A l’origine de la religion Vodun, le Fa, système de divination, a marqué la production littéraire et artistique.
Quel poète, ne fût-ce qu’un jour,
n’a point songé à se servir de l’esprit de son peuple
comme tablette d’écriture ?
Jean Baptiste Tati-Loutard
L’homme, tout comme son cerveau, a une histoire. Une vie qui n’est pas forcément terrestre. C’est l’affirmation d’une transcendance où réside l’héritage psychologique commun à toute l’humanité. Les symboles transmis par cet héritage resurgissent dans les faits et gestes de l’homme d’aujourd’hui, dans la création littéraire et artistique, sous forme d’un parcours initiatique.
Le Fa, l’un des systèmes de divination pratiquée en Afrique occidentale, et qui est à l’origine de la religion Vodun (1), a beaucoup inspiré la création littéraire et artistique du Bénin, notamment « Paroles ésotériques « , long poème d’une quinzaine de pages dans Le Nouveau souffle (2) de Nouréini Tidjani Serpos. Sans faire explicitement référence à ce système de divination, le poète en utilise non seulement le schéma temporel mais encore les noms des divinités, ce qui confère au poème une signification philosophique, religieuse et rituelle particulière. Il s’agit d’une ontologie où l’homme est face à lui-même sur un chemin qu’il a choisi et non tracé, mais un chemin qui l’imprègne lors de sa traversée du fleuve, c’est-à-dire de son existence terrestre à la recherche de son espace intérieur.
Selon le Fa en effet, le monde présent est une représentation en miniature de ce qui s’est passé dans le temps mythique. L’homme ne naît pas ex-nihilo. Il connaît une vie antérieure avant de descendre dans le giron de sa mère. Cette vie antérieure est le moment où tout le destin de l’homme a été conçu. Tout ce qu’il fera sur terre ne sera qu’une exécution de sa destinée, d’autant qu’avant de naître, avant la grande descente, il a déjà fait son choix :
Comme les miens
Je suis allé voir Ajalla qui veillait au grain.
Il m’a laissé choisir l’espace de mes pensées.
Le temps n’existait pas
Et Ajalla le grand potier
M’a fait libre (3).
Pour choisir son espace intérieur, l’âme de l’individu, qui n’est pas encore advenue, subit le baptême d’Ajalla. Dans la mythologie Nago, Gun et Yoruba, Ajalla ou Sè est l’équivalent de Destin ou de Sort et est l’un des dieux mythiques qui façonnaient l’individu en lui conférant un rôle à jouer sur terre avant même que celui-ci n’atteigne le stade foetal. Le terme Ajalla est Yoruba et désigne le potier de Orun, c’est-à-dire du ciel. Mais Ajalla, dieu du fatum, est un grand démocrate de même qu’il est un grand potier, c’est-à-dire un créateur. Car, conscient de l’importance de son devoir, il laisse la liberté à l’individu de choisir lui-même sa destinée :
Sous le grand arbre du destin
Il m’a dit de sélectionner
Mon Ta, mon Chi, mon Ori.
(…)
Nous étions des millions
A faire le choix
Avant la grande descente
Vers la matrice de nos mères (4).
Le choix du Ta, du Chi et du Ori est très déterminant pour l’existence terrestre de l’individu. De ce choix dépend sa puissance ou sa vulnérabilité. En effet, Ta, Chi et Ori sont respectivement des termes Gun, Igbo et Yoruba et désignent littéralement tous les trois la tête, c’est-à-dire l’étoile du destin, le sort ou l’esprit. Dans les » Paroles ésotériques « , la manifestation du merveilleux à travers des sources culturelles endogènes explique la nature du temps dans lequel le poète nous introduit. Il s’agit du temps merveilleux où Ajalla conduit précautionneusement l’individu vers les » horizons sans fin de son espace intérieur « .
Dans une perspective anthropologique, on peut remarquer que ces vers révèlent une chaîne d’images qui débordent l’immanence humaine pour s’incruster dans l’archétypologie générale. Et dès lors, toute la poésie devient un espace paléopoétique, car de la grotte à la ville en passant par la forêt et la savane, voilà le parcours que suit l’imaginaire poétique. C’est ce même parcours que dévoile le poème de Tidjani-Serpos.
L’itinéraire qui va des eaux à la terre est un trajet initiatique où les dieux sont les mystagogues. Les eaux ou les forêts sont des lieux où résident des divinités aux pouvoirs multiples. L’homme, avant d’être véritablement homme, doit acquérir la bénédiction et la puissance des dieux après avoir subi avec succès de rudes épreuves.
Partant, le poème de Tidjani-Serpos prend ici une allure allégorique et le schéma qu’il décrit se retrouve également dans les genres de la littérature orale. Dans La mère dévorante, Denise Paulme montre que dans les contes africains, le manque, qui place l’homme sur le chemin de la quête de son espace intérieur, n’est comblé qu’au terme d’un voyage initiatique.
Ainsi, » Paroles ésotériques » est profondément enraciné dans la double culture Gun et Yoruba qui nourrit le poète. Car Ajalla est, dans la tradition Yoruba, un Orisha, c’est-à-dire un Être Surnaturel anthropomorphe ayant le pouvoir de créer des hommes. Il a accompli dans le temps des origines les actes que les hommes répètent ou ritualisent de nos jours. Le rituel est donc la porte d’entrée dans le temps originel. Par le rituel, on renoue avec les paroles d’antan, on répète le geste archétypal des Orisha. Le poème devient alors un fil par lequel le poète, se situant dès lors en amont et en aval de l’Étang Existentiel, s’inscrit dans la conscience de son peuple.
Dans les cultures Kamit (négro-africaines), il n’y a qu’un pont entre le monde sensible et le monde suprasensible ou métaphysique. Le monde moderne est l’image du monde mythique. Les peines et les malheurs ne sont que le reflet de ce qui s’est passé dans le monde mythique du temps originel. C’est bien là la dualité existentielle que traduisent les cultures négro-africaines.
En effet, seul le Bokonon ou le Prophète du Fa détient la science du monde transcendantal. Grâce à cette science, il peut consulter les oracles. Le Fa est le pont qui unit le temps des origines et le temps profane. Lorsqu’un individu est en situation, s’il a un grand projet à entreprendre, lorsqu’une épidémie se déclenche ou qu’un malheur frappe à la porte, ou dès qu’un homme souhaite connaître son destin, celui qu’il avait librement choisi en subissant les épreuves d’Ajalla, il recourt au Fa. Après consultation des oracles, le Bokonon substitue à la situation du consultant celle des Êtres Surnaturels du temps originel en la transposant dans la vie quotidienne.
L’homme est en quête de son espace intérieur, de sa liberté ou de son bonheur sur terre. Seul son Ta, Chi ou Ori peut le lui révéler. Le Bokonon lui interprète la situation. Le rituel, institué par les cérémonies propitiatoires, lui permet de renouer avec le temps des origines ou de répéter le geste archétypal. On peut en déduire que dans la poésie négro-africaine d’expression française, la rémanence du temps originel, qui est déjà un facteur de mouvement et d’incertitude, témoigne d’une corrélation entre Présent et Passé au centre desquels se trouve le poète lui-même.
1 – Pour plus de détails, se référer à notre texte intitulé De la sagesse de FA AÏDEGUN au VODUN, in Jamboree, Bimestriel d’information du Monde Kamit, N° 007 Avril-Mai 1995, Bordeaux, pp. 28-30.
2 – Nouréini Tidjani-Serpos, Le Nouveau souffle : recueil de poèmes, Bénin City, Eds Ambik Press, 1986, 138p.
3 – Nouréini Tidjani-Serpos, Le Nouveau souffle, P.43.
3 – Nouréini Tidjani-Serpos, Le Nouveau souffle, P.44.Mahougnon Kakpo est professeur de Littératures africaines à l’Université Nationale du Bénin///Article N° : 1525