Face à l’abondance de longs métrages de fiction, il est rare de consacrer un article à un seul court métrage. Celui-ci a provoqué d’intenses discussions lors de sa présentation au festival des cinémas d’Afrique d’Apt (reporté au 22-28 janvier 2021 et en ligne du fait de la pandémie de la covid-19). Il se démarque par sa pertinence dans l’actualité, son traitement esthétique, sa finesse d’approche… mais n’est pas forcément aisé à interpréter. Rien d’étonnant à ce qu’il ait reçu le prix du public au Festival Cinemamed de Bruxelles (26.11-05.12.2020) car il implique très fortement le spectateur.
A l’heure des prises de parole témoignant dans l’espace public des abus et harcèlements sexuels, une femme prend la caméra pour rappeler que les hommes en sont aussi victimes. Ce faisant, elle met l’accent sur le traumatisme causé, si bien que l’on comprend aussi ce que peuvent vivre les femmes. Mais le film ne s’arrête pas là.
Voici donc un homme, Imed, jeune père d’un garçon de 5 ans, Hedi, que sa femme laisse quelques jours pour un déplacement professionnel. C’est la première fois qu’il se retrouve ainsi à devoir répondre à tout ce que demande ou a besoin un jeune garçon plein d’énergie.
Le film se fait donc au départ comédie : on rit de cet homme qui ne sait clairement pas comment s’occuper d’un enfant et finira par s’énerver face à sa soeur qui ironise sur son incompétence : « non, tu ne me connais pas ! »
C’est alors que dans cette dénégation, le film se fait hitchcockien : objet chargé de mémoire, une chevalière fait le lien avec l’oncle d’une vieille photo de famille. « Je n’aime pas cette galerie des horreurs ! » Dans les ténèbres de la réminiscence, l’oncle est un ogre…
Tout se conjugue alors pour renforcer l’ambiguïté. Anissa Daoud excelle dans son installation d’une tension toute hitchcockienne : tout concoure à nous faire croire qu’il craint de répéter sur son fils les abus qu’il a vécus.
Cet homme qui adore son fils en serait-il capable ? Pourquoi nous y faire croire ? Pourquoi nous mettre dans sa peau ? N’est-ce pas parce que c’est justement une conséquence du traumatisme de craindre de répéter l’horreur vécue ? Ou simplement de croire pouvoir en être soupçonné ? Le Bain nous propose ainsi de comprendre, avec l’efficacité du cinéma qui sait mettre en tension le spectateur, combien l’abus sexuel pourrit la vie de celui ou celle qui l’a subi.
Un court métrage concentre le temps : l’absence subite de la mère déclenche un enchaînement de situations allant jusqu’au bain qui donne son titre au film. Confronté à un rôle de père qu’il ne sait pas tenir car on ne lui a jamais appris, un rôle qu’il s’est sans doute refusé à tenir avec toutes les justifications du machisme ambiant, resurgit pour Imed la mémoire refoulée de l’ogre qui bloque lui aussi sa capacité à être à l’aise avec son propre fils.
Marquante est la volonté d’Anissa Daoud de figurer la superposition de ces deux aliénations. La première chose qu’Imed fait est d’emmener son fils au café où il retrouve les autres hommes, son univers. Mais déjà se met en place l’engrenage de la réminiscence.
Sans elle, tout allait bien : Imed est un homme comme les autres, pas plus bête ou méchant, même si l’on devine qu’il ne faut pas trop le chatouiller. Il est simplement le gars qui préfère aller au café ou regarder la télé pendant que sa femme s’occupe du bambin. Sans réaliser ce qu’il perd au contact de l’enfant, ni surtout ce que l’enfant perd dans ce manque de relation.
Mais voilà que l’abus sexuel s’ajoute au machisme pour empêcher Imed de développer sa sensibilité, de manifester à cet enfant la tendresse qu’à la fois l’ogre et la société lui ont entravée – une tendresse envers son fils, et par extension envers sa femme et toutes les personnes à qui manifester sa sensibilité.
Anissa Daoud joue avec son personnage mais ne le condamne ou ne le juge à aucun moment. Sans être psychologisante, elle épouse son égarement et comprend combien il est piégé. Imed (excellent Mohamed Dahech) est ballotté par la réémergence d’un traumatisme refoulé autant que par les assignations machistes. Si la mise en scène renforce habilement le malaise du spectateur, c’est pour lui permettre de rentrer dans cette complexité. Ce trouble fait écho à celui d’Imed mais pas sur la même longueur d’onde. Imed est en crise, le spectateur a peur pour l’enfant. C’est dans ce contrepoint que le film puise une grand partie de sa force : il met le spectateur en situation de penser, une fois déroulé le magnifique zoom arrière et recadrage qui fait du plan final un tableau en forme de piéta, consacrant la prise de conscience d’Imed autant que son ouverture à l’affectivité. La fluidité signifiante de la caméra d’Hazem Berrabah fait le reste, comme lorsqu’Imed fait sauter Hedi d’une salle du marché à l’autre, lorsqu’elle accompagne son geste de le porter plutôt que de couper pour recadrer, renforçant ainsi la tension.
Déstabilisé autant qu’ému, le spectateur repense longuement au film et mesure alors doucement, à la faveur des discussions qu’il provoque, combien il ouvre au dialogue et à la remise en cause. Et comment l’arbre qui se dessine enraciné dans le générique final peut retrouver ses feuilles et ses fruits.