Dans le cadre d' »Une année avec Sony Labou Tansi d’hier à demain »(1), de nombreuses manifestations ‒ rencontres, lectures, performances ‒ lui sont dédiées en France et en République du Congo à l’occasion des vingt ans de sa disparition. Du 23 septembre au 3 octobre 2015, la 32ème édition des Francophonies en Limousin a consacré une partie de sa programmation à celui avec qui l’histoire du festival s’est écrite dès le milieu des années 1980 à travers un « Parcours Sony Labou Tansi » composé de six rendez-vous. Traversée qui s’est clôturée en musique et en poésie avec Le Chant des signes, une composition et interprétation de Marcus Borja dans une création lumière de Gabriele Smiriglia sur les conseils dramaturgiques de Nicolas Martin-Granel et Julie Peghini.
« Pardonne
À ce siècle bâclé
Qui bâcle nos rêves
Mon Dieu
Fous la merde
À ceux qui pissent
sur l’amour
mais fous la paix
à tous les démons du sexe
parce qu’ils t’aiment
à leur manière
Épargne-moi de la censure
Et de l’à-peu-près »
– « Prière d’un enfant du siècle » (extrait)
Sony Labou Tansi, Poèmes, ITEM/CNRS Éditions, 2015-
Baigné d’obscurité, un disque rouge incandescent balaie lentement la scène. Il glisse sur les pages des cahiers à petits carreaux projetées à la verticale où transparaissent en filigrane les lignes manuscrites de Sony Labou Tansi tandis qu’est diffusée d’une voix suave une fable satirique de l’auteur La Légende de l’étang des fleurs et des parfums(2). L’esprit querelleur de l’homme envers les animaux, ses congénères le pousse à se distinguer sans mesure. Sa suffisance va jusqu’à exiger du propriétaire de l’étang, parmi tous les plaisirs auxquels il a déjà été condamné, le luxe de la solitude. Ainsi s’explique la formation de la mer, nom donné à « l’endroit où l’ouragan avait stocké les larmes pleurées par l’homme ».
Cet apologue donne le ton du Chant des signes : il est au sens propre une entrée en matière. Le seuil d’une porte lumineuse que traverse en fond de scène Marcus Borja lorsqu’il fait son apparition dans le noir en chantant transforme en réalité tangible l’invitation faite au spectateur d’entrer dans un univers de « chair-mots-de-passe » transmis bien vivants à notre vue et notre ouïe dans leur dimension plastique et vibratoire. Passage de l’écriture à la mise en jeu, du visible à l’invisible, des feuillets au corps du comédien (fig.1).
Ce récit étiologique résonne également par analogie. Il donne accès à la fabrique de la création poétique de Sony Labou Tansi. Et nous voici immergés par l’intercession de Marcus Borja dans l’atelier du poète : « Cette nuit je veux de toutes mes forces naître de moi ». Loin de faire office de valet servile face aux mots qui demandent à sortir de l’ombre et du silence, le poète tel que le conçoit Sony Labou Tansi est un « metteur en signes du monde ». Le Chant des signes décline les gammes d’un dire en mouvement à partir des poésies inédites de Sony Labou Tansi publiées dans la récente édition génétique Poèmes(3).
Une vingtaine de fragments se succède : promenades, testaments, romances, satires, prières et diatribes. La chair s’amoncelle de visions de corps en quartiers de monde :
« Vous me prendrez
le ventre et vous me mettrez
entre ciel et terre
pour témoigner de l’énigme [
]
Vous prendrez
cette chair-pays à votre
compte et mon visa
de naïveté
et ces heures passées
à submerger les méridiens
quelle honte pour qui n’arrive
plus à universaliser
son cur en creusant
dans les choses
des trous comme çà ».
Dans une composition musicale qui soutient les mouvements scéniques, les poèmes naissent au gré des différentes modalités de la voix parlée, chuchotée, chantée. Marcus Borja se jette dans un corps-à-corps effréné avec les mots, passe de l’accordéon au piano, circule avec habileté de la noirceur et de ses accents mélancoliques (fig.2) au rythme enlevé d’un cabaret aux motifs joyeux dans une explosion de rouge (fig.3). Des rideaux de fils disposés tels des pendrillons en quinconce créent des transparences et des ombres (fig.4) ; ce sont autant d’univers éphémères qui surgissent et disparaissent comme pour raviver le palimpseste.
Un rai de lumière court parfois du fond de scène à la travée centrale où est installé le public. Ce sillon étroit arpenté par Marcus Borja donne lieu à la déclamation au pupitre d’une leçon magistrale où le silence enseigne aux étoiles
puis à une tribune dans une charge polémique contre la France lors de l’assassinat politique de l’indépendantiste kanak Éloi Machoro :
« Ils ont tiré/Parce que cela fait deux
Mille ans qu’ils tirent [
]
Ils ont tiré
Parce qu’ils ont
Une très belle devise [
]
Ils ont tiré
Parce qu’ils ne savent parler
Qu’aux morts ».
Ayant trouvé « haute chair » en l’interprète, quelques feuilles jetées à terre jonchent le sol et laissent deviner l’ampleur de la forêt de signes.
Que l’on songe à Sony, l’avertisseur entêté proposé par Étienne Minoungou à partir des essais, à Amour quand tu nous prends mis en scène par Felhyt Kimbirima dont le support est la nouvelle Le Point-virgule ou encore à Machin la hernie, la prochaine création de Jean-Paul Delore et Dieudonné Niangouna qui est l’avant-texte du roman L’État honteux, Le Chant de signes, à l’instar de ces créations, est loin de reconduire une image consensuelle et atteste d’une appropriation large des uvres de Sony Labou Tansi à la scène. Marcus Borja donne sa pleine mesure à la dimension intime et charnelle de la langue, il nous livre son Sony dans une création pleine d’émotions et de sensibilité.
(1)Programme de présentation résultant de rencontres entre artistes et chercheurs de toutes disciplines coordonné par l’ITEM/CNRS, le Festival des Francophonies en Limousin, la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges et la ville de Limoges.
(2)Sony Labou Tansi, L’autre monde. Écrits inédits choisis par Nicolas Martin-Granel et Bruno Tilliette à Brazzaville, Paris, Éditions Revue noire, 1996.
(3)Sony Labou Tansi, Poèmes, édition critique coordonnée par Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, ITEM/CNRS Éditions, collection Planète libre, 2015.///Article N° : 13267