Le Cap-vert, une histoire mouvementée

Des maîtres et des esclaves, du sel et des larmes

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A la croisée des routes de bon nombre de navigateurs, les îles du Cap-Vert représentent aujourd’hui, dans le monde africain, un cas extrêmement original : un profond métissage, fait d’apports successifs européens et africains, qui a produit une culture créole bien spécifique.

L’archipel du Cap-Vert se trouve dans l’océan Atlantique, à environ 450 km. au large des côtes africaines. Son nom vient du cap situé à la pointe occidentale du Sénégal, le Cap Vert. Il est constitué de 10 îles relativement dispersées et de quelques îlots, occupant une superficie de 4033 km2, pour 370 000 habitants dont la répartition est très inégale. La plupart des îles offrent des paysages volcaniques impressionnants, très accidentés, contrastant entre les zones élevées ou les vallées plus humides (ribeiras) et les plateaux (achadas) toujours arides. Les trois îles situées dans la partie orientale de l’archipel (Sal, Boa Vista et Maio) sont en grande partie plates, recouvertes d’une steppe aride et de quelques épineux dispersés. Le climat est du type tropical sec, dans le prolongement de celui du Sahel, avec une saison sèche plus longue (de novembre à juillet) et une saison humide plus courte (d’août à octobre).
Maîtres et esclaves
Bien que la plupart des historiens s’accordent pour dire que le navigateur portugais Diogo Gomes fut le premier européen à apercevoir les îles du Cap-Vert, en 1460, la controverse sur la découverte de cet archipel subsiste. En effet, entre 1456 et 1462 le Vénétien Cadamosto et le Génois Antonio da Nola auraient figuré également parmi les premiers arrivants sur ces terres. Le peuplement et la colonisation ont commencé par les îles de Santiago et de Fogo, dès la fin du XVème.siècle, avec la nomination des donataires et l’arrivée des nobles, des artisans, puis des esclaves venus de l’Afrique de l’Ouest, du Sénégal et de la Guinée principalement.
Pendant plus de deux siècles le Cap-Vert sera un centre actif de trafic d’esclaves et le lieu d’escale obligatoire du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique (le Brésil essentiellement). Ribeira Grande, aujourd’hui Cidade Velha, située au sud de l’île de Santiago, devint alors la première capitale de la nouvelle colonie : une cathédrale en ruines, une forteresse encore bien accrochée à ses rochers et un pelourinho (pilori) où les esclaves étaient fouettés sont les symboles de la domination coloniale et les derniers témoins de la présence portugaise dans cette région.
A partir du milieu du XVIIème.siècle la colonie entre dans une période de déclin économique, sous l’effet conjugué de la concurrence dans le commerce des esclaves et de la chute de la production de coton. A cela s’ajoutent les problèmes liés à l’administration de l’empire portugais et au monopole des compagnies coloniales. Les commerçants et les propriétaires d’exploitations agricoles commencent alors à émigrer.
Le XVIIIème. siècle est marqué par le développement d’un commerce local auquel vont participer les couches sociales modestes, dont les métis. Toutefois, l’archipel est de nouveau victime de sécheresses importantes, entraînant une baisse de la production, appauvrissement et émigration. En 1769, le siège de la capitale est transféré à Praia, ville plus à l’abri des attaques.
Une société archaïque
Au cours du XIXème. siècle  l’exportation de sel, d’urzela (lichen dont le colorant était utilisé en teinturerie) et de purgueira (ricin) s’accroît. Mais la métropole investit très peu au Cap-Vert. De plus, les terres sont mal réparties. Les plus rentables sont attribuées aux grands propriétaires (les morgados) et lors des grandes sécheresses, comme celles de Fogo, entre 1862 et 1867, la situation devenant dramatique, des révoltes éclatent. Le cycle infernal se répète : des famines, des morts, une forte émigration. Entre ces deux dates la population de Fogo est passée de 58600 habitants à 33800. En 1869 c’est l’abolition de l’esclavage et son revers de médaille : des milliers de paysans sans emploi et sans revenus vont encore grossir les rangs de l’émigration.
Les maux du XIXème.siècle s’aggravent au cours du siècle qui suit : l’urzela et la purgueira ne s’exportent plus car ces produits sont concurrencés par des produits modernes. Et comme l’administration coloniale n’investit pas et ne modernise pas les techniques de fabrication, on aboutit à un marasme économique. Il y eut des tentatives de relancer la production de canne à sucre, mais le manque d’eau permanent ne permet d’atteindre aucun résultat significatif.
La révolte de Ribeirão Manuel –
Cette révolte eut lieu dans la localité de Ribeirão Manuel, près de la petite ville de Santa Catarina, à l’intérieur de l’île de Santiago, en novembre 1910. A cette époque, l’urzela et le ricin étaient destinés au commerce local, mais aussi à l’exportation vers le Portugal, la France et l’Angleterre. Leur récolte était faite par les femmes qui étaient toujours mal payées. Avec le déclin de ce commerce, la pauvreté des paysans s’accroît et les premières famines surgissent. Par ailleurs, 1910 fut une année de grande sécheresse et les récoltes diminuent. Le 12 novembre de cette année, désespérées et n’ayant plus rien à perdre, quelques femmes décident alors d’aller récolter les graines de ricin sur les terres d’une richissime propriétaire, Dona Maria Nozoline dos Reis Borges. Aussitôt alertée, la police à cheval intervient brutalement et chasse les femmes des terres envahies. Mais, en entendant les cris des femmes, toute la population de Ribeirão Manuel vient leur prêter main forte. La résistance s’organise,  » les hommes avec des couteaux et les femmes avec des haches « , d’après les témoins. La police doit battre en retraite et Marinha de Campos, qui venait d’être installé dans ses fonctions de gouverneur, dut entendre les doléances des paysans, soutenus désormais par le chanoine de Santa Catarina. Plus que par les maigres résultats de la victoire, cette révolte de Ribeirão Manuel demeura un symbole de résistance paysanne face à l’arrogance des riches et à la brutalité du pouvoir colonial.
Ambrósio, le  » capitaine de la faim « 
Le 4 juin 1934, prenant la tête des affamés, le capitaine Ambrósio,  » Capitão da Fome « , descend dans les rues de Mindelo (São Vicente) pour réclamer du pain et du travail. En effet, à cette époque le commerce maritime de Mindelo périclitait, aggravant ainsi le chômage et augmentant la pauvreté. Ce mouvement venait à la suite d’autres périodes de revendications sociales et il traduisait ainsi le désarroi des habitants. Pour toute réponse on leur envoya l’Armée, le capitaine Ambrósio et ses compagnons furent arrêtés et déportés en Angola pour effectuer des travaux forcés. Cet épisode reste profondément gravé dans la mémoire des mindelenses et son héros a été maintes fois invoqué par des poètes comme Corsino Fortes, dans le recueil Árvore & Tambor, ou Gabriel Mariano, dans Capitão Ambrósio, rappelant  » le drapeau noir de la faim « , brandit par Ambrósio lors de la révolte.
L’accès à l’indépendance
Après cinq siècles de souffrances et de colonisation le Cap-Vert va accéder à l’indépendance, en juillet 1975. Les mouvements politiques pour l’indépendance du Cap-Vert s’inscrivent dans les autres mouvements d’émancipation coloniale en Afrique. Dès le début des années 60, plusieurs intellectuels cap-verdiens participent à la lutte anti-coloniale organisée par le PAIGC (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert) qui avait été fondé en 1956. Parmi les membres fondateurs figuraient Aristides Pereira et Amílcar Cabral, ce dernier ayant eu un rôle politique et idéologique prépondérant dans l’action commune des deux pays. Après le tristement célèbre massacre du port de Pidjiguiti (Guinée-Bissau), en 1959, où 50 dockers grévistes furent tués, le PAIGC renforce son action sur le terrain. Par ailleurs, au Mozambique et en Angola, où la guerre anti-coloniale s’intensifie, des exactions de l’armée portugaise ont également lieu. L’ONU condamne le Portugal qui est de plus en plus isolé sur la scène internationale. En 1965, une partie du territoire guinéen est libéré et conquis par les forces du PAIGC, mais en janvier 1973 ce mouvement est touché de plein fouet par l’assassinat d’Amílcar Cabral. Ce qui n’empêche pas, toutefois, qu’en novembre de cette même année une Assemblée populaire proclame l’indépendance de la Guinée-Bissau, cinq mois avant la Révolution des œillets au Portugal. Celle-ci va accélérer le processus d’indépendance du Cap-Vert, proclamée le 5 juillet 1975 par une Assemblée constituante élue.
Une transition pacifique
Le projet de fusion progressive avec la Guinée-Bissau s’écroule peu de temps après l’indépendance. En effet, en 1980 un coup d’Etat renverse le gouvernement PAIGC à Bissau et, au Cap-Vert, le PAIGC devient le PAICV (Parti Africain pour l’Indépendance du Cap-Vert), avec à sa tête Aristides Pereira. Les nouveaux dirigeants du pays se donnent comme principaux objectifs la réforme agraire, l’élargissement des relations commerciales, la formation de techniciens et la politique de non-alignement.
En 1990, sans effusion de sang et sans guerre civile, le Cap-Vert assure le passage vers un système de multipartisme, constituant ainsi une exception exemplaire dans le monde luso-africain. Des élections législatives ont lieu, le MPD (Mouvement pour la Démocratie) obtient 56 sièges sur 79 à l’Assemblée Nationale, devenant le parti majoritaire, et le PAICV, avec 23 députés, devient un parti d’opposition. Les députés sont élus au suffrage universel direct, pour un mandat de 5 ans. En février 1991, soutenu par le MPD, António Mascarenhas Monteiro, devient le nouveau président de la République (il sera réélu en 1996). Un an après, une révision de la Constitution a lieu, aux termes de laquelle l’Assemblée Nationale voit son pouvoir renforcé en ce qui concerne les questions fondamentales de politique intérieure et extérieure.
Les nouveaux dirigeants optent pour l’économie de marché, on accélère les privatisations, on encourage l’investissement étranger ainsi que les exportations. Dans son plan de développement le nouveau gouvernement se donne comme objectifs prioritaires la réduction du chômage et des déséquilibres économiques régionaux.
Une économie frémissante
Etant donné la mise en valeur très inégale de ses faibles ressources au cours de la période coloniale, le Cap-Vert présente, quant à la répartition de sa population,  des disparités régionales importantes: plus de la moitié de ses habitants vivent sur l’île de Santiago. D’autre part, l’économie cap-verdienne se caractérise par une forte dépendance des ressources extérieures, le PIB ne couvrant que 60% de la demande globale. L’activité portuaire de Praia, le trafic aérien international de Sal, la réparation navale, le tourisme et le commerce constituent la part la plus importante du produit intérieur brut de l’Archipel. Le PIB/habitant est de 1820 dollars et le revenu moyen annuel est de 1045 dollars.
La grande majorité de la population rurale travaille dans l’agriculture, qui n’assure cependant que 10% des besoins. Par exemple, pour ce qui est du haricot et du maïs, qui sont deux aliments de base au Cap-Vert, la production nationale ne satisfait que 1/5 de la demande. Le problème le plus urgent demeure celui du manque d’eau : moins de 10 % des terres agricoles sont irriguées. L’élevage, qui est également tributaire des conditions climatiques, se limite essentiellement aux caprins et aux bovins. Quant à la pêche, malgré ses potentialités (eaux très poissonneuses), elle est presque totalement artisanale, manquant de moyens techniques et de soutiens financiers. Néanmoins, elle représente la moitié des exportations cap-verdiennes et demeure une source de devises importante pour le pays. Le thon et la langouste sont les espèces les plus pêchées.
Le secteur industriel cap-verdien est peu important. A côté du sel, du ciment et de la pouzzolane (roche volcanique à structure alvéolaire, utilisée dans la construction pour ses qualités d’isolation thermique) on peut citer les industries alimentaires, les conserveries de poissons et les brasseries. La réparation navale, localisée principalement à Praia et à Mindelo, connaît un certain frémissement.
Quant au secteur du commerce et des services, il est le plus important de l’économie cap-verdienne, employant un peu plus du tiers de la main d’œuvre. Sa balance commerciale est largement négative (le Cap-Vert importe 60% de sa consommation alimentaire) mais elle est compensée, en partie, par le tourisme et l’argent envoyé par les Cap-Verdiens émigrés. Actuellement, les Cap-Verdiens  » américains  » ont tendance à investir de plus en plus dans le commerce et dans la construction au Cap-Vert, même s’ils ne rentrent pas définitivement. Les principaux fournisseurs et clients du Cap-Vert sont le Portugal, au premier rang, puis viennent la Hollande, l’Allemagne et la France. Les exportations cap-verdiennes (banane, café, poissons surgelés, boissons) vont majoritairement vers le Portugal et la Hollande. L’investissement étranger se concentre dans l’hôtellerie, l’industrie alimentaire, la pêche, la chaussure et la confection. Contrairement à ce que l’on pourrait craindre, l’Union européenne, fortement sollicitée par les pays de l’Europe Centrale et de l’Est, a répondu favorablement à la demande d’aide financière du Cap-Vert. En effet, dans le cadre du 8ème. programme du Fonds Européen de Développement, une aide de 30 millions d’écus a été accordée au Cap-Vert, pour la période 1997-2000, soit une augmentation de 30% par rapport au plan précédent. Cette somme était destinée principalement aux infrastructures routières et sanitaires , aux petites entreprises et à la construction de la centrale électrique de Santo Antão.
Etant donné la dispersion géographique des îles et le volume considérable de produits importés, les transports et les voies de communication revêtent une importance capitale pour le développement économique du pays. Il existe une liaison aérienne régulière entre toutes les îles de l’archipel toutefois, en ce qui concerne le réseau routier il est très insuffisant, ce qui ne fait qu’accentuer les disparités ville/campagne.
Dans le domaine de l’éducation, même si le manque de moyens est encore flagrant (bibliothèques scolaires faiblement dotées, formation insuffisante des professeurs, éloignement des établissements et difficultés de transport), on peut noter qu’un effort considérable a été réalisé dans l’enseignement primaire (presque 90 % de taux de scolarisation).
Enfin, en partie grâce aux progrès réalisés dans le secteur de la santé après l’indépendance, on enregistre au Cap-Vert une assez forte croissance démographique : 70 % des Cap-Verdiens ont moins de 25 ans. Ainsi, ce qui devrait être un symbole de vitalité et d’espoir se transforme rapidement en problèmes de logement, d’éducation, de santé et d’emploi (le chômage touche environ un quart de la population). A l’heure actuelle l’économie cap-verdienne est encore tributaire de la coopération et de l’aide internationale au développement, dans des secteurs ponctuels tels que l’agronomie, la pêche, les infrastructures routières, les transports et l’eau. Par ailleurs, si la mondialisation du commerce et les nouvelles technologies en matière d’information et de communication permettent à l’Archipel du Cap-Vert de sortir davantage de son isolement, la  » globalisation  » risque de compromettre les efforts entrepris et d’accentuer les disparités socio-économiques.

///Article N° : 1276

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