» Le capital symbolique peut se partager « 

Entretien d'Amande Reboul avec Jean Richard, éditions d'En bas (Suisse)

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Quels sont les motifs qui vous rendent sensible à une démarche solidaire en matière d’édition ?
Dès leur origine, les éditions d’En bas se sont engagées dans une démarche d’édition solidaire. Les livres que nous publions explorent le champ social à partir des marges de l’histoire, de la politique et de la société et se veulent des instruments de ré-appropriation des droits. Ils peuvent précéder des luttes sociales, les accompagner ou en faire l’histoire, et associent volontiers à l’édition des organisations syndicales, non gouvernementales ou associatives.
Que signifie pour vous un engagement dans cette voie de l’édition ? Est-ce plus qu’une économie de moyens ?
L’économie de moyens est importante, mais non décisive. À notre époque, il n’est pas cohérent de publier des livres sur les problématiques du développement sans diffusion en Afrique : c’est une forme sournoise de néocolonialisme.
Quels sont pour vous les principaux apports, en termes de partage des connaissances et des savoir-faire, des coûts et du temps de travail ?
La diversité résume l’ensemble de ces apports et la richesse d’une maison d’édition se situe dans l’extension de son réseau de collaborateurs. Si les économies d’échelle sont importantes dans certains domaines (recherche d’auteurs, traduction, éditorial et production), l’édition en association génère aussi un temps de travail et des coûts supplémentaires : concertation, rencontres, échanges, transports… Les économies sont donc variables et souvent couvertes après coup par les ventes.
Au-delà d’un engagement d’ordre éthique, pensez-vous que cette pratique de la coédition puisse garantir une expansion de votre capital économique ?
La dimension solidaire de la coédition et la qualité des textes donnent une identité particulière à notre activité, ce qui facilite certainement la promotion. Néanmoins, l’expansion des résultats financiers n’est pas garantie. Le métier d’éditeur n’est pas sans risque et toutes les  » ficelles  » de la promotion doivent être tirées pour atteindre le lectorat. Certaines thématiques et certains auteurs ont plus d’impact que d’autres. À quand l’Afrique ? est épuisé dans la plupart des pays partenaires après un mois de mise en place.
Est-il besoin de recevoir une aide en amont de la publication ? Quels sont les partenariats que vous avez su renouveler dans la durée ?
Pour lancer l’opération, une aide est nécessaire sur des projets durables comme  » Enjeux planètes « , mais pas vraiment sur des projets ponctuels comme l’ouvrage de Ki-Zerbo, qui se régulent naturellement lorsque le schéma d’exploitation est rodé. Les partenariats obtenus auprès des compagnies aériennes comme Royal Air Maroc et Point Afrique sont des soutiens solidaires : les tarifs accordés sont une manière de participer à la diffusion du livre en Afrique. L’engagement de ces partenaires, très différents dans leur nature et dans leurs objectifs, nous permet d’inscrire le processus dans la durée et de le contractualiser, d’en faire mention dans les livres.
Estimez-vous que les pratiques mises en œuvre sont aujourd’hui pérennes ? Un modèle économique viable, visant l’indépendance des éditeurs, s’est-il dégagé de cette pratique ?
La collection  » Enjeux planète  » a besoin de trois à cinq ans pour atteindre une couverture totale des coûts. Cette pratique justifie une politique éditoriale basée sur la durabilité des œuvres, recherchée au-delà d’une rentabilité économique à court terme, et nourrit de saines relations interprofessionnelles. Pour des éditeurs, – qu’ils soient d’Afrique ou de Suisse – qui exercent sur des marchés restreints et n’ont pas de système de diffusion important à l’étranger, la pratique éditoriale qui vise un modèle durable ne peut éviter la subvention pour devenir viable, surtout lorsqu’il s’agit de premières expériences en matière de coédition solidaire.
Comment s’accordent les coéditeurs en ce qui concerne la présentation physique des ouvrages ?
Pour  » Enjeux Planète », nous avons décidé de reprendre le format de la collection de Zed Books, un format quasi-poche, afin que chaque éditeur soit satisfait. Selon le cas, on adopte le format et la couverture de l’éditeur primaire ou on imprime une deuxième couverture, comme pour celle de À quand l’Afrique ?, qui présente le partenariat éditorial et l’ensemble des logos des coéditeurs.
L’esprit d’association est-il selon vous une alternative viable au mouvement de concentration des capitaux qui soulève le cœur des indépendants dans le monde ?
La coédition en réseau est devenue une nécessité face à la concentration des groupes de presse et d’édition, qui touche tous les pays du monde. Ce schéma appauvrit l’offre, ne s’intéresse pas du tout à la diversité culturelle, sociale et politique, ce qui a une incidence directe sur les marchés : les livres publiés sur les continents européen et américain sont peu distribués en Afrique ou, s’ils le sont, à des prix prohibitifs. L’édition en association, lorsqu’elle est solidaire, permet à divers égards de contrer cette tendance et de rendre accessibles comme connaissance commune des textes fondamentaux de la pensée africaine.
Les affinités que vous avez découvertes vous semblent-elles aujourd’hui aboutir à une véritable alliance professionnelle ?
Les éditeurs qui s’engagent dans cette voie le font avec conviction, détermination et professionnalisme. Comme tout modèle en devenir, ce mode de gestion alternatif doit se perfectionner : nous ajustons progressivement notre connaissance du terrain pour aboutir à des procédures plus fiables. Cette alliance professionnelle va permettre de mener des luttes dans le domaine du livre et de la publication et nous permet de partager d’autres compétences : connaissance du droit de la propriété intellectuelle, politiques nationales du livre, réseaux de diffusion et de distribution.
Ce réseau d’éditeurs vous apporte-t-il de nouveaux auteurs, de nouveaux projets ?
Oui, ces projets sont novateurs dans un domaine où souvent l’esprit de concurrence est très marqué. On a tendance à défendre son pré-carré ou sa marque. Mais nous sommes convaincus qu’un capital symbolique peut se partager et que le partage lui-même et son résultat nous permettent à tous d’élargir notre catalogue et notre offre. Cela suscite un intérêt certain de la part de nos lecteurs, ainsi que de nouveaux projets que nous n’aurions pas pu aborder seuls.

///Article N° : 3209

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