Les 3èmes Rencontres photographiques de Guyane, seul festival photo des Outre-mer, a cette année pour thème Haïti. Pour Karl Joseph, le directeur artistique du festival, ce focus prend tout son sens en Guyane au regard « de nombreux faits historiques, géographiques ou culturels » qui relient le DOM amazonien à Haïti et de la présence d’une importante population haïtienne en Guyane.
Sous la houlette du commissaire d’exposition Giscard Bouchotte, écrivain, réalisateur et curateur haïtien, est née une exposition collective baptisée Haïti, d’autres histoires que les nôtres. Elle réunit, depuis le 6 novembre et jusqu’au 29 novembre 2014, onze expositions présentées dans différents lieux de l’agglomération cayennaise et à Kourou. « Nous voulions présenter un panel de travaux qui montre Haïti, vu par des photographes haïtiens et par des photographes venus d’ailleurs, explique Karl Joseph. Et surtout ne pas montrer les photos que l’on voit partout. Mais montrer des points de vue qui ne sont pas misérabilistes, qui ne sont pas forcément positifs non plus, mais qui sont affirmés et nourris par une réelle expérience d’Haïti« .
Le thème n’est pas allé sans soulever des interrogations. « L’étiquette « Haïti » qu’on inflige à certaines photographies fait parfois oublier leurs auteurs, au mépris de l’histoire particulière qu’elles racontent. Est-ce qu’une photographie est haïtienne parce qu’elle est réalisée en Haïti ? Par un Haïtien ? Parce qu’on y voit des Haïtiens ? interroge Giscard Bouchotte dans un texte du catalogue du festival. L’authenticité est relative« .
Une des expositions s’intéresse à la diaspora haïtienne en Guyane. Dans Diaspor’Haïti, le photographe guyanais Erick Loitière a sur-imprimé des portraits sur des paysages naturels ou urbains guyanais, comme une « volonté de sublimer cet enracinement » et de montrer « comment un lieu n’est pas seulement habité mais habite aussi, finalement, ceux qui y vivent« . Ce choix de composition n’est pas surprenant de la part d’Erick Loitière qui a percé dans le 8e art avec des photographies de paysages et à qui cette série sur la diaspora haïtienne de Guyane a été commandée à l’occasion des Rencontres photographiques.
S’il est difficile d’avoir des données exactes sur le nombre d’Haïtiens vivant en Guyane du fait de la situation irrégulière de nombre d’entre eux, des estimations s’accordent sur la présence de 30 000 personnes de nationalité haïtienne, soit plus de 10 % de la population du DOM de 250 000 habitants.
Cette immigration a plus de 50 ans. Le magazine Une saison en Guyane en a remonté le fil dans un récent numéro consacré à Haïti (1). L’histoire raconte celle d’un Français – un certain Lucien Ganot – possédant une usine d’huiles essentielles à Aquin, en Haïti, qui décida d’ouvrir une nouvelle usine en Guyane. Elle parle aussi des hommes haïtiens, une douzaine lors du premier voyage, qui partirent avec leur patron. Ils accostèrent à Cayenne en 1963. Ce récit témoigne de l' »émergence de la construction d’une mémoire de la migration« , pour Maud Laëthier, anthropologue, auteure d’Être migrant et Haïtien en Guyane(2). « La narration de l’épisode initial, présenté comme ayant eu un rôle déterminant, et sa construction mnésique, passent par un travail de délimitation temporelle, spatiale et identitaire. La médiation, qui s’effectue ici par le « Blanc » et son expérience de colonisation, fournit un cadre à un événement qui peut alors se raconter : une généalogie est possible qui trace les contours d’une narration « mythique » de « l’origine des Haïtiens en Guyane » « , écrit-elle.
En fond de cette migration originelle, un contexte politique – celui de Papa Doc, François Duvalier à la tête d’Haïti – et une catastrophe naturelle. Le cyclone Flora, qui touche l’île en 1963, entraîne le retour des premiers Haïtiens de Guyane en Haïti, qui reviennent l’année suivante s’installer pour de bon en Guyane et en famille.
Les soubresauts de l’histoire haïtienne s’inscrivent ainsi en filigrane des migrations. Dans le cadre du festival, ce contexte est mis en lumière par les clichés de Thony Bélizaire, photojournaliste haïtien décédé en 2013. L’exposition Transition retrace en une trentaine de ses photographies 30 années de l’histoire haïtienne. Thony Bélizaire était photographe pour l’AFP depuis 1987. En 2001, la première biennale martiniquaise le distingue comme l’un des meilleurs photographes latino-américain et caribéen. La situation politique du pays est également évoquée par l’exposition Minista du jeune photographe François Gasner, également formé au journalisme et au cinéma. Elle met en scène de faux soldats de l’ONU armés de fusils de pacotille arpentant des rues haïtiennes où chacun vaque pourtant à ses occupations. Ce travail sur la Minustah (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti) « interroge ainsi la fine frontière entre force d’intervention et d’occupation« .
Dans les entretiens menés par l’anthropologue Maud Laëthier, les persécutions politiques ou l’angoisse d’en être victime sont souvent cités parmi les motifs de la migration. Mais « l’ensemble de ces témoignages montre que la décision de migrer renvoie à des motifs et à des événements qui ne sont pas exclusifs les uns des autres : ils peuvent tous être contenus dans l’expression haïtienne « chèche lavi » (chercher la vie)« . Pour les premières familles arrivées dans les années 1960, c’est la quatrième génération qui vit maintenant en Guyane. Ces premiers migrants venaient d’Aquin et de Fonds-des-Nègres au Sud d’Haïti. Leur parcours a façonné l’immigration haïtienne en Guyane. Aujourd’hui encore, la plupart des migrants haïtiens en Guyane sont originaires de communes rurales du Sud du pays. Ces flux migratoires sont aujourd’hui entretenus par des réseaux familiaux et amicaux, ce qui fait écrire à Maud Laëthier qu' »aujourd’hui, la migration s’entretient de son propre mouvement« .
Pourtant pour la chercheuse, « les Haïtiens, dont les arrivées se poursuivent, restent entourés d’une relative méconnaissance. Aux yeux de la population locale, notamment de sa composante créole, la présence haïtienne s’associe à l’idée d’envahissement et le sens commun s’appuie sur une relative marginalisation sociale des migrants pour produire et conforter des images négatives« .
Cette hostilité serait apparue dans les années 1975-1980 quand les migrations prirent de l’ampleur. Les Rencontres photo ne font pas l’impasse sur les difficultés des parcours migratoires avec les images de la photographe péruvienne Leslie Searles de migrants haïtiens à la frontière entre la Brésil et le Pérou.
En Guyane, Maud Laëthier note que « le rejet persistant des migrants, malgré leur proximité culturelle avec les éléments de la culture guyanaise, interroge sur les procédures inhérentes aux pratiques de la distinction et du rapprochement« . L’ambivalence entre proximité et altérité indépassable se dessinent également dans les photographies exposées lors des Rencontres. Ainsi cette série en noir et blanc de Leah Gordon. Cette photographe anglaise participe depuis plusieurs années au dynamisme de la création haïtienne, en ayant été commissaire d’exposition du Pavillon haïtien lors de la 54e Biennale de Venise en 2011, commissaire de l’exposition « Kafou : Haïti, Histoire » à Nottingham et co-directrice de la Ghetto Biennale à Port-au-Prince. Les photographies exposées aux Rencontres de Guyane sont tirées de l’ouvrage Kanaval : Vodou, Politics and Revolution on the Streets of Haïti (3). Les clichés pris au carnaval haïtien de Jacmel, que Leah Gordon a fréquenté pendant une quinzaine d’années, rentrent en résonance avec un autre carnaval, celui de Guyane, similaire et tellement différent à la fois.
Parmi les traits distinctifs des Haïtiens dans l’imaginaire collectif guyanais se trouve la pratique du vaudou, dans laquelle Maud Laëthier voit une manière de « « se montrer haïtien » dans une situation où l' »authenticité » s’expose comme figure de l’identification. L’altérité est valorisée en ce qu’elle permet la construction d’une configuration identitaire sous les termes de « je suis un autre authentique« . »
Ce thème n’est pas non plus absent des Rencontres photographiques où les clichés du jeune photographe haïtien Pierre-Michel Jean font pénétrer visuellement dans cet univers avec une série La mort dans le Vaudou. Un sujet attendu mais qui évite de tomber dans le cliché, d’autant plus que la ligne directrice du commissaire d’exposition Giscard Bouchotte tenait dans ces termes :
« Le monde regarde Haïti avec pitié, Haïti regarde le monde avec lucidité. Parallèlement aux images « mainstream » (issues de la presse internationale et des réseaux de communication occidentale), c’est à Haïti de produire et de prouver sans cesse que d’autres images existent. Certains ont compris cet enjeu, et aux images vides de sens du fait de leur banalisation, ils veulent opposer du sens, en choisissant de parler d’eux-mêmes plutôt que d’un pays, ou en partageant leur amour pour ce qu’ils photographient« .
(1) Une saison en Guyane, n° 8, janvier 2012.
(2) Maud Laëthier, Être migrant et Haïtien en Guyane, Éditions du CTHS (Édition du Comité de Travaux historiques et scientifiques), 2011.
(3) Kanaval : Vodou, Politics and Revolution on the Streets of Haïti, Soul Jazz Book, 2010.///Article N° : 12549