Le roman de Lawrence Hill, Aminata (paru à l’origine au Canada sous le titre de The Book of Negroes, en 2007), publié chez Présence africaine ce printemps 2012, aborde l’histoire de la traite des esclaves, à travers le parcours singulier d’une femme, Aminata Diallo, modèle de résilience. Au début du XIXe siècle, l’héroïne qui se retrouve à Londres, a le désir de transmettre son histoire, elle qui a subi tous les outrages liés à la condition d’esclave. Le premier pari de ce roman est de donner un visage au drame de l’esclavage vécu par des millions d’Africains, en célébrant le courage exemplaire et le désir de vivre de cette femme. Lawrence Hill s’entretient ici avec le romancier québécois Gilles Archambault, rencontré lors du Salon du livre de Montréal en novembre 2011.
Pas besoin d’être un spécialiste pour être fasciné par l’histoire de votre héroïne. Avant tout, il faut rappeler que c’est une uvre de fiction, que ce personnage n’a jamais existé dans la réalité, du moins de façon entière et totale.
Oui, il s’agit d’un roman historique qui se passe en grande partie au XVIIIe siècle et qui retrace la vie d’une femme africaine capturée enfant pour être envoyée comme esclave en Caroline du Sud, et qui finira par retrouver sa liberté. Il s’agit d’un roman, et donc d’une fiction, même si ce livre se base sur des faits historiques.
Vous êtes romancier et en même temps très intéressé par l’Afrique. Comment ces deux facettes s’imbriquent-elles dans votre métier ?
Quand j’étais étudiant à l’université Laval à Québec dans les années 1970, je me suis rendu à quelques reprises en Afrique de l’Ouest, en tant que bénévole avec Carrefour de solidarité internationale. J’ai pu ainsi travailler au Cameroun, au Mali, au Niger. Ces premières expériences en tant que bénévole en Afrique francophone m’ont fortement influencé et m’ont finalement encouragé à naître en tant que romancier, et parfois comme romancier historique.
Est-ce que d’écrire un roman à base historique est plus difficile que d’écrire un roman purement fictionnel ?
J’ai écrit plusieurs romans : certains sont plus des romans historiques, d’autres sont pleinement contemporains. Je ne trouve pas qu’un roman historique est plus difficile à écrire. Il s’agit simplement de pouvoir intégrer certains détails historiques pour que le lecteur se sente à l’aise et croit la situation que vous recréez sur la page, sans ralentir le rythme dramatique du roman. Il s’agit de respecter le drame avant tout, de garder l’intérêt du lecteur, et aussi de restituer un portrait crédible, dans ce cas-ci, celui de l’Afrique au XVIIIe siècle.
Est-ce qu’en même temps, vous avez voulu témoigner, voulu dénoncer une injustice, une abomination née de la civilisation occidentale ?
Je pense que la plupart des écrivains finissent par vouloir dénoncer quelque chose. Souvent, c’est la colère, le scandale face à l’injustice humaine, qui nous amène à prendre la plume, que ce soit face à une injustice qui se passe devant notre nez ou que ce soit face à la traite esclavagiste au XVIIIe siècle. On s’intéresse aux injustices, nous les romanciers. Avant tout, je cherchais à capter l’intérêt du lecteur grâce à une bonne histoire. Mon but, c’est d’engager l’âme du lecteur. La politique, c’est secondaire.
Il n’empêche que votre personnage principal, Aminata, est un être d’exception, c’est-à-dire qu’elle vient à bout de tellement de difficultés, de tellement d’embûches qu’on ne peut être qu’admiratif devant elle. Est-ce qu’elle serait en quelque sorte ce qu’on appelle de façon vulgaire une « super woman » ? Aussi, est-ce une façon pour vous de décrire la femme africaine en général ?
Est-ce qu’Aminata est une « super woman » ? Non, je pense qu’Aminata est une femme assez spéciale, c’est une femme africaine, faite prisonnière et devenue esclave, juste au moment où elle entre dans l’adolescence vers l’âge de onze ans, et qui va être envoyée en Caroline du Sud. Elle parviendra à se libérer, pour se retrouver à New York, aidera les Britanniques pendant la guerre d’indépendance des États-Unis. Puis elle se rendra en Nouvelle-Écosse, pour finalement retourner en Afrique. Elle subit l’esclavage et elle se libère. Elle perd tout dans sa vie, elle perd ses parents, elle perd ses enfants, elle perd son mari, elle perd tout. Mais elle ne perd pas le désir de vivre, le désir d’aimer autrui et de partager avec autrui. Et cela me fascine : comment se fait-il que certaines personnes subissent des injustices terribles, que ce soit l’Holocauste, le génocide au Rwanda ou la traite des esclaves, sans perdre leur âme ? Aminata n’est pas si étrange que cela : beaucoup de personnes parmi nous ont connu des injustices sans perdre le désir d’aimer. C’est peut-être cela qui la rend spéciale, je trouve toutefois que c’est un élément crédible dans son personnage.
Elle a quand même un destin hors de l’ordinaire. À onze ans, elle est illettrée, elle vit dans un village, elle ignore même le nom du pays dans lequel est situé ce village-là et pourtant, quelques années plus tard, elle lit un auteur comme Swift, elle sert d’interprète. C’est donc une femme dotée d’une intelligence supérieure, en plus d’une force inouïe.
Oui, elle est très intelligente. Avant de se faire capturer, avant d’atteindre les onze ans, Aminata est élevée par une mère sage-femme et par un père qui lit le Coran en arabe. Elle est déjà exposée à la littérature en Afrique vers 1750, avant d’être victime des négriers. Et une fois arrivée en tant qu’esclave en Amérique du Nord, elle veut absolument apprendre à lire. Beaucoup d’esclaves voulaient apprendre à lire, même si c’était illégal. Et on le sait, parce que beaucoup d’entre eux ont écrit leurs mémoires, leur autobiographie. Pour elle, apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre le monde dans lequel elle arrive et ce qui lui permet finalement de le quitter, d’essayer de rentrer chez elle.
Vous avez beaucoup lu pour écrire ce livre. À la fin de votre roman, vous donnez une liste impressionnante d’ouvrages. Est-ce que vous avez commencé à écrire votre roman, sans avoir lu un certain nombre de ces ouvrages de référence ?
La recherche, c’est une bonne façon de ne rien faire. Si on est romancier, cela nous permet d’éviter le vrai travail d’écrire, en passant sa journée à la bibliothèque. Je ne voulais pas utiliser la recherche comme moyen d’évasion. C’est pourquoi j’ai commencé à écrire le jour même où j’ai commencé à mener ma recherche. Les deux choses se sont développées de manière simultanée. Pour la recherche et l’écriture, il m’a fallu cinq ans.
Est-ce que l’imagination chez vous précède la vérification de sources ? Est-ce que, par exemple, vous avez écrit une vingtaine ou une trentaine de pages pour vous rendre compte que historiquement ce n’était pas valable et que vous avez pris un autre chemin pour l’écriture ?
J’ai beaucoup jeté. Généralement, j’écris des romans qui sont très longs. J’écris un premier jet, puis je finis par en éliminer une bonne partie. Pour moi, c’est une partie importante du processus, d’affiner ce qui a été écrit. Mais cela ne m’est jamais arrivé de jeter de la matière parce que j’aurais trouvé qu’il n’y avait pas assez de légitimité historique. C’était plutôt parce que je trouvais que c’étaient des bouts mal écrits ou qui n’auraient pas vraiment pu saisir le lecteur par le cou. Je cherchais quelque chose de plus immédiat. Le critère que j’ai utilisé pour éliminer des parties de mes premières ébauches n’était pas tellement la validité historique, mais plutôt la qualité de l’écriture.
Le monde des négriers, des marchands d’esclaves est un monde sordide. Est-ce que pour vous, c’est un peu une image de l’humanité ou est-ce un accident de l’histoire ?
La traite des esclaves, qui a duré des siècles et qui était une des industries les plus profitables dans l’histoire de la soi-disant civilisation occidentale, n’a pas été un accident, loin de là. C’était plutôt un processus intentionnel, calculé, basé sur le profit, le développement socio-économique. Les injustices terribles, l’holocauste, les génocides, ce ne sont jamais des accidents, à mon avis, ce sont les reflets des pires aspects de notre mentalité d’humain. Et on le sait, parce que ces injustices continuent de nos jours. Il y a des formes d’esclavage qui se pratiquent encore de nos jours.
L’humaniste en vous croit-il que la situation de l’Afrique de nos jours a tellement changé par rapport à ce que vous décrivez aux 18e et XIXe siècles ?
Mais absolument, l’Afrique a énormément changé depuis la naissance d’Aminata vers 1745. L’Afrique a beaucoup changé, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.
Est-ce que vous ne croyez pas que l’exploitation de ce continent continue sous une autre forme ?
Malheureusement, je crois qu’on sera toujours confronté à l’exploitation humaine, que ce soit en Afrique ou ailleurs. Je crois qu’il faut maintenir notre vigilance face à ces exploitations-là, élever nos voix et agir pour la justice, que ce soit en tant qu’artiste ou en tant que citoyen ordinaire. On sera toujours confronté aux maux de nos sociétés. Et notre capacité de s’y confronter nous définit en tant qu’être humain.
Votre personnage, Aminata, à la toute fin de sa vie, lorsqu’elle est à Londres, remarque avec une certaine dérision, le travail des abolitionnistes, c’est-à-dire comme quelqu’un que l’on a traîné dans des situations abusives. Elle se méfie même des abolitionnistes, parce qu’elle en a vu d’autres.
En littérature, je ne crois pas aux personnages anges ou démons, c’est beaucoup plus intéressant d’avoir des personnages nuancés, qui sont à la fois bons et mauvais. Donc, au lieu de créer des personnages d’abolitionnistes irréprochables en tant que personnes, j’ai préféré créer une dynamique ambiguë entre Aminata et ces gens qui sont là pour la sauver. Car ce sont les ambiguïtés, les problèmes dans les relations humaines, qui m’intéressent en tant que romancier. Aminata, à un âge avancé, se retrouve à Londres, elle lutte pour l’abolition de la traite des esclaves qui sera finalement adoptée en 1807 en Angleterre, au terme d’une longue bataille de vingt ans au Parlement de Londres. Ceux qui promeuvent l’abolition sont des acteurs politiques qui eux-mêmes utilisent et exploitent à leur façon Aminata. Donc, elle devient une sorte de pion dans un jeu politique, mais elle ne veut être le pion de personne, elle veut être autonome et capable de raconter sa propre histoire, capable de s’exprimer avec sa propre voix. Et le roman effectivement, c’est sa voix qui dit aux lecteurs : voici ma vie, voici mon nom, voici le nom de mes parents, je vais vous raconter ma vie, pour faire preuve de ma propre humanité.
Parce qu’étant une femme intelligente et perspicace, elle n’a pas une vision globalisante de la nature humaine. Elle sait qu’une action n’est pas complètement bonne, ni complètement mauvaise. Pour vous le romancier, ça fait complètement votre affaire, car vous ne vouliez pas, semble-t-il, écrire une histoire qui soit trop belle.
Je voulais écrire une histoire qui soit pénible, mais traversée aussi par quelques rayons de lumière, un certain espoir. Je voulais amener le lecteur à cette conclusion qu’une personne confrontée à tant de misères est capable de s’en sortir d’une belle façon. C’est un roman qui génère une certaine positivité, malgré le parcours très difficile de son héroïne.
Lorsque par exemple à la fin du livre, elle retrouve sa fille dont tout semblait dire qu’elle ne la reverrait jamais, n’avez-vous pas craint qu’on vous accuse de faire une fin heureuse, un « happy end » ?
Une fin hollywoodienne ? Certains critiques n’ont pas trop aimé ça, en effet. C’est un reproche valide, mais j’étais content de lui donner un peu de bonheur. Aminata perd tout dans sa vie, elle perd ses parents, elle perd son village, elle perd son pays, elle perd ses enfants. Si à la toute fin de sa vie, elle retrouve quelqu’un de sa famille, c’est tout simplement parce que je trouve qu’elle méritait un peu de bonheur avant de mourir.
Pouvez-vous nous parler du film tiré de votre roman, dont vous avez écrit le scénario ?
Si tout va bien, d’ici trois ou quatre ans, ce film basé sur mon roman devrait sortir. Réaliser un film donne beaucoup de travail. Il faut aussi amasser des millions de dollars, si bien que c’est très long et coûteux comme processus. Mais je reste optimiste, convaincu que les réalisateurs vont réussir à sortir un bon film.
Vous n’êtes pas un peu craintif, en tant que romancier. Autrement dit, quand on abandonne un roman à des gens de cinéma, il faut s’attendre à ce qu’on change beaucoup de choses, qu’on triture vos dialogues et tout. Quelle est votre réaction par rapport à ça ?
Non, je ne suis pas craintif. Je suis plutôt content. Je m’entends bien avec le producteur et le directeur, j’ai confiance et reste persuadé qu’ils vont respecter le cur de mon roman et qu’ils vont sortir un bon film. Quand bien même le film serait mauvais, ça n’enlève rien au roman qui est déjà là. Il sera toujours là. Je n’étais pas obligé de vendre les droits du livre. J’aurais pu refuser. Mais c’est dur de gagner sa vie en tant que romancier et il nous faut faire un peu de tout afin de survivre. Je n’ai pas d’autre métier, à part celui d’écrivain. Alors quand on m’a proposé de vendre les droits du livre pour en faire un film et d’écrire un scénario, j’étais content d’accepter, d’autant plus que je ne suis pas craintif de nature. Je suis relativement optimiste, ça devrait être un bon film. Quoi qu’il arrive, ça valait la peine d’essayer.
Et ça ne vous empêchera pas de continuer à écrire
Non, c’est ma raison d’être : j’écris et je vais continuer à écrire des romans, que le film soit bon ou mauvais. Je continue d’écrire comme vous, Monsieur Archambault. Je ne sais pas si j’aurai trente-deux livres à mon actif, mais comme vous, je vais continuer à écrire.
Vous savez, ce n’est pas la somme de livres qui compte, c’est la qualité. Et là-dessus, je pense qu’on n’est jamais sûr. Mais revenons à vous, c’est vous la vedette de cette entrevue. Est-ce que vous êtes actuellement déjà en train d’écrire votre prochain livre ?
Oui, j’ai presque fini d’écrire ce qui sera mon huitième livre. Il s’agit d’un roman qui retrace l’histoire d’un homme sans papiers dans un pays riche. Il n’a ni passeport, ni compte bancaire, ni le droit d’exister, ni le droit de travailler. Comment des gens comme lui, illégaux dans les pays riches, réussissent à survivre ? Dans les pays les plus riches du monde, il y a des millions de gens qui vivent sans papiers et qui n’ont pas le droit d’être là
Peut-on dire que vous êtes un auteur interpellé par les problèmes qui touchent les minorités ?
Je suis plutôt interpellé d’une manière générale par les gens en position vulnérable. Il ne s’agit pas spécifiquement ici du statut de minorité. Ce qui m’intéresse surtout et avant tout, c’est la vulnérabilité. Un personnage vulnérable est beaucoup plus intéressant à explorer pour moi, en tant que romancier, qu’un personnage tout puissant. La vulnérabilité, je crois, intéresse le lecteur et donne au personnage son humanité.
Aminata a-t-il été bien reçu par les spécialistes de l’histoire africaine et de la traite des esclaves ?
Oui, heureusement pour moi, ceux qui se spécialisent dans l’histoire de la traite des esclaves et dans l’histoire africaine, ont très bien reçu le livre, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe. J’ai été très heureux de la réception du roman partout dans le monde.
Si ça n’avait pas été le cas, auriez-vous été chagriné à cause du sujet lui-même ou êtes-vous assez fort comme écrivain pour continuer quoi qu’il arrive ?
Je n’aurais pas été dérangé, parce que mes précédents livres qui n’ont pas atteint un tel succès, ne m’ont jamais empêché de continuer à écrire. Je suis habitué à écrire dans l’ombre. C’est un peu différent cette fois-ci avec ce livre reconnu mondialement, voire même étrange pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’écrire des best sellers. Ce qui me rend le plus heureux, c’est d’être seul dans mon bureau et d’écrire sans attirer l’attention. Donc ça ne m’aurait pas empêché d’écrire d’autres romans, si celui-ci n’avait pas eu le succès qu’il a connu. Pou moi, le succès n’a rien à faire avec le vrai travail de romancier. Tu dois écrire, mettre tes fesses dans une chaise et écrire, quelle que soit la réponse du monde à l’extérieur de ton petit bureau. C’est ça le défi, c’est ça le plus important. Les ventes, c’est un facteur exogène que tu ne contrôles pas de toute manière.
Le succès de la réception de ce roman Aminata ne vous a pas paralysé ?
Ce succès a rendu le processus d’écrire un peu plus difficile, parce que je suis souvent amené à voyager partout dans le monde pour en parler. Oui, les voyages m’ont parfois empêché d’écrire. Mais heureusement, j’écris maintenant très vite et j’aime beaucoup ça. L’aspect que j’aime le mieux dans mon travail, ça sera toujours l’écriture. Alors, que cela continue, c’est finalement le plus important.
Aminata, par Lawrence Hill. Traduit de l’anglais par Carole Noël. Paris, Présence Africaine, 2012. 568 pages. 20 euros.///Article N° : 10852