« L’art est un moyen d’atténuer la colère »

Entretien de Christine Avignon avec Aissatou Thiam

Paris, le 10 juillet 2007
Print Friendly, PDF & Email

Comédienne et ex-mannequin, Aissatou Thiam s’est imposée, en mai dernier, face à plusieurs millions de téléspectateurs, grâce à son interprétation de l’esclave Rosalie dans la série télévisée « Tropiques amers », diffusée sur France 3. A l’occasion de sa sortie en DVD, elle revient sur son parcours, ses racines, et surtout sur son amour de la comédie.

Vous avez déjà tourné plus de 25 films, dont certains dans lesquels vous aviez un rôle important, pourtant il vous a fallu attendre la série de France 3 pour que les médias s’intéressent enfin un peu à vous. Est-ce parce que vous êtes noire ?
Je ne serai pas aussi catégorique, mais il est vrai qu’aujourd’hui en France les « minorités visibles » sont peu présentes dans les médias, à part quelques artistes comme Abd Al Malik ou certains sportifs qui passent à travers les mailles du filet. Les stars ou les personnages médiatiques, cela se fabrique.
La sous-représentation, ainsi que la représentation stéréotypée et souvent négative des minorités ethniques par l’industrie de l’information et du divertissement sont préoccupantes. Pour vous donner un exemple, aucun des acteurs de « Tropiques amers » n’a été invité sur une chaîne nationale lors de la diffusion de la série, alors qu’elle a eu beaucoup de succès auprès du public et que c’était la première fois que l’on abordait le thème de l’esclavage aux Antilles dans une fiction française. Les seuls médias à nous avoir contactés ont été RFI, France O, AKA-TV, etc… et encore, heureusement que Lilian Thuram a organisé une soirée de lancement !
Avez-vous été conviée à faire la promotion de la série aux Antilles ?
Non, et là aussi c’est un grand regret pour moi, d’autant plus que je suis d’origine martiniquaise par ma mère. J’aurais adoré voir les réactions des Antillais ! Une projection a eu lieu, mais seule la productrice était présente, les acteurs n’y ont pas été invités. En revanche nous étions tous là lors de l’avant-première organisée par RFI et le musée Dapper le 10 mai. Cela a été un moment fort pour moi, de voir la série en même temps que le public parisien. J’étais à la fois très émue, et très fière de ce que nous avions accompli. Il s’est produit la même chose d’ailleurs à Ouagadougou, lors du FESPACO, les spectateurs ont été très touchés. On a réalisé que certains Africains connaissent mal l’histoire de l’esclavage. Pour eux cela s’arrête à Gorée. Ils ne savent pas forcément ce qui se passait après.
A-t-il été difficile pour vous d’entrer dans la peau de Rosalie ?
L’esclavage fait partie de mon histoire personnelle. Comme je le disais plus haut, ma mère était martiniquaise. Mon père lui était sénégalais. Incarner une esclave à l’écran est éprouvant, d’autant plus que le personnage de Rosalie est complexe. J’avoue qu’au départ j’ai hésité à accepter ce rôle, parce que l’on n’a pas forcément envie d’être « la méchante ». On rêve toutes d’interpréter les héroïnes douces et courageuses. Aujourd’hui avec le recul je réalise que j’aime bien jouer les méchantes… c’est beaucoup plus intéressant !
Rosalie est un personnage magnifique. Elle ne ressemble pas du tout à ce que je suis dans la réalité. Cela m’a demandé beaucoup d’efforts puisqu’il s’agissait vraiment d’un rôle de composition. Ce fut un travail de longue haleine. Heureusement les scénaristes du film, Myriam Cottias et Virginie Brac, m’ont été d’une aide précieuse.
Comment s’est déroulé le tournage, à Cuba ?
Les conditions de travail étaient éprouvantes, parce que nous nous trouvions loin de tout, isolés pendant trois mois, de plus le sujet de la série était ardu. Après chacun gère comme il peut. Comme je suis très sportive, dès que j’avais un peu de temps j’allais courir. On en a aussi profité pour découvrir un peu le pays. Il m’est arrivé de rouler en voiture pendant des heures sans rencontrer âme qui vive, c’est impressionnant ! Ou encore, on pouvait tourner toute une matinée sans qu’en seul avion passe dans le ciel, pas de motocyclettes, pas de voitures…cela semble difficilement croyable, mais voilà, c’est Cuba. Et l’autre avantage c’est qu’il n’y avait pas d’embouteillage pour se rendre sur les lieux du tournage. Quant aux décors, il n’y avait pratiquement rien à faire, on se serait presque crû à Saint-Pierre au XVIIIe siècle ! Il a juste fallu donner quelques coups de peinture.
Vous avez vécu quatre ans à New-York, est-ce que les acteurs sont traités différemment par les médias aux Etats-Unis ?
En 1997, alors que je réussissais plutôt bien en France, je percevais toujours la discrimination et le racisme, sans compter un sentiment d’infériorité latent. J’ai donc décidé de partir aux Etats-Unis, où j’ai découvert un autre monde : des banquiers en dreadlocks, des modèles noirs auxquels la jeunesse peut s’identifier, la possibilité d’une réussite plus grande, bref, d’autres horizons. En contrepartie, la notion de ghetto est très présente, et le communautarisme parfois exacerbé.
Concernant les acteurs, je dirais que les médias américains « jouent le jeu », beaucoup plus que les médias français. Là-bas quand un film sort, les acteurs sont très présents pour la promotion, ce sont eux qui sont mis en avant : les producteurs sont fiers de leurs comédiens, ils sont flattés que l’on demande à les rencontrer. En France, c’est différent. Pourtant en général, lorsqu’un spectateur a vu un film, c’est plutôt les acteurs ou le réalisateur qu’il a envie de découvrir, pas les producteurs.
On vous sent parfois un peu amère sur le milieu du cinéma en France…
Je ne dirais pas amère, mais de toute façon il est évident que c’est un milieu difficile, surtout pour les femmes. Pour les femmes noires encore plus… A la longue on se fait une raison, on digère les coups. On entend parfois dire que les comédiens sont des gens fantasques, avec plein de caprices, mais dans un sens on les oblige à se comporter de la sorte. Actuellement si on ne fait pas inscrire les moindres détails dans les contrats au départ, on risque d’avoir de mauvaises surprises au moment des tournages. Le monde du cinéma est un monde de façades, au sein duquel l’hypocrisie, que l’on retrouve dans tous les milieux, est exacerbée.
Si je fais ce métier, c’est par passion, parce que j’aime jouer, que ce soit au théâtre ou au cinéma. La comédie c’est toute ma vie, désormais je ne me vois pas faire autre chose. Mais c’est vrai que c’est dur, il faut s’accrocher, ne pas se laisser décourager par la mesquinerie et l’arrivisme de certaines personnes du milieu. Et puis pour compenser il y a le public, et les rencontres passionnantes qui jalonnent notre parcours.
Quel est le réalisateur avec qui vous rêveriez de tourner ?
Le réalisateur haïtien Raoul Peck, sans hésiter. J’ai beaucoup aimé son film sur Lumumba. En France, j’admire le travail de Régis Wargnier, nous sommes d’ailleurs en contact, mais aucun projet n’a abouti à ce jour.
Avez-vous des projets en cours ?
J’attends des réponses pour des rôles sur lesquels j’ai été pressentie. Rien de sûr pour le moment. Le métier de comédienne est un métier qui exige beaucoup de patience…
Les rencontres avec le public semblent très importantes pour vous, d’ailleurs vous avez mis en place des ateliers avec des jeunes afin de partager votre expérience. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Je crois profondément à la culture comme tremplin social. Le théâtre est une forme d’expression qui offre de multiples possibilités. Les « Workshops » avec les adolescents, que j’ai commencés en 2004, m’apportent beaucoup. Ce sont des moments de partage. Chaque jeune arrive avec son histoire, ce qu’il sait faire (que ce soit des rimes, de la capoeira, des figurines en pâte à modeler…), ce qu’il ne sait pas faire, et nous construisons un projet ensemble. J’ai vu ainsi des personnalités émerger, des caractères se façonner. Le plus spectaculaire reste toutefois la transformation « physique » de certains jeunes, lorsque qu’ils arrivent à faire sortir le malaise qu’il y a en eux. C’est impressionnant.
J’étais comme eux au départ, je viens de la banlieue marseillaise et je n’ai pas beaucoup étudié (en revanche j’ai toujours été une bonne élève !). J’ai eu la chance d’être prise en charge par Isabelle Sadoyan et Jean-Louis Jacopin, à une époque où je ne me sentais pas forcément légitime pour dire les grands textes classiques, et j’ai envie de faire la même chose aujourd’hui avec les jeunes que je rencontre. Je pense que le théâtre peut être un moyen de les décomplexer. Avoir un complexe par rapport à la culture empêche parfois d’y accéder. Je montre aux jeunes que même s’ils sont d’un milieu modeste et qu’ils n’ont pas fait de longues études, ils peuvent s’exprimer à travers le théâtre. Je crois aussi que l’art est un moyen d’atténuer la colère.
Quelle serait votre définition du comédien ?
Je dirais que c’est comme un millefeuilles… tout lui sert, et il doit savoir tout jouer.

Tropiques amers, de Jean-Claude Barny, avec Fatou N’Diaye, Jean-Michel Martial, Jean-Claude Adelin…
Coproduction Lizland films, France 3/MFP, productirce : Elyzabeth Arnac, France Télévisions distribution.
La sortie du double DVD prévue le 4 juillet 2007 a été repoussée au mois de septembre 2007.
Il sera commercialisé au prix de 24,99 €.
http://www.myspace.com/tropiquesamers///Article N° : 6674

  • 40
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Affiche de Tropiques amers





Laisser un commentaire