L’arrière-fond d’un rythme endiablé : le coupé- décalé

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« Dansons, dansons pour oublier le taraud de la douleur »

Voici près d’une décennie que l’univers africain connaît de nombreuses mutations et innovations rythmiques. Ces dernières, consécutives à la poussée du vent d’Est, pourraient constituer des points de repères, des écrans sonores au travers desquels se fixent et se lisent les chamboulements sociaux survenus sur notre continent depuis lors. La dernière trouvaille rythmique en date est le coupé-décalé, et sa légion de Dj (Serpent Noir, Molukuku, Mollare, Konty, Elvis, Douk Saga…) qui déferlent sur les ondes radio, télé et autres média picto-sonores. Le rythme en question ne rompt pas avec les antécédents qui ont eu cours quelques années auparavant sur le continent et permet d’établir de fait sa généalogie.
L’on peut constater que l’émergence du coupé-décalé tient à une succession de rythmes eux-mêmes tributaires des facteurs socio-politiques. Les influences du dombolo, du mapuka s’y décèlent aisément. L’on est alors enclin à supputer que la genèse d’un rythme transcende les frontières et suit le cours de l’Histoire en empruntant aux différents mouvements politiques et idéologiques du moment, leur cadence et leur cohorte d’images funestes. Ainsi donc, les productions rythmiques se positionnent, tels des observatoires desquels il est loisible à l’analyste de dégager les lignes de démarcation qui peuvent se saisir tant comme les signes avant-coureurs d’une nouvelle ère ou alors, la couche squameuse qui sonne le glas d’un cycle qui entre en décadence ; avec entre les deux, tel un trait d’union, les aspirations et les frustrations qui leur sont inhérentes. De ce point de vue, le corps et l’inconscient s’avèrent alors selon les époques, réceptifs à un type d’art, de musique dont la sensibilité intrinsèque, éveille ou révèle chez ses consommateurs, une aspiration ou disposition mentale qui les pousse à sublimer l’horreur pour que le réel paraisse un peu plus supportable. L’artiste est, souvent mieux que quiconque, la personne indiquée pour traduire cet état de chose ; car par ses œuvres, il « exprime les opinions générales et supérieures que possède un peuple » ainsi que le dit Nietzsche dans ses Opinions et sentences mêlées.
L’écoute et la lecture des propos qui accompagnent les chants logés dans ce nouveau rythme, nous éclairent un tant soit peu l’état psychologique des artistes et, partant, de toute la communauté. « On a qu’à devenir fou » scande Dj Elvis dans son tube Grippe aviaire magistralement parodié par l’humoriste Fingon Tralala dans un vidéogramme fort expressif. Ces paroles et ces gestes disent le vécu d’une condition mortifère et traduisent les attentes d’un groupe d’individus. La substance de cet extrait de Venez dans la cité paru en fin d’année 2004du regretté Doukouré Ahmadou S. alias Douk Saga l’Ivoirien, messie de la joie, est très édifiant.
Venez venez danser
Douk Saga est arrivé
Dans la cité (…)
Comme un messie
Arriva un jeune homme
Douk Saga
Créa la sagacité
Mit la joie
Dans les cœurs
Pour oublier la guerre…
Ces paroles calquées sur le modèle mélodique du refrain d’une chanson du chanteur camerounais Elvis Kemayo, et dont l’air est, iyo iyo yollé, dansé Africa music… », dénotent part leur structure et après confrontation textuelle, deux moments psychiques interprétables d’une part comme l’évocation nostalgique d’un passé proche empreint de joie et d’insouciance au lendemain des indépendances (air d’Elvis Kemayo) ; d’autre part, il s’agit d’une incantation pour braver l’animosité ambiante et sortir du guêpier de la guerre (paroles de substitution dont use Douk Saga). Alors une teinte de joie fleurit et distille son parfum d’espoir dans un contexte où le futur s’entrevoit au gré des déchirements
Le plus frappant dans la phraséologie du coupé-décalé, ce sont les récurrences verbales du genre fucka fucka (prononcé parfois vounga-vounga), racata racata, pam-pam, sur le côté… lesquels nous apparaissent tels des ponts jetés entre le réel et la vie psychique. Et, participant par voie de fait, au maintien, voire à la (re)construction de l’équilibre mental tant au niveau individuel que collectif. Ainsi ne soyons pas étonnés de ce que la structuration des vocables ou expressions qui, ayant valeurs de sens propres dans un contexte précis, et, à la faveur d’un jeu de niveau d’intelligibilité, bascule dans le champ de la métaphore où la teinte libidinale se répand avec ampleur. La libido devient alors la cuve et/ou la source cachée qui accueille ou prodigue toutes les formes de discours qui émanent du climat social qui l’engendre.
C’est connu, en situation de persécution ou de discrimination, l’affliction dans laquelle sombre bon nombre de gens est telle que le psychisme en est réduit à chercher des exutoires pour tenir. Ainsi, de cerveau en cerveau, le drain des frustrations se massifie en un ou plusieurs canevas qui débouchent sur les champs du sport, de la danse, de la musique des arts plastiques et malheureusement aussi, des violences sexuelles. La guerre, les persécutions dans l’histoire de l’humanité ont généré des pratiques artistiques et sadiques qui se sont révélées en réalité n’être que la résultante d’une libido trouble en proie aux tensions sociales qu’engendre un système socio-politique à une époque donnée. Donc l’énergie créatrice qui se matérialise au travers des productions artistiques est tributaire de cette dynamique libidinale ; compte tenu du contexte, elle participe de ce nous nommons la martial aesthetic.
A présent, que l’on se penche à nouveau sur les vocables repris en guise de refrain. Nous constatons qu’ils nous orientent indubitablement vers des secteurs d’activités où la fin, le besoin et la réalité psychologique s’identifient à un enchaînement des faits. Le scénario de ces faits débute par le malheur qui arrache les hommes de leur quiétude quotidienne par une série rafales d’armes à feu (racata-racata, pam-pam…) : c’est le début de la guerre et son lot d’exode. Alors sur le chemin broussailleux, en quête de havre, on coupe, on décale les herbes pour se frayer une voie. Lancés dans une entreprise de cette nature, les corps adultes et ceux en voie de l’être, privés des vertus sédatives du sexe et du loisir, rêvent d’évasion par le sport et l’érotisme (débordement, débordement de Eto’o, sur le côté, fucka-fucka…). En poussant la réflexion, il ressort que toutes les expressions sues évoquées prennent valeur de métaphores qui alimentent le champ de la sensualité et de l’érotisme. La frontière entre le terrain de football (débordement de Eto’o) et celui des ébats érotiques (sur le côté) est si subtile que ce n’est qu’en confrontant la kinésique des chorégraphies que le lien se saisit et ainsi, peuvent se percevoir les interférences qui en se chevauchant, livrent du même coup les différents degrés d’entendement. Ici, par exemple, le geste mime celui du footballeur puis, se confond avec la mimique de l’acte sexuel. Les filles agitent leur postérieur, tandis que les garçons secouent avec frénésie leur giron d’avant en arrière dans un élan qui semble sourdre du Chant de la danseuse Noire du poète François Sengat Kuo.
Qui donc t’a dit
Ma danse obscène
Coup de rein
A gauche
Coup de rein
A droite
Frappe du pied
Pirouette (…)
Tam-tam bat
Tam-tam rit
Je tisse le noeud
Entre les morts
Qui donc t’a dit
Ma danse obscène
Sans entrer dans les commentaires de cet extrait qui met en relief des attitudes corporelles, doit-on voir à travers cette résurgence gestuelle qui éclot dans des circonstances difficiles, un repli instinctif du corps humain ou la manifestation d’une esthétique où, le morbide côtoie le sensuel par le truchement de la salacité ?
Toutefois, l’appât de l’envie est tel qu’il polarise un grand nombre de fantasmes. Les aspirations nées de cette disposition psychologique trahissent une réalité qu’Achille Mbembe a identifiée comme étant le secret de la colonie. Celui-ci tient à l’assujettissement par le désir. Et là, le désir parvenu à l’état de névrose, conjugue jeux et frustrations qui orientent désormais les envies vers des choix paradoxaux.
Ceci est manifeste au détour d’un vidéogramme. Les protagonistes dopés à l’envie se voient l’instant du tournage d’un clip vidéo, leurs désirs concrétisés. Alors, de notre modeste salon par le médium de la télé, nous visionnons « le paradis » qui se déroule dans une ambiance arrosée d’alcools où les mecs ; costars sur le dos, cigare au bec et lunettes noires sur le nez, s’affichent en compagnie de nanas aux formes exhibées autour d’agapes richement garnies. Voilà le cliché du succès qui semble prévaloir dans notre subconscient.
Entre la thématique abordée par les textes et le rendu imagé des clips vidéo, là est tout le contraste. Et c’est justement cet aspect sublimé qui nous interpelle. Il nous permet de visualiser en un concentré virtuel, les directions comportementales que notre corps social emprunte. Ceci devrait à plus d’un titre intéresser nos leaders. Car, l’analyse scrupuleuse de tels phénomènes permet de cerner les signaux à même d’aider à des recadrages politiques. Ce, d’autant plus que la réceptivité de tels rythmes (dombolo, mapouka, kwaito…) par les masses qui en font des phénomènes de mode, nous interroge avec force. C’est qu’à la vérité, ils traduisent une forme de solidarité psychique à l’endroit des peuples à la fois victimes de désordres sociaux et géniteurs de ces rythmes. Dans le même temps, de manière consciente ou non, le peuple lit sa propre condition ; certes latente encore mais, analogue à celle que véhiculent les mélodies qu’il plébiscite dans les hit-parades.
Souvenons-nous que de manière endogène à la Côte d’Ivoire, le coupé-décalé fut précédé par des rythmes enjoués à l’instar du zooglo, du zoblozo etc. la liesse dans laquelle le peuple s’immergeait annonçait paradoxalement des lendemains incertains. A la même période, d’autres par contre, clamaient déjà par le ton de leur voix et les sonorités de leurs mélodies la couleur de ce qui adviendrait. Ce que Francis Bebey de regrettée mémoire, avec la lucidité et l’intuition d’un devin, confiait à Celestin Monga dans un entretien repris dans son livre, Anthropologie de la colère (1994, P.51) et dont le propos nous invite à la méditation : « Sur un plan strictement politique et économique, nos pays semblent bloqués. Pourtant, il suffit d’écouter la musique des jeunes pour percevoir de grands bouleversements en perspective. Les sonorités nouvelles que j’écoute dans la musique africaine annoncent des bouleversements sociaux. »

///Article N° : 7543

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