Jamel Debbouze, humoriste arabe, de banlieue, musulman, français, a su à la fois imposer son univers par son talent, revendiquer visibilité et égalité pour toutes les figures minoritaires qu’il incarne, et rendre aux discriminés le contrôle de l’humour raciste, réapproprié grâce au stand up. Il représente une frange de la population que la Marche de 1983 avait fait émerger. Il est allé plus loin, très vite, très fort, et bouleverse depuis vingt ans l’image des Arabes dans la société française. Au prix toutefois de certains revers de médaille.
SMAÏN, POPECK, Patrick Timsit, Michel Boujenah ou Élie et Dieudonné font partie des premiers, dans les années 1980, à avoir retourné les stéréotypes négatifs en une mise en scène positive de leur appartenance ethnique ou religieuse (juive, pied-noir, Arabe, Russe
). C’est la première vague d’humo- ristes » non Blancs « , explique Nelly Quemener dans sa thèse sur l’humour des minorités (1). Jamel Debbouze, qui débute en 1993, fait partie d’une deuxième génération d’humoristes qui s’est emparée des blagues de type raciste. Il s’inscrit dans les acquis de la première, tout en proposant des techniques différentes et en empruntant aussi à la figure du bouffon critique social, d’un Coluche ou un Le Luron. Lorsque Debbouze commence sa carrière, Smaïn est le seul célèbre humoriste arabe en France. Il débute à la télévision en 1983 dans le Théâtre de Bouvard en jouant les figures du petit délinquant, du vieux travailleur immigré ou du Maghrébin au pays (2). Avec son sketch Le président beur, il utilise des mécanismes d’un humour » racial « , notamment linguistiques, que reprendra Debbouze. Pour autant, Smaïn ne raconte jamais son parcours familial et ses discriminations personnelles comme le fera Debbouze. » Je suis l’Ali-bi, l’Arabe qu’on aime aimer. Drôle, gentil, qui met à mal les préjugés sans faire de mal à personne « (3) raconte-t-il à propos de cette époque. Debbouze au contraire représente une figure de l’Arabe en colère, discriminé qui s’en plaint, revendique des changements. Quelle est la place de l’identité arabe de Jamel Debbouze dans ses prestations humoristiques ? Se définit-il lui-même comme » Arabe » ? Comment son humour s’appuie-t-il sur cette identité, la distord-il ? Jamel Debbouze est arabe, mais arabe de France avant tout et fier de l’être. Il a réussi le tour de force les premières années de rendre normales les références culturelles arabes et musulmanes à la télévision, à des heures de grande écoute. Il a ensuite utilisé sa notoriété pour porter des messages et des valeurs dans lesquelles les immigrés, et notamment les Arabes, avaient une place à défendre. Ce choix a pu être un piège au milieu des années 2000, qui l’a enfermé dans un porte- parolat des Arabes ou des quartiers, dont il a à la fois joué et eu du mal à se défaire. L’expérience du Jamel Comedy Club, qu’il a initiée pour valoriser des artistes de stand-up majoritairement issus des minorités, a contribué au retourne- ment des codes humoristiques raciaux et ethniques au bénéfice de groupes marginalisés, en adoptant un humour raciste que l’on ne permettrait plus à un Blanc. Mais en sauvant la figure de l’Arabe de France des stéréotypes, il a créé de nouvelles catégories discriminées, de nouveaux » Arabes » : le blédard au Maghreb, ou l’homo.
Le succès de l’humoriste repose les premières années sur la confusion entretenue entre sa personne et son personnage. Pour le public, il est un » Jamel » unique depuis son tout premier spectacle solo, C’est tout neuf, en 1995. Il s’est construit autour de son univers des quartiers, de la culture hip-hop, de ses copains des Yvelines et de la culture arabe. Debbouze propose sur scène une arabité visible et revendiquée, mais inscrite dans la culture française. C’est d’abord par le langage qu’il crée un » nous » de connivence avec un public arabe français. Il emploie des expressions courantes en arabe : » hamdoullah, comme on dit chez moi « , (qui signifie grâce à Dieu) est sa marque de fa- brique. Mokhtar Farhat, auteur d’une étude linguistique sur Jamel Debbouze, Gad Elmaleh et Fellag (4), cite Hadj Milani, préfacier des Mots du bled(5) de Dominique Caubet : l’usage de la langue maternelle chez les artistes d’origine maghrébine » permet une émergence plus prononcée d’insolence sarcastique et d’autodérision à travers des attitudes et des postures qui révèlent leur atta- chement viscéral au Maghreb [
]. » Côté mise en scène, Debbouze porte une main de Fatma autour du cou, ou arrive sur les planches au son de la musique populaire chaabi. L’humoriste fait référence à ses vacances en famille au Maroc et propose des sketches sur sa circoncision ou ses mésaventures avec des policiers marocains. C’est un Maroc de bonheur familial qu’il dessine, avec moquerie mais tendresse. Ceci dit, Debbouze ne s’adresse pas aux Marocains, mais aux Arabes de France et aux autres Français, son public. Il chronique la vie d’une famille d’immigrés : une mère voilée débrouillarde et tendre, un manque d’argent permanent
Dans ses sketches sur son enfance, Debbouze se distingue des garçons français qui sont toujours plus avantagés que lui, gâtés et insolents. Sans dire qu’ils n’étaient, eux, pas immigrés, il parle de » Grégory « , » Stéphane » ou » Ludovic « , tandis que ses amis ont toujours des prénoms étrangers. Rapidement, Debbouze assume son envie de défendre les Arabes de France et leurs réussites. Le 11 septembre 2001, l’affaire Omar Raddad, Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002
: le contexte n’est pas favorable aux Arabes. Dans 100 % Debbouze, il s’explique clairement : » J’adore Zinedine Zidane. De toute façon, j’adore dès qu’un Arabe fait un truc. Sérieusement, il ne s’agit pas de faire du communautarisme. Je déteste l’esprit communautaire pour ma part. Mais en ce moment on n’a tellement pas la cote, que tout est bon à prendre. «
Jamel Debbouze est un humoriste ; il ne peut pas se permettre d’épargner une communauté, ses pratiques ou ses régimes politiques. Deux exemples. » Les femmes sont des personnes, c’est une nouvelle idée ! Mais on nous l’avait pas dit, walla ! « (100 % Debbouze) Avec le mot walla, qui signifie » je jure ! « , on sait que le » on » de sa phrase renvoie aux Arabes. Dans Tout sur Jamel, il se moque : » Y’a des pays à deux heures d’ici où on peut pas voter gratuit. Je dirais pas où, pour pas vexer les Tunisiens « . Le comédien use même d’un humour essentialisant sur les Arabes autour des traits physiques et culturels. » Nous, notre plus grand drame, c’est les cheveux. Des milliards de queues- de-cochon sur la tête. Dieu il a dit « Vous en mangerez pas mais vous en aurez plein la tête » » dit Debbouze. Même approche pour l’islam, respecté mais pas sacralisé. Le contenu théologique est épargné pour ne pas heurter un musulman de France » moyen « , mais la pratique de l’islam peut être un sujet de moquerie. Dans Tout sur Jamel, le père de l’humoriste apprend qu’il vend de l’alcool au théâtre du Jamel Comedy Club et dit : » Jamais un Debbouze ne vendra de l’alcool ! – Papa, ça rapporte 4 500 euros. – Alors il faut faire des cocktails ! Fatima, happy hour ! « s’adresse-t-il à sa femme.
Mais même si son arabité est évidente sur scène, c’est le caractère multiculturel de l’univers de Debbouze qui est le plus évident. Sa première référence est la culture française qu’il distord volontiers. Mokhtar Farhat dans son mémoire a analysé le détournement d’un proverbe et d’une comptine dans 100 % Debbouze. Il note aussi la reprise de Charles Aznavour : » La bohèm- euh, la bohèm-euh
Ça fait plaisiiiiir d’avoir 20 ans
C’est les moins de 20 ans qui peuvent pas connaître
euh
« Comme le dit Farhat, Debbouze pratique un » métissage linguistique à des fins d’amusement du public multiculturel « . Dans 100 % Debbouze, il parle de son copain de banlieue » Mamadou Paolo Kader « , Africain, Portugais et Arabe, à l’image des cités comme celle des Yvelines où il a grandi et qui l’inspirent depuis qu’il a commencé le théâtre d’improvisation à 15 ans. Nombreux sont les mots inventés : » hou- houter » pour huer quelqu’un ; » applaudisation «
Ils permettent de jouer sur l’attendu qu’un jeune Arabe de banlieue ne maîtrise pas bien le français et Debbouze s’amuse à faire douter le spectateur. Même chose pour les fautes de français que Debbouze met dans la bouche des personnages maghrébins, comme » tu rends compte » pour » tu te rends compte « . Ce sont des erreurs typiques d’arabophones car le pronom réfléchi ne se conjugue pas en arabe. » Cela amuse le public d’origine maghrébine, explique Mokhtar Farhat, pour qui Jamel Debbouze est un « bouffon du langage ». Ce comique [
] contient une part d’autodérision, mais il n’est nullement dégradant du locuteur, bien au contraire. « Debbouze revendique sa double identité française et marocaine. À ceux qui lui parlent d’intégration, Debbouze dit à plusieurs reprises : » je suis d’ici, je suis un « icissien » « . « Y’a plein d’imbéciles qui me demandent souvent : « Ben alors c’est quoi ton pays ? C’est la France ou le Maroc ? Faudrait choisir ! » Eh bien j’ai envie de répondre à ces cons qu’au même titre que j’ai pas envie de choisir entre mon père et ma mère, j’ai pas envie de choisir entre la France et le Maroc. J’suis les deux, comme plein de gens « (100 % Debbouze). Si ce n’est l’identité » ethnique « , c’est bien plutôt celle du milieu social qui est l’identifiant principal de Debbouze sur scène : la galère des ZEP, la discrimination de tous les immigrés
Il se moque des copains en prison ou des jeunes incapables de draguer les filles, mais il cherche toujours des explications. » Les gosses des quartiers, c’est pas des imbéciles, ils voient bien que l’ascenseur social il est bloqué au sous-sol et qu’il pue la pisse ! « assène-t-il dans 100 % Debbouze. L’arabité n’est qu’un seul des éléments de son identité, avec le fait d’être immigré, pauvre, de banlieue, musulman
Il faut plutôt entendre » Arabe » comme la somme de tout cela et comme la figure du dis- criminé en général. Dans le spectacle Jamel en scène de 2000, par exemple, 7 minutes sur 90 sont consacrées à la question directe des Arabes contre 35 minutes aux questions sociales des quartiers. Son apostrophe finale dans Tout sur Jamel face au public, est symbolique : » Des gens de toutes les cou- leurs et origines : vive la France ! «
Au fil des années, la conscience politique de Debbouze s’est aiguisée et il a de plus en plus pris la parole dans des émissions. Mais attention ! L’interprétation de ses prestations télévisées est plus complexe que ses spectacles : il existe des sketches tournés à l’avance (Le cinéma de Jamel, Canal+, 1997-1999), des interventions plateau partiellement improvisées (Le Monde de Jamel, Canal+, 1997-1998) et des émissions dont il est l’invité. Mais même invité comme acteur pour son dernier film, c’est un humoriste, et ses interviews sont toujours un peu des sketches, plus ou moins contrôlables.
Les premières années, il offre sa vie comme exemple de celle d’un jeune Maghrébin et impose aux Français son milieu et ses codes culturels. Dans Le cinéma de Jamel, il donne le prix d’un objet en France en dirhams marocains, salue son ami DJ Abdel et jure souvent en arabe. Pour la promotion de la Soirée Raï 1998, il arrive sur le plateau avec des gâteaux du Ramadan et explique ce qu’est l’Aïd. Il donne un visage à cette réalité de l’immigration maghrébine qui n’était encore incarnée par personne avec aussi peu d’artifice. Comme le dit Nelly Quemener, » l’humour de Jamel Debbouze a, dès son apparition, été appréhendé dans les marges de la francité. [
] Jamel Debbouze transforme l’humour et la subculture banlieue en instrument de mons- tration, de résistance et de contestation de l’hégémonie blanche. « Dans une chronique de La météo de Jamel, en 1998, il joue une querelle avec l’animateur de Canal+ qui ne comprend pas ce qu’il explique. Debbouze l’interpelle : » Vous vous la racontez ? Vous allez comprendre ! « Et il présente la météo du Maroc, quasi intégralement en arabe marocain ! Cela sonne comme une revanche contre ceux qui l’ignorent depuis des décennies. Jamel Debbouze, c’est un bouffon dans la tradition d’autres humoristes. En 1998, en parlant du film Zonzon dans lequel il joue : » On a fait un casting. Y’avait tous les rebeus du 78 qui étaient là. Ils voulaient un petit frisé qui se dandine. Hop j’ai été pris « . Pour l’émission Paris dernière en 1996, le comédien joue le trouble-fête dans les soirées mondaines parisiennes ; il y est un banlieusard qui n’a pas les codes et divertit les cercles supérieurs. En cela, il reprend la figure du » bouffon » des années 1970 que décrit Nelly Quemener, à propos de Coluche ou Thierry le Luron. » Le comique bouffon [
] incarne la contestation populaire du pouvoir des élites et fait du corps et du langage le lieu de dégradation des institutions et des tenants du pouvoir. [
] Le bouffon des années 1970 est un sujet total qui ne distingue pas son auteur du person- nage. [
] Il se présente comme un bouffon permanent, il ne fait à aucun moment parti du monde qu’il critique. [
] On retrouve dans l’humour de Jamel la technique de renversement comme stratégie pour se mettre en scène et désigner la vision des puissants et de l’élite. « En revanche, là où Quemener voit chez Coluche une discrétion sur ses expériences de vie, Jamel Debbouze se met en scène personnellement. Les années 1990 sont aussi le début de « la télévision de l’intimité », où le bouffon se dévoile.
Même au milieu des années 2000, il semble avoir toujours un combat à mener pour la visibilité des Arabes. Dans le documentaire Jamel
en vrai de 2005, deux jeunes Arabes l’interpellent depuis leur scooter : » Montre-leur aux Français qu’on n’est pas tous des bêtes. – Montrez-leur vous aussi ! « Pourtant il dit refuser d’être porte-parole de qui que ce soit dans plusieurs émissions. Mais après avoir mis en spectacle sa réalité de banlieusard et d’immigré, à pré- sent il l’explique en tant qu’invité. Dans Tenue de soirée en 2002, Debbouze dit à l’animateur, à propos du deuxième tour de la présidentielle : » J’ai des opportunités pour parler de notre cause si tu le permets, avec ce qui s’est passé aux élections. Je voudrais remercier les 82 % de Français qui ont décidé que je pouvais rester sur ce sol. « En 2003 dans C du cinéma, il évoque le parcours de sa famille : » Le discours de ma mère, c’était « On n’est pas chez nous, ici. » Moi je suis né ici ! Je ne suis pas de cette génération qui courbe l’échine. « Mais c’est le film Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006) qui lui permet pen- dant plusieurs mois d’envoyer des messages forts. Le comédien multiplie les plateaux pour défendre le rôle des tirailleurs africains dans la seconde guerre mondiale. Dans Envoyé Spécial en 2005, on sent son ras-le-bol : » Indigènes nous permettra d’être légitimes auprès des gens qui nous bassinent avec l’inté- gration et essaient de trouver des liens entre Zidane et Ben Laden. «
La télévision est une machine de distraction, notamment Canal+, qui a accompagné toute la carrière de Debbouze. Il y a fait environ 400 apparitions entre 1996 et 2012, soit une tous les quinze jours (rediffusions comprises). Sur toutes les chaînes, des animateurs l’ont régulièrement renvoyé à son arabité, de manière paternaliste, agressive ou pseudo-complice, en lui demandant de se positionner. En 1996, pour sa première invitation à la télévision, Michel Drucker l’introduit : » Il vient tout droit de la banlieue, parle des beurs, des meufs, des magouilles « . Il lui dit ensuite : » T’es originaire du Maroc. Il paraît que Smaïn t’a donné un petit coup de pouce « . Le lien pour Drucker est direct entre deux Arabes. Même si Smaïn est né en Algérie
En 1998 Marc-Olivier Fogiel lui demande dans TV+ : « Le danger à un moment, c’est pas d’être le Beur de service, comme l’a été Smaïn ? « Mais à force d’assumer cette identité, il y semble parfois piégé. En 2000, victime apparemment d’une brutalité policière, il dénonce les associations antiracistes qui veulent le récupérer au nom de » tous les rebeus et les renois qui se sont fait agresser par les condés « . Pas facile de porter en toutes circonstances le visage des jeunes issus de l’immigration. Dans un épisode du talk- show 20h10 pétantes en 2004, il essaie de contourner son assignation arabe face aux questions de Stéphane Bern : » Vous êtes né où et quand ? – Je suis Marocain, né en Algérie, à Barbès « répond-il en riant. Mais quelques minutes auparavant, il appelait » cousines » les Maghrébines du public. Défenseur des Arabes un jour, il ne représente personne le lendemain. Dans Salut les terriens ! en 2006, Thierry Ardisson énonce » les dix bonnes raisons d’être Arabe en France « . Jamel accepte le jeu et rit à une compilation de clichés. Comment refuser à un autre un humour que l’on exploite soi- même ? Le comédien dit, en forme de réponse : » Canal+ nous a vraiment aidés : c’est pas évident de laisser le contrôle à des rebeus et des renois ! «
En 2006, Debbouze crée pour Canal+ une émission filmée dans son théâtre, rééditée cinq saisons. Elle offre une scène à de jeunes humoristes, notamment issus des minorités. C’est du stand-up, crée aux États-Unis : des mini-récits personnels inscrits dans une communauté » ethnique « . Le JCC permet alors un ré-accaparement de l’humour raciste : comme l’explique Nelly Quemener, » c’est par le biais de personnages incarnés, authentiques et culturellement marqués que les humoristes femmes et humoristes non blancs retournent les clichés et les stéréotypes et en font des instruments de lutte pour la représen- tation et la définition des groupes sociaux. Ces humoristes issus de groupes subalternes apparaissent de façon exponentielle à la télévision au cours de la période 1997-2007 […] La disparition de Coluche et Le Luron a ouvert la voie à un humour qui ne s’attarde plus sur une critique du racisme du Fran- çais moyen, mais met en scène des expériences de vie et de discrimination, et des figures d’humoristes perturbatrices des modèles hégémoniques blancs « . Introduction du comédien Thomas Njigol : » Pour ceux qui n’ont pas encore compris, le JCC, c’est des Arabes qui font bosser des Noirs pour faire rigoler des Blancs « .
Le JCC exploite l’humour anti-arabe traditionnel. Saison 2, Debbouze demande à Thomas Ngijol de » faire l’Arabe en colère « . Celui-ci mime quelqu’un qui ne comprend pas, fronce les sourcils, lève le poing et tourne la main, mi-interrogateur, mi-menaçant. Saison 1, il mime une Arabe énervée qui crache dans son voile intégral. Mais Debbouze adopte parfois une ligne plus douce que ses poulains, comme lorsqu’il dit à Thomas Njigol à la Saison 2, après une blague saignante de celui-ci : » Vas-y mollo sur les Arabes ! « Il adopte la posture de l’ancien, plus soucieux de ne pas vexer profondément, mais elle est ambigüe. Saison 3, il dit : » C’est toujours la classe de voir un Arabe en costume. C’est toujours suspect. Tu sais ce qu’on dit à un Arabe en costume ? Accusé, levez-vous ! C’est pas moi qui l’ai inventée ! « Debbouze semble s’excuser de colporter des préjugés. Mais pas de pitié au JCC ! Les blagues communautaires en tous sens, c’est même la règle ! Les Arabes comme les autres. Thomas Ngijol, d’origine camerounaise, interpelle : » Eh les Arabes, j’ai quelque chose à vous dire
Quoi, je peux bien vous appeler comme ça, c’est votre nom, les Arabes ? Je vous aime bien les Arabes, bismillah, tout ça, mais s’il vous plaît, arrêtez les boulangeries ! C’est quoi votre problème avec la levure ? « (Saison 1). Fabrice Éboué, Antillais, est encore plus cinglant. À la Saison 1 il demande au public les défauts des hommes » – Chômeur ? J’ai dit « les défauts des hommes », pas des Arabes ! « Mais un humoriste non Arabe peut marquer sa distance sur les clichés, avec des phrases didactiques. Quinoga, Antillais, narre à la Saison 3 : » Les préjugés sont ancrés dans la société. C’est pour ça qu’au jeu Cluedo, y’a pas d’Arabes. Trop facile ! Vous imaginez ? Qui a tué ? Le colonel Moutarde ou Abdelkrim ? « Saison 5, même l’humoriste » blanc » Jean-François aligne les pires clichés racistes. Il fait un duel avec Jamel Debbouze dans lequel chacun doit prouver son non-racisme. Premier ou second degré ? Ce n’est pas toujours évident. Le spectateur rit, un peu coupable, parfois en huant quand il estime que c’est trop
ou trop drôle. Les comédiens alternent blagues racistes assu- mées, blagues racistes mises à distance, et blagues sur le racisme.
Au JCC, les comédiens semblent avoir inconsciemment recréé une forme de hiérarchie de discrimination, dans laquelle à présent l’Arabe de France peut être au sommet de la pyramide, avec d’autres Français d’origine étrangère. Pour mettre cela en place, on voit trois types de personnes apparaître en des- sous, qui sont largement discriminées. Le Maghrébin qui vit au » pays « , c’est-à-dire au » bled » en arabe, générale- ment à la campagne, est le blédard. Dans le JCC, il est devenu l’Arabe pour le Maghrébin de France, comme l’Arabe de France l’était pour le Français à une époque, objet de mépris. Premier outil distinctif immédiat et qui déclenche toujours le rire : l’accent maghrébin est à la base de la caricature du Marocain ou de l’Algérien au pays. L’accent exagéré, avec des fautes de prononciation et de grammaire qui glissent vers le déficit d’intelligence dans certains sketches. C’est aussi une question de génération : les comédiens du JCC sont jeunes et ont grandi en France. Ils n’ont aucun accent, à la différence des Maghrébins vivant dans leur pays. Amelle Chabi par exemple, saison 1, prend un fort accent maghrébin pour jouer un prétendant qui s’avère être laid, âgé, presque handicapé. Debbouze à la Saison 3 imite son cousin, chanteur de la petite ville de Saïdia, naïf, radin, frustré. Une forme de supériorité se dessine de l’Arabe de France qui maîtrise le français, vit dans une double culture, a plus d’argent et des murs progressistes, tandis que le blédard est pauvre, coincé dans son rapport complexe aux femmes et rêve d’émigrer. De même, on se renvoie l’homosexuel comme une figure n’appartenant pas à la communauté. Noom, d’origine malienne, Saison 1 : » Des cailleras gays, y’en a plein partout. Mais un peu plus chez les rebeus, je dois dire. Les idoles des rebeus c’est Zizou, Barry White et Ben Laden. « Réponse de Debbouze : » Haha il dit « Les Arabes, ils sont pédés » : Vincent MacDoom et Magloire, ils sont Tunisiens ? « [deux animateurs de télévision noirs et homosexuels]Le blédard ou l’homo est l’Arabe de l’Arabe, celui que l’on a trouvé au- dessous de soi parce qu’il faut une connivence pour faire de l’humour, un lien entre les membres d’une communauté qui peuvent se sentir d’autant plus proches qu’ils se moquent d’une autre communauté. Jamel Debbouze semble le grand ordonnateur inconscient de cette nouvelle hiérarchie. C’est lui qui rappelle la fierté arabe, mais aussi la fierté noire, asiatique, féminine avec les autres comédiens. Il est en cela fidèle à sa démarche initiale de mise en lumière et de valorisation de son univers multiculturel, de banlieue. Mais il n’y a pas de comédien au JCC qui soit blédard ou homo. Et en cela, il créé les condi- tions d’une inégalité par l’absence de représentation, et même d’une nouvelle discrimination. Cela prouve à nouveau que l’identité matricielle de Jamel Debbouze n’est pas tant » arabe » que » enfant d’immigré de banlieue « , qui, selon des clichés que malheureusement Debbouze reproduit partiellement, serait homophobe et plus évolué que le cousin resté au bled. Enfin, le Kabyle ou le Berbère fait aussi l’objet de moqueries brèves mais cinglantes : repoussant ou crève-la-faim. Saison 1, Debbouze dit, en désignant un spectateur : » Mais si, il est berbère, lui ! Avec les gros sourcils, c’est les Berbères généralement ! Je connais, moi ! « Cela renvoie à des affrontements communautaires propres au Maghreb entre populations indigènes berbères, et arabes issus de la conquête arabe et musulmane en Afrique du Nord aux VIIIe et IXe siècle. (Même si cette répartition n’est plus que partiellement pertinente aujourd’hui.) Le personnage du Kabyle est peut-être le plus en lien direct, par le face-à-face, avec une identité proprement » arabe » de Debbouze. Mais les occurrences de moquerie sont rares cependant, à la fois parce que cette iden- tité n’est pas la plus importante chez le comédien, et parce que le sujet reste sensible dans chaque pays de la région.
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Novembre 2013. La Marche sort dans les salles, hommage à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Jamel Debbouze aide à sa production et y joue un petit rôle. » Pendant la marche, on habitait à Barbès. J’étais sur les épaules de mon oncle à Montparnasse. On croyait au changement, on pensait qu’on allait faire une grande nation. Ce film, c’est l’occasion de dire qu’on aime ce pays, qu’on est fiers d’être né ici. Ça a progressé mais pas assez. Être arabe, c’est dur. Être de banlieue, c’est dur. Il faut dire aux gens qu’on fait partie de l’album de famille. [
] « (6)
(1)Quemener Nelly, Le pouvoir de l’humour : politiques de représentations dans les sketches télévisuels en France, De Coluche à nos jours, transformation de la figure du comique en humoriste et montée des groupes subalternes, Thèse de doctorat, Sorbonne nouvelle, décembre 2010.
(2)Yvan Gastaud, « Les débuts de Smaïn au théâtre de Bouvard » colloque 1983, Le tournant médiatique de la question de l’immigration en France, mars 2013.
(3)Smaïn, Je reviens me chercher, autobiographie, Michel Lafon, 2011.
(4)Farhat Mokhtar, Analyse du verbal, du paraverbal et du non verbal dans l’interaction humoristique à travers trois one-man-show d’humoristes francophones d’origine maghrébine : Fellag, Gad El Maleh et Jamel Debbouze (2011), Université Paris Ouest Nanterre et Université La Manouba
(5)CAUBET Dominique, Les mots du bled, L’Harmattan, Espaces discursifs, 2004.
(6) Interview dans M, le magazine du Monde 2 novembre 2013Article issu d’une recherche pour le Laboratoire Communication et Politique (LCP) du CNRS sur « Les « Arabes » dans les médias français de 1962 à nos jours » dans le cadre du projet « ÉCRIN : Écrans et Inégalités ».///Article N° : 12013