Joanes a le regard hagard, un brin mélancolique, et peint avec frénésie l’amour sur toile ; sa naïveté, ses contradictions mais aussi ses addictions. Fils du musicien camerounais Jean-Marie Ahanda, il est né et a grandi à Yaoundé, avant d’arriver à Paris à l’âge de 17 ans. Passionné par toutes les formes d’art, il se lance en 2005 dans le rap sous le blaze de Mr. ICE et signe plusieurs morceaux avec le groupe The Et’s, produit par Jo A. Seulement les pinceaux se mêlent aux stylos, le bic laisse place à l’acrylique et aux toiles coton Canvas. Avec sa série Handsmoji, débutée en 2017, Joanes peint « pour que ça sorte de lui » et que « ça touche tout le monde ». Des mots aux symboles il fait le choix d’un universel plus grand… A la terrasse d’un café, Africultures l’a rencontré.
Africultures. Joanes, tu te présentes comme un artiste polymorphe à l’univers graphique symbolique et coloré. Ta série Handsmoji frappe par sa simplicité et par ses nombreuses variations sur le thème de l’amour. Quelle était ton intention quand tu l’as commencée ?
Joanes. Handsmoji, c’est le fruit de longues réflexions sur l’amour, ou plutôt sur le manque d’amour et sa recherche incessante, perpétuelle. En tant qu’humain, je crois que c’est notre dénominateur commun alors je me suis dit que ce serait intéressant d’explorer cette piste. Je voulais me rapprocher d’un langage universel car l’amour empreinte aussi cette voie. Les émojis, créés au Japon dans les années 90, me semblaient être un moyen d’expression non-verbal assez fou et m’ont beaucoup inspiré pour créer mes personnages. Seulement, je voulais aussi traduire l’idée d’action, de choix et de recherche de sens, propres à l’Homme… j’ai donc peint des créatures dénuées de caractéristiques physiques dont la tête (symbole de l’esprit) est remplacée par une main et dont le cœur est ajouré, comme absent. C’est comme ça qu’est né Handsmoji.
Ton style est souvent caractérisé de « naïf ». Tu peins à l’acrylique et utilises les contrastes de couleurs pour faire ressortir les contradictions, les paradoxes. Pourquoi ce choix ?
J’ai choisi l’acrylique car je suis quelqu’un de pressé. C’est un médium qui sèche vite et avec lequel on peut jouer en fonction des couches. J’utilise la force des aplats de couleur pour exprimer ce que je veux. Mon style est peut-être naïf, moi je dirais qu’il est direct. J’aime quand ça touche tout de suite, quand ce n’est pas forcément empreint de nuances, même si mes peintures ont – bien sûr – plusieurs niveaux de lecture. Pour moi, plus c’est simple, plus c’est rapidement compris. Notre monde est instantané, tout va vite. Je voulais que mes peintures s’inscrivent dans cela aussi.
Néanmoins, dans ma dernière série (Narcisse, Réflexion by the pool, Party etc.) j’ai eu envie de travailler davantage les décors, les détails et les dégradés. Les tons, les tracés, les aplats sont moins tranchés, moins catégoriques. Je me suis longtemps demandé si ça n’allait pas à l’encontre de ma démarche première. J’en ai fini par conclure que la nuance peut, elle aussi, laisser cours à plusieurs interprétations et finalement atteindre l’universel par le pluriel.
Certains te comparent au peintre américain Keith Haring. Quelles sont tes influences ? Te revendiques-tu d’un courant artistique en particulier ?
Keith Haring est un artiste qui m’a fortement inspiré tout comme Kerry James Marshall et Salvador Dali mais de là à me comparer à eux, j’en suis loin. En réalité, la musique, les moments de vie, les graffitis que je croise dans les rues m’inspirent bien plus ! J’aime Monsieur Chat, j’écoute REMΛ, Drake ou Kid Cudi. Il y a quelque chose de sentimental dans leurs compositions qui me mettent dans un mood. Ma peinture suit des humeurs, des univers…très souvent j’ai l’idée, le titre mais le mood m’aide à conceptualiser.
Pour ce qui du courant artistique, ne me réclame de rien si ce n’est de l’Art et du Monde ! Je suis – du fait de mes origines – un artiste afro-descendant mais ce que je peins appartient à tout le monde.
Tu évoques l’amour, sa recherche, son manque, sa toxicité… Est-ce qu’il y a une forme de récit, de trame narrative qui relie toutes tes peintures entre elles ?
Non, je ne crois pas, du moins ce n’est pas conscient… les addictions reviennent souvent dans mes tableaux : cigarettes, téléphones, miroirs… mais ce n’est pas systématique. En fait, je vois beaucoup de choses qui m’attristent dans notre monde. J’essaye donc d’apporter un point d’interrogation ou un message d’espoir à ce que je vois. C’est, au fond, le fil rouge de mes œuvres. Certaines toiles peuvent aussi faire écho à l’actualité, comme c’est le cas pour la micro-série May 2020 qui parle des luttes contre le racisme. On me demande parfois si je n’ai pas « fait le tour du sujet », ça me fait rire car le truc c’est que l’amour est un sujet intarissable et infiniment complexe ! On n’a jamais fini avec lui !
On voit apparaître de plus en plus de smartphone dans tes tableaux…seraient-ils l’ennemi du couple, ou des relations humaines ?
J’ai longtemps hésité avant d’intégrer les téléphones à mes tableaux car ils marquaient, à mon sens, trop notre époque. Puis je me suis dit que c’était quand même important. En effet, les nouvelles technologies s’immiscent dans l’intime, créent des dépendances et un rapport à l’autre négligé et négligeant. On est seul mais à deux, ou l’inverse, on ne sait plus très bien. Ça dit beaucoup de l’égo de l’Homme moderne. Certaines personnes préfèrent l’image qu’elles ont d’elles-mêmes dans leur téléphone que leur véritable soi. Ça m’interroge beaucoup !
T’essayes-tu à d’autres formes de pratiques artistiques ?
Oui, mes toiles s’exposent sur Internet, sur Insta et chez quelques galeristes en Afrique mais j’ai aussi envie d’investir l’espace public, que mes personnages évoluent dans la rue. Pour moi, c’est comme ça qu’on peut réellement toucher un maximum de monde. Je crois que l’Art doit être en prise avec le réel, ne pas s’en détacher. J’ai plusieurs projets dans ce sens avec un système de collage en bois, qui je l’espère se fera bientôt.
Découvrir, approfondir l’univers de Joanes :
http://joanesart.com/
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