Noces de coton est le sixième roman publié d’Edem Awumey, après notamment un premier récit Port-Mélo, sorti en 2006, Grand prix de littérature de l’Afrique noire, et Les pieds sales, en 2009, sélectionné pour le Prix Goncourt. Dans ce nouveau récit paru aux Editions du Boréal, il met en scène un dialogue entre un planteur de coton et un journaliste qui devient son otage. Une oeuvre sur l’oppression et aussi sur la place de l’art.
Dans un pays africain du Sahel, Toby Kunta est le nouveau gardien du Musée de la révolution verte, qui vient à peine d’ouvrir ses portes, financé par la Firme – celle qu’on ne nomme pas mais qu’on écrit avec une majuscule – qui exerce son hégémonie sur toute la province et s’apprête à y inaugurer une exposition de photographies à sa propre gloire.
Dans la série de clichés présentés, l’artiste se réfère explicitement au célèbre tableau de Bruegel l’Ancien, La Danse des paysans, « un projet farfelu, m’avait prévenu Ed Kaba. Mais, cher ami, à moi, dévoué citoyen, on a confié la gestion de notre Musée de la révolution verte. Rapplique (…). Je t’offre la primeur, tu pourras voir ces fameuses photos d’un plaisantin qui s’est bien foutu de la gueule de nos paysans. »
Ainsi, personne n’est dupe. Ni le directeur du musée, Ed Kaba, ni le gardien, ni le visiteur, qui est aussi le narrateur de l’histoire et qui « rapplique » en effet, se retrouvant par là même embarqué dans une aventure dont il se serait bien passé. Il va l’apprendre à ses dépens, mais celui qui lui ouvre la porte, Toby Kunta, n’a plus rien à perdre. Depuis longtemps, il est atteint dans sa dignité d’individu qu’on a privé de son travail, de sa force et de son espoir, de tout ce qui faisait de lui et des paysans de sa région des hommes debout. Pour en arriver là, la puissante firme capitaliste cotonnière a usé de tout l’arsenal habituel : elle a repéré ses proies – des paysans acculés par des mauvaises récoltes et des dettes – et leur a servi ses promesses mensongères, en vertu desquelles elle a déversé sur le pays son coton transgénique et le flot de pesticides qui va avec. C’est toute la région qui se meurt. L’eau est empoisonnée, les terres polluées et quasiment rendues stériles, les enfants affamés au point que les pères et les mères se pendent de désespoir. Voilà le message que veut crier Toby, qui profite de la visite de ce narrateur étranger, un Allemand métis dont la moitié de la famille est issue de ce pays, pour le prendre en otage et menacer de faire partir en fumée le musée et tout ce qu’il contient, visiteur compris.
Un huis clos qui n’en est pas vraiment un
Les chapitres constituent un languissant compte à rebours, à mesure que le temps avance. Les minutes s’écoulent, de plus en plus lentes, et, quand le système de climatisation cède, la chaleur devient suffocante, menaçant d’engloutir preneur d’otage et otage dans un dangereux syndrome de Stockholm. La métaphore est évidente : ils appartiennent au même monde et n’ont aucune chance contre les puissants massés au dehors. Que ces derniers se proclament l’ennemi de l’un, l’ami de l’autre, n’y change rien. Parce que cet huis-clos n’en est pas tout à fait un. Il est régulièrement perforé de la voix d’Ed Kaba, qui apparaît comme la mauvaise conscience de Toby, figure qui retient le geste et permet de retarder l’inéluctable (comme s’il l’entendait, Ed, en effet, répond à chaque action, chaque parole du preneur d’otage). Lui fait écho, de plus en plus souvent à mesure que le drame s’intensifie, celle du policier, qui tente une négociation, mais elle est rapidement oblitérée par une dernière voix encore, celle des représentants de la Firme, qui entendent bien ne rien céder. Être enfermé là, dans une atmosphère de moins en moins respirable, sans ressource et avec le projet paradoxal non pas de se couper du monde du dehors, mais bien plutôt de le transpercer pour y trouver sa place, quand tout vous rejette : voilà à quoi, en somme, rime la violence de Toby (à cet égard, même si la dramaturgie est très différente, le sujet et la déconstruction du récit de la Firme rappellent le dernier roman d’Imbolo Mbue, Puissions-nous vivre longtemps, et l’on ne peut s’empêcher de comparer les destins des différents personnages). À un moment, certes, dans cette durée implacable, le découpage du temps devient artificiel. On sent qu’il s’agit surtout pour l’auteur de ménager l’espace nécessaire pour faire resurgir le passé des deux hommes enfermés ensemble et qui ne se livrent pas tant que ça l’un à l’autre. Rien ne les unit en profondeur que ces circonstances de hasard et on sent qu’ils resteront des inconnus, qui se seront à peine frôlés.
L’art présent à toutes les pages
Pourtant, la complexité et la réussite du roman résident autant dans le face-à-face que dans la réflexion qu’il ouvre sur le point de vue. L’art est présent à toutes les pages. L’art, la langue et ce qu’un musée entend dire de la société, son rôle politique et poétique à l’intérieur de la cité. Si La Danse des paysans est parvenue à attirer le narrateur jusqu’ici, comme un complice est aspiré dans la souricière trop visible tendue par un état policier, c’est parce que le tableau lui évoque son grand-père peintre et sa propre vision du monde, construite à partir des toiles et des couleurs de l’aïeul. Si les photos de l’exposition sont ratées, mais qu’un petit nombre parmi elles est « sauvé », c’est parce que les êtres qu’elles représentent ont, eux, leur réalité et leur existence, et si, enfin, Toby Kunta réduit en cendres les clichés les uns après les autres, ce n’est pas pour remettre en question en profondeur l’ordre établi. Il est significatif, en effet, que ce terroriste en apparence transporte avec lui son propre musée – intérieur et extérieur – c’est-à-dire les histoires de vie des siens, plus ou moins proches, qu’il présente comme des victimes et à qui il veut redonner une voix, mais aussi les objets, qui les matérialisent mieux et, selon lui, avec une plus grande authenticité, que des mises en scène fabriquées et convenues. C’est dire tout le pouvoir jamais remis en question de l’image et de la représentation, et que lui aussi s’y soumet. Lui aussi dépose des témoignages, met des mots sous les photos et, si son combat est perdu d’avance – a-t-on vraiment un doute sur l’issue de la prise d’otage ? – ce n’est pas seulement parce qu’il est le plus faible, mais parce qu’il y a longtemps qu’il a adopté la vision du monde du plus fort comme la seule possible. Il se bat avec des armes qu’il n’a pas inventées, dans un univers où, quels que soient les objets qu’on y dépose, quels que soient les restes d’humanité qu’on y rattache, les musées sont vides et ne changent plus le monde :
« J’avais erré une bonne heure avant de revenir me planter devant le tableau, et j’avais compris pourquoi mon ventre était noué ; c’était le sentiment d’être passé à côté de tout ce que m’avait raconté grand-père, lui qui, dans nos palabres, revenait souvent au tableau, à ces gens festoyant, à ces toits de chaume brunie et à ce ciel d’apparence grise d’où fusait une certaine lumière dans le fond du décor au-dessus de ce qui pouvait être une église. Je n’avais pas vu que, pour grand-père, cette danse paysanne était le refuge d’une furtive légèreté au cœur des mocheries de la vie. »
À la fin du roman, on hésite à savoir s’il faut espérer encore. Mais pour se faire une idée de la manière de répondre à cette question, il faut le lire. Peut-être alors gardera-t-on cette sensation désagréable de coton dans la bouche, incertain de savoir si l’art et la beauté du monde ont dit leur dernier mot, s’ils peuvent ou non nous sauver. Attirés dehors comme ils ont été attirés dedans, au moment de sortir, la question de l’avenir se pose pour les personnages. Éternel recommencement ? À moins que… ? La fanfare, appelée pour faire diversion et couvrir le vacarme des pensées des protagonistes aussi bien que de l’assaut des policiers est un leurre, sans doute, mais, tel l’homme invisible de Ralph Ellison, est-on bien sûr de savoir, finalement, pour qui elle chante ?
Annie Ferret
Edem Awumey, Noces de coton
éditions Boréal, 2022
extrait lu p.103-105