’autres pays latino-américains… l’espagnol pourrait à l’avenir influencer davantage la pratique du créole.
Quelles sont les prochaines étapes pour arriver à la mise en place de cette académie ?
L’Institution et ses académiciens auraient dû être en place le 28 octobre 2014, journée internationale de la langue créole. Ce retard montre une certaine réticence de la part du président de la République puisque la date de l’installation des académiciens dépend de son bon vouloir. Mais suivant les dernières nouvelles, il est fort possible que le président de la République reçoive les académiciens choisis le 4 décembre et que leur installation intervienne très peu de temps après, probablement le 5 décembre 2014.

(1) Dezafi sera mis en scène au théâtre du Tarmac du 21 au 24 janvier 2015
(2) Vers l’émergence du créole haïtien comme langue étrangère (!) In Revue Recherches haïtiano-antillaises. Devenir des Créoles : approches théorique, littéraire et sociolinguistique. N° 7, pp. 65-82.
///Article N° : 12548

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Les images de l'article
Renauld Govain de la faculté de linguistique appliquée de Port au Prince © André Collineau de Montaguère
Séminaire "Dire et penser la science en créole" 10 et 11 octobre 2012 © André Collineau de Montaguère





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