Le manifeste de Gorée

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Rappel des faits : profitant de l’organisation de la biennale de Dakar 2006, la Fondation Jean-Paul Blachère qui, depuis cinq ans, soutient l’art africain contemporain en distribuant des prix dans les grands rassemblements d’arts plastiques du continent, en organisant des résidences d’artistes africains en Afrique et en Europe, en présentant en son siège d’Apt, dans le Vaucluse, des expositions d’artistes émergents ou prometteurs, expos collectives ou individuelles résultats de ses actions sur le terrain de la création en Afrique, la Fondation Blachère a donc, au seuil d’un second quinquennat d’activités, souhaité élargir et affiner le propos. Elle a, dans cette perspective, sous la direction de Pierre Jaccaud et avec Roger Pierre Turine à la coordination, organisé un Atelier d’Ecriture et de Réflexion. Tenu sur l’île mythique de Gorée, cet atelier réunissait six jeunes critiques originaires de l’Afrique. A charge pour eux de jeter les bases d’une action à long terme, tout en s’interrogeant sur l’état de la création africaine actuelle et, par ailleurs, tout en sélectionnant les cinq artistes de la biennale (« In » et « Off » réunis) les mieux à même à leurs yeux d’expliciter l’esprit de découverte qu’entendent consacrer les prix alloués par la Fondation. Esprit de découverte forcément inhérent à toute biennale qui se respecte.

L’Atelier
Y ont participé : Virginie Andriamirado (Madagascar), Fortuné Bationo (Côte d’Ivoire), Raphaël Chikukwa (Zimbabwe), Moulim Elaroussi (Maroc), Christine Eyene (Cameroun), Ndeye Rokhaya Gueye (Sénégal).
En organisant à Gorée cet Atelier de rencontre et de réflexion, de conception inédite pour l’Afrique, et vu ses nouveaux défis et prolongements envisagés, la Fondation Blachère a franchi un pas de plus. Elle s’est désormais inscrite dans une double perspective d’avenir et d’autres actions récurrentes sur le terrain de la création de l’Afrique dans sa globalité, au nord comme au sud du Sahara.
But éclairé : éviter désormais la précipitation des choix et des enjeux, des opérations et des expositions, au bénéfice d’actions responsables et professionnelles réfléchies et envisagées dans la durée.
Remarque : s’il faut regretter l’abandon, en 2008, des animations estivales dans le village de Joucas, près d’Apt, où furent organisés des séminaires de peinture, sculpture, photographie, vidéo. Et cela avec la participation, d’une part, de jeunes artistes africains et européens conscients du passionnant « deal » d’avoir à réaliser une œuvre au cœur même d’un village en l’espace de huit jours et, d’autre part, la participation enthousiaste de tout un village qui hébergeait les jeunes créateurs, il n’est pas interdit de rêver et de penser que l’activité susdite pourrait être redéfinie et poursuivie de prochains étés !
C’est en prospectant dans la création la plus actuelle, ses nouvelles techniques et ses défis originaux que la Fondation remplira la mission qu’elle s’est assignée au départ : montrer ce qui doit l’être, c’est-à-dire l’originalité et les références, plutôt que des artistes qui, découverts hier et trop chouchoutés, parfois s’encroûtent, se répètent. Originalité et références, disions-nous, et ce fut le cas en 2008 avec les monographies de Freddy Tsimba et de Moustapha Dimé.
Pour un art d’aujourd’hui
Les anciennes définitions de genres artistiques dévolues à la peinture, la sculpture, les arts graphiques ont, qu’on le veuille ou pas, en effet, vécu. La création actuelle ne s’embarrasse plus de tels répertoires, joue franchement, parfois d’ailleurs abusivement, la carte des « techniques mixtes » exploitées tous azimuts. Combien d’artistes ne se revendiquent-ils pas tout à la fois peintres, sculpteurs, installateurs, performers, vidéastes et photographes !
La création de pointe défend un art sans frontières ni balises, à charge pour elle de ne jamais se soustraire à la combinaison magique – forme et fond – qui authentifie les œuvres majeures.
Dans un tel concert d’innovations plastiques, la Fondation se doit de s’ouvrir aussi largement que possibles aux nouvelles donnes de la création. Sous peine d’être rapidement dévaluée dans le cas où ses choix demeureraient trop conservateurs.
L’art est un fait d’actualité en constante évolution. En prise plus que jamais sur l’époque.
Constats
La biennale de Dakar de mai 2008 en a apporté une preuve criante : à de trop rares exceptions près (Maroc, Egypte, Afrique du Sud et Angola), l’Afrique éprouve un mal fou à réaliser sur fonds propres des événements ou publications répondant à un standard international, auquel elle entend pourtant adhérer à part entière.
A qui la faute ? Manque de volonté politique, d’infrastructures, de formation aux métiers de l’art, d’un marché et, surtout, d’un public local
Après 16 ans d’expérience et le soutien quasi inconditionnel d’une coopération internationale attentive, l’édition 2008 du Dak’Art est une preuve alarmante de ces vides chroniques. Or, il apparaît toujours plus évident que l’Afrique ne pourra sortir de ses marasmes sans féconder ses propres solutions, sans se prendre en mains pour de bon.
L’art, partie prenante du quotidien des peuples, ne peut échapper à cette règle !
Les efforts sont sans doute réels. Et soutenus par un Occident sans cesse convié à les accompagner sinon à les piloter.
Un paradoxe qui correspond mal aux revendications africaines d’indépendance déclarées ! Et, par ailleurs, des efforts trop souvent inefficaces, faute d’un réel investissement des autochtones dans l’aventure. Investissements financiers certes, mais investissements humains performants.
Un exemple parmi d’autres : la belle expérience du magazine Dak’Art, amenée sur un plateau d’argent par Africalia, a failli ! Hélas. A failli faute de rigueur non seulement dans sa ligne de conduite et les choix des interventions rédactionnelles, mais aussi dans le suivi même du produit, de la mise en page et en forme à sa distribution. Sans compter l’incapacité des gestionnaires à « sortir » le magazine dans les délais prévus.
Objectifs et projets
Devant de tels états de fait, le souci de refondation, d’accompagnement d’initiatives de terrain comme de réflexion sur le terrain même du jaillissement de la créativité en Afrique, entrepris par la Fondation Jean-Paul Blachère arrive à un moment opportun.
En tirant des leçons des réussites et failles de modèles existants, il lui reviendra d’initier des alternatives originales, gages de succès pour les critiques et les artistes entraînés dans ses démarches prospectives et gages de notoriété pour les actions de la Fondation.
– La constitution d’un réseau critique africain soucieux de toujours mieux accompagner les expositions et les artistes, non seulement en tant que rapporteurs de manifestations et de modèles de création, mais aussi en qualité de soutien moral aux créateurs et en qualité de commissaires attentifs à la meilleure exploration et scénographie des interventions plastiques.
La présence de critiques en soutien aux engagements des artistes est indispensable. Or, à de rares exceptions près, une vraie critique fait défaut en Afrique. Des jeunes en veulent pourtant. Il revient à la Fondation de leur donner les moyens d’être les fers de lance d’une critique engagée au service d’un combat de l’art pour que l’esprit qu’il insufflera génère une conscience africaine du rôle primordial de la culture au sein de toute société.
– La mise en chantier de résidences sur les lieux mêmes de la création en Afrique, avec accompagnement de celles-ci par l’un ou l’autre critique du réseau est, pour sa part, un projet à concrétiser aussi vite que possible. Représentant diverses régions de l’Afrique, les participants à l’Atelier de Gorée avaient déjà, pour la plupart, un passé d’activités allant dans ce sens. Ils ont désormais pour tâche d’initier ces premières résidences dans leurs contrées respectives ou d’origine.
– Dans un but de formation du réseau (appelé à s’étoffer avec d’autres critiques) au commissariat d’expositions, chacun des participants a été convié à penser à un artiste qu’il accompagnera dans une exposition d’ensemble qui réunira 7 créateurs et 7 critiques à Apt, à la Fondation Blachère, en 2010.
Ce projet est audacieux, il est indispensable et ne fera que conforter la place de la Fondation Blachère dans le concert de la création en Afrique et, plus encore, car c’est son véritable but et le souhait affirmé des participants à l’atelier, l’émergence d’une création africaine professionnelle dans ses désirs, ses actes, sa présence dans le monde.
Rappel de temps forts et prolongements
Qu’il ait été une réussite au-delà de toute espérance, nul n’en disconviendra. Qualité des échanges de points de vue, opportunité des « billets matinaux » révélateurs des découvertes ou regrets de terrain du jour précédent, attrait de la perspective d’avoir à distribuer des prix en dehors de toute pression et bonheur d’avoir réussi dans une entreprise peu évidente vu la faiblesse du Dak’Art, création utile d’un blog de la Fondation avec les avis des uns et des autres, table ouverte aux participants à la biennale… Plus que jamais la Fondation Blachère a joué un rôle efficace et d’avenir dans son souci de valorisation de la création africaine.
Il s’ensuit que ce travail de fond ne peut être seulement ponctuel, reconduit de deux ans en deux ans. Il doit être actif aussi souvent que possible.
A cet égard, il conviendrait que les critiques de ce nouveau réseau songent désormais à faire partager leurs articles critiques et réflexions avec leurs commensaux de la Fondation et, pourquoi pas, de l’extérieur. Avec, pourquoi pas aussi, une inscription de ces échanges d’infos et remarques sur le site de la Fondation.
D’autres rendez-vous des arts visuels doivent être pris en compte, de telle sorte que la Fondation puisse agir et témoigner de l’Afrique du nord à celle du sud, en n’oubliant ni le centre, ni l’est. De la francophonie à l’anglophonie.
Réflexions d’un des membres de l’Atelier
« Le fait d’avoir vécu une semaine, jour après jour, avec des critiques africains ou des spécialistes de l’Afrique m’a beaucoup apporté au niveau de l’approche et de l’analyse de cet art africain.
« Quant aux artistes sélectionnés par le jury de la Fondation, j’ai eu plusieurs contacts avec eux et continue à en avoir et là j’ai pu apprécier l’importance de ce genre de rencontre. Il se dégage de mes correspondances avec ces artistes un sentiment de reconnaissance, mais aussi de demande d’accompagnement critique… C’est ainsi que je dis que l’atelier de la critique est un instrument de développement artistique sur le continent. Il faut le déplacer désormais, le faire voyager et en faire profiter un maximum de jeunes critiques et d’artistes.
« D’un autre côté, il ne faut pas croire que la critique en Afrique n’a pas besoin d’être développée. Une critique qui ne voyage pas, qui ne rencontre pas d’autres horizons, finit par tomber dans la routine de ses idées et devient improductive. Il faudrait imaginer des résidences pour les critiques africains en Afrique mais aussi en Europe (en France, en Belgique pour la commodité de la langue), afin qu’ils puissent développer leurs regards et leurs outils critiques.
« Par ailleurs, nous n’avons pas besoin d’une enquête approfondie pour nous persuader de la nécessité de la formation des artistes africains sur un certain nombre de médiums actuels. Dans le domaine de la vidéo, de la manipulation de logiciels… je propose donc, afin de réduire cet écart (d’autres diraient fracture) avec les artistes de par le monde, d’organiser des ateliers de formation à travers le continent. Ces nouveaux outils de la production artistique sont légers, souvent bon marché, et ne posent pas le problème du stockage, du transport et des assurances. »
Et Moulim El Aroussi, puisqu’il s’agit de lui, d’évoquer le Festival International de l’Art Vidéo de Casablanca, qu’il est chargé de piloter artistiquement cette année. Aucune participation de l’Afrique subsaharienne n’y est prévue. D’où le souci d’organiser, en avril 2009, près de Marrakech, des ateliers de formation à leur intention avec la participation de partenaires potentiels, dont la Fondation Blachère.
« Cet atelier devrait être accompagné par des critiques africains et ou des spécialistes de l’Afrique. »
Un nouveau défi, un défi de plus, pour la Fondation Blachère ?
Puisse Jean-Paul Blachère être convaincu de l’intérêt majeur des points défendus dans ce manifeste. Nous connaissons sa passion pour l’Afrique et ses artistes. En acceptant de parrainer les projets et défis lancés par l’Atelier qu’il a initié à Dakar en 2008, il s’accrocherait une nouvelle plume à son chapeau de mécène éclairé. Puisse-t-il être convaincu des enthousiasmes développés en Afrique par les initiatives de la Fondation qui porte son nom et dont les résultats, après cinq ans d’activités, sont déjà remarquables. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin !
Il ne faudrait pas l’oublier : de jeunes et belles carrières se sont d’ores et déjà développées grâce à la Fondation Blachère. Pensons à celles de Mohamed Camara, Sammy Baloji, ou Saïdou Dicko, de plus en plus présents sur les scènes d’Afrique et d’Europe.

L’équipe de l’Atelier de Gorée
24 juillet 2008///Article N° : 8838

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Les images de l'article
Rencontre avec des artistes au Gorée Institute © Carolyne Janin





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