Le Maître des Carrefours

De Madison Smart Bell

"Ce qu'ils nous ont fait, nous avons appris à le faire à nous-mêmes"
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Ce n’est pas le moindre mérite de Madison Smart Bell de donner à entendre le caractère sublime et la grandeur farouche de la Révolution haïtienne. Cette histoire, longtemps dissimulée dans les replis de la mémoire, il en déplie peu à peu le sens, il la met en scène, comme une cérémonie somptueuse et triviale, alternant les prières, les invocations, les mouvements du chœur, les airs mélancoliques, les rythmes du tambour et les interrogations des personnages sur leur destin, tous ces éléments propices à cette étrange proximité des invisibles qu’installe le temps de la cérémonie. Pourtant, cette histoire s’origine en quelque sorte depuis le fond de la cellule du fort de Joux, où Toussaint tente d’écrire une dernière fois à Napoléon que le monde a changé, qu’il faut considérer ce changement comme capital, alors que ses geôliers cherchent misérablement à lui faire avouer qu’il n’est qu’un traître. Pouvoir de la raison totalitaire incapable de considérer la présence de l’autre que comme un écart par rapport à sa norme et à son organisation : il fallait sans doute un auteur états-unien pour signifier ainsi aux lecteurs de France que le totalitarisme impérial a été diffus dans le champ du social : fonctionnaires dévoués et consciencieux, comme Caffarelli, chargé par Napoléon de faire dire au prisonnier ce que le pouvoir doit entendre sous peine de voir sa légitimité s’affaiblir, ils abolissent en eux toute capacité de décentrement et leur raison ne peut se départir du sentiment que l’autre se trompe ou bien ment. En écho, retentit cette phrase dictée par Toussaint en réponse à une demande d’un commissaire de la République qui exige de lui qu’il renie la parole donnée au commandant du corps expéditionnaire britannique, phrase que l’auteur retrouve chez l’historien haïtien Madiou :  » Je suis tout dévoué à la cause de la République, mais je ne la servirai jamais aux dépens de ma conscience et de mon honneur  » (688). Il importe ici de se souvenir du couple de mots par lesquels on signifie qu’on arrive dans une maison, en Haïti :  » Honneur ! Respect ! « . Les guerres menées par l’État français contre les révoltés de Saint-Domingue en ont singulièrement manqué.
Dans cet immense roman, les voix de la narration se distinguent par de très subtils contrepoints qui donnent à entendre aux lecteurs les déplacements essentiels que cette révolution a mis en branle, et d’abord dans la conception du monde.  » Nous devons bouger comme on nous fait bouger  » (875), dit Riau, qui, revenu sur le lieu du serment de Bois-Caïman, devient porteur de savoir pour le docteur Hébert, ce personnage de médecin fraîchement débarqué de France, et qui est en quelque sorte un des médiateurs du lecteur dans cette rencontre pas à pas avec un champ des possibles : en effet, comment dire l’histoire d’Haïti ? Il y aurait d’abord une manière technique, qui ferait le décompte des forces en présence, des revers, des conquêtes : les révoltes, l’organisation, les invasions, les trahisons, la marche vers la victoire, l’Indépendance, puis le désastre continu depuis deux siècles. Mais ce serait une histoire des surfaces, qui, même si elle problématise et explique, ne peut parvenir à désigner ces déplacements. Cette histoire a sa légitimité, qui est de l’ordre de la raison, et Madison Smart Bell s’appuie considérablement sur elle, montrant par là que la tâche du romancier est empreinte de dignité. Et puis, il y a ce que le roman rend possible, qui est parfois improbable sur le plan de la réalité précédente, mais qui ouvre l’accès pour un lecteur, à ce que celle-là ne peut faire émerger. Telle est bien la ressource courante du roman historique, mais Smart Bell y ajoute ceci : pour chaque personnage traité, historique ou fictif, une focalisation multiple. Les effets de miroir, s’ils nous offrent les facettes complexes de ces personnages, nous en disent tout autant sur ceux qui regardent. Le lecteur est à la fois dedans et dehors. Nombre de constructions narratives sont ainsi redoublées dans le roman : les couples, par exemple, ont des correspondants à différents niveaux du champ social de la représentation. Le reproche d’  » infidélité  » d’Haïti par rapport à la France est inscrit aussi dans les murs et les cachots du fort de Joux, où l’épouse d’un des seigneurs, Berthes, fut emmurée vivante par son mari, avec pour seul spectacle, le corps putréfié de son amant. Madison Smart Bell convie le lecteur à l’épreuve de la signifiance.
Raconter Haïti tient de la double gageure : d’abord, il faut laisser se lever une contre histoire, volontiers occultée, traitée à la marge de celle de la Révolution française. Et par cette même raison, c’est aussi une façon de dire l’Histoire rarement entendue, rarement engagée hors de la collection des stéréotypes : colons sanguinaires, révoltés retrouvant leur humanité, violences sans rémission. Alors que, nous le savons, nous l’avons toujours su, c’est bien là, pendant ces années prodigieuses de la fin du siècle des Lumières et du début de l’Empire, que les contradictions ont accouché de cette remise en cause majeure d’une vision étroite de l’humanité.
Il n’est pas raisonnable de résumer ce roman : on y retrouve quelques-uns des personnages historiques les plus connus de cette histoire, et puis les personnages de la fiction, déjà présents dans Le Soulèvement des âmes, qui permettent au lecteur cette catalyse de l’approche puis de la rencontre de l’autre, cette compréhension qui se construit peu à peu, à travers les modifications de ces personnages que ces rencontres transforment : progressivement se dessine le champ des possibles, la ruine d’un état de fait, sauvage, barbare et assuré de son droit. L’auteur prend un risque majeur, il dessine lentement les contours d’une société rêvée, l’installe dans les marges, et laisse se lever dans cette contre-histoire, une possible contre-histoire à elle-même, qui figurerait une altérité au désastre : le couple Arnaud, Isabelle et son amant Flaville, qui a participé au serment du Bois Caïman, Hébert et Nanon, Nanon et Maltrot, Maillart et Isabelle, leurs difficultés mentales à se dégager d’une conception du monde qui installe le préjugé comme un mode essentiel de jugement. Mais aussi leurs engagements. Il tente – et réussit, le plus souvent – de faire sortir le lecteur des stéréotypes les plus courants sur la représentation de l’autre et son essentialisation depuis le champ des phénotypes, et qui, hélas, sature les idéologies depuis ce temps : de façon tout à fait opportune, l’auteur place dans les annexes du roman la grande typologie rédigée par Moreau de Saint Méry censée stabiliser les répartitions et les calculs de couleurs. Pauvre (dé)raison, pourtant travaillant toujours le champ de l’opinion ! Mais personnages positifs, prenant en charge les contradictions qui les travaillent, mais aussi leurs vies rêvées malgré eux : en prenant le temps de dire l’histoire et de transcrire ses opacités, l’auteur réussit à dénouer la complexité des espaces intérieurs, et à heurter ainsi le sentiment de l’évidence. Placé lui-même dans les marges du centre, Toussaint Louverture est sans cesse observé, interrogé, dégagé d’une posture strictement héroïque et épique. Il en apparaît dans son humanité troublante, son altérité ininterrompue.
 » Nous devons bouger comme on nous fait bouger  » : phrase sibylline, mais que la lecture de ce roman éclaire. La Révolution haïtienne a participé d’une remise en cause de conceptions étroites de l’humanité, qui avaient rendu possible l’essor économique d’un Occident chrétien en mal de richesses, et qui n’était plus en mesure de relever la part d’ombre constituée de sa propre barbarie. Madison Smart Bell montre de façon oblique combien la présence et l’action de Toussaint Louverture ont servi de révélateur à celle-ci, comme ces lueurs réfléchies par les miroirs que l’on devine dans la pénombre.
Si, dans Le Soulèvement des âmes, l’auteur donnait à entendre bruyamment les conditions de la révolte des esclaves de Saint Domingue et des confrontations que cette révolte permettait de faire éclater, dans Le Maître des carrefours, ce sont les questions liées aux choix des sociétés à construire qui sont bien en jeu. La croisée des chemins : manoeuvres décisives des armées, choix stratégiques des acteurs de cette révolution, bifurcations politiques et sociales dont ce temps a été l’accoucheur, inscription de l’action dans des paysages décrits avec précision, catalysant un effet de réel efficace, déplaçant, là aussi, la représentation courante et exoticisante d’une  » perle des Antilles « , plus mythique qu’avérée. Mais aussi, rencontres amoureuses, liaisons et déliaisons, qui entraînent de nouvelles donnes, visibles à la surface des êtres et que bien souvent les protagonistes historiques essentialisent pour mieux les instrumentaliser. Mais enfin, carrefour entre le visible et l’invisible : car l’époque fondamentalement fut métaphysique. De façon tout aussi subtile que dans les plis de la narration, Madison Smart Bell décrit lentement une archéologie des pratiques religieuses, inscrite dans les marges d’un catholicisme qui a échoué, pratiques qui prennent leur sens dans une inscription sociale, traduisant l’universalité de la présence du divin. Certes, si Toussaint Louverture a établi un monde de relations, réussi à traduire le sens à partir du non-sens, il n’en demeure pas moins que le véritable maître demeure le loa Legba, le maître des carrefours. Par son invocation, le temps de la célébration et de la cérémonie rejoint celui de l’Histoire, et rend possible, un moment, la repossession, par l’esclave, de sa présence au monde. L’auteur montre, dans le même temps, que cette cérémonie, désormais, a des témoins, comme le docteur Hébert, qui s’avancent sur le seuil de leur propre culture. Mais aussi ses acteurs, qui parviennent à tenir le pari de la double posture, dedans et dehors. Ainsi, Riau, qui prend conscience, peu à peu, que l’horreur n’est pas éteinte, que l’esclavage a entraîné la gangrène des esprits, que la révolte des esclaves n’a pas toujours été fondée sur l’illégitimité de l’esclavage, et qu’en devenant Haïti, quelque chose de Saint Domingue a perduré et a pris le nom de zombi. La négation de l’horreur s’est parfois arrêtée en chemin, puis s’est dévoyée, interdisant que soit goûté le sel de la liberté. On sait combien Haïti continue de payer ce dévoiement. Il appartenait à un romancier de le donner à entendre, et de faire sortir les lecteurs des sentiers battus.

Le Maître des Carrefours, par Madison Smart Bell, roman traduit de l’américain par Pierre Girard, Actes Sud, 2004. 949 p., 29,50 euros.///Article N° : 3549

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