Du dispositif liturgique comme forme politique

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Chants rituels et danses sacrées traversent la dramaturgie de Koffi Kwahulé. Rappelant les racines d’un monde fondateur dont les éléments proviennent autant de la culture traditionnelle africaine que de la culture lettrée occidentale, ils évoquent les ressorts tragiques de notre contemporanéité : la coexistence conflictuelle d’une perte de repère anthropologique et d’une persistance identitaire. Ils instaurent une forme liturgique qui s’inscrit principalement dans une démarche politique.

Dans Village fou ou les déconnards de Koffi Kwahulé, le protagoniste, un étudiant africain faisant ces études à Paris, raconte : « Lokossué, il fallait s’y attendre, s’attaqua ensuite à la femme qui avait la tête près du bonnet. Elle se mit à trembler comme saisie de froid. La croix gammée qui lui servait de cache-sexe devint rouge de sang ; devant tout le monde, Gestapo était réglée. Des règles douloureuses. Lokossué avait frappé ! Elle entra en transe et exécuta une danse de possession pendant que le feu jaillissait du toit de la case. Le fétiche continuait à se venger ! Un vent de panique parcourut la foule. La panique passée, on s’organisa pour combattre l’incendie. Et une fois le feu vaincu, on s’aperçut que la femme venue du village-fou avait disparu. On la retrouva le lendemain matin, sur le chemin des champs. Gestapo s’était pendue à un colatier à l’aide de la croix gammée. » (1)
Nombreuses sont en effet les références à la transe et aux rites de possession qui traversent les textes de Koffi Kwahulé. Ce sont des éléments dramaturgiques qui, en tant que tels, sont des références directes au chœur antique grec, mais qui, parallèlement, rappèlent les racines de l’Afrique dont les éléments fondateurs proviennent autant de la culture traditionnelle africaine que de la culture lettrée occidentale.
A ce propos, à la question adressée à Koffi Kwahulé par un étudiant : « Pourquoi votre théâtre convoque souvent le théâtre grec, notamment à travers le chœur antique ? » Koffi Kwahulé répond : « C’est justement ma part européenne. Ce qui m’intéresse dans le théâtre antique grec ce sont ses affinités avec ma propre tradition baoulé. […] Le chœur est actuellement une obsession dans mon travail. […] C’est une interrogation sur ce qu’est devenu aujourd’hui le chœur. »
Il s’agit ici de montrer comment les avatars du chœur antique grec évoquent les ressorts tragiques de notre contemporanéité, à savoir : la coexistence conflictuelle d’une perte de repère anthropologique et d’une persistance identitaire, instaurant une forme liturgique qui s’inscrit principalement dans une démarche politique.
A travers l’usage de ces avatars du chœur grec antique, Koffi Kwahulé se saisit du dispositif liturgique au sens socio-politique du terme (leitourgia comme œuvre du peuple et par voie de fait, comme acte politique visant à rassembler la polis autour d’une action collective, maintenant par extension sa cohésion communautaire.
Le chœur dans la tragédie grecque
Observons en premier lieu comment le chœur de la tragédie grecque participe au maintien de la cohésion communautaire à un moment de l’histoire où les Athéniens traversent une crise socioculturelle aiguë, passant en quelques décennies seulement d’un monde religieux et archaïque à un monde politique que l’on pourrait presque qualifier de moderne.
La Grèce, après la bataille de Salamine en 480 avant J.C. vit en effet une accélération de l’histoire qui propulse les Athéniens d’un monde archaïque, monde alors gouverné par les dieux, vers un monde où l’organisation de la cité s’articule principalement autour de lois juridiques. Cette évolution se traduit par l’émergence d’une identité civique institutionnalisée qui vise à éliminer l’ancienne identité archaïque. C’est dans ce contexte de crise que les tragédies grecques trouvent leur forme achevée, dans un contexte socio-politique où si la démocratie vient juste de naître, les spectateurs, quant à eux, forment un corps citoyen encore fortement enraciné dans ses traditions ancestrales.
L’orchestra, (le lieu où l’on danse) est l’espace du chœur. Situé entre les acteurs et les spectateurs, il représente l’ancien monde cultuel et rituel, celui où le mythe domine, et le logeion (le lieu où l’on parle), l’espace des acteurs, représente le nouveau monde, où le logos s’exprime sous la forme du langage rhétorique, juridique. Les spectateurs, quant à eux, se retrouvent pris entre ces deux mondes contradictoires : l’un faisant office de passé et l’autre, de futur, tous deux étant aussi présents et essentiels à leurs yeux. Le passage de l’un à l’autre ne s’est pas encore effectué.
C’est dans ce conflit, dans cette dualité insoluble que se situerait le tragique de la situation historique et a fortiori des tragédies grecques. A ce propos, Jean-Pierre Vernant écrit que  » le moment tragique est celui où une distance s’est creusée au cœur de l’expérience sociale  » (2), et que « le dramaturge en joue pour traduire sa vision tragique d’un monde divisé contre lui-même, déchiré par les contradictions  » (3).
Au sein de cette crise, la présence du chœur au théâtre est là pour rassurer, pour épouser les angoisses du public et prendre en charge ses émotions tragiques. Rappelons que l’une des fonctions principales du chœur est d’invoquer les dieux en leur adressant prières et danses rituelles et que, généralement composé de citoyens, ce chœur est régulièrement appelé à chanter de longs thrènes articulés par une chorégraphie cultuelle, reliant de la sorte les spectateurs réunis au sort funeste du héros tragique.
Le chœur permet en effet, et par sa position spatiale dans le théâtre et par son mode expressif, de  » faire tampon  » entre les spectateurs et les acteurs, c’est-à-dire entre l’ancien monde religieux et le nouveau monde politique. Par lui, c’est la société toute entière qui devient garante de la prise en charge d’un passage traumatique où les questions de la mort symbolique et du deuil sont centrales. Il fait écho et se joint aux voix supposées du public, comme l’évoque le chœur des Choéphores d’Eschyle :  » Et nos voix unies font écho ici à leurs voix » (4). Ainsi la représentation théâtrale, par la distance esthétique qu’elle instaure, permet-elle aux spectateurs de projeter leurs angoisses identitaires et d’apprivoiser leur nouvelle identité civique.
Le chœur apparaît comme l’élément actif d’un rite de passage convoqué par le dispositif même du théâtre antique grec. En incarnant le deuil d’une mémoire collective, il permet de préserver la cohésion sociale.
Nombreux sont en effet les éléments archaïques et rituels qui déterminent la fonction du chœur. Les rites de possession ou les pratiques de transe dont le chœur use sur scène sont à ce propos particulièrement significatifs.
Dans Les Suppliantes d’Eschyle, par exemple, l’expression du chœur fait en effet appel aux anciens rites de possession. Son phrasé et ses redoublements de voyelles renvoient directement aux anciennes pratiques collectives de transe. Nicole Leroux le souligne dans La voix endeuillée :  » Sans doute faudrait-il alors tenter de comprendre si, dans’ses successions de voyelles scandées sur un rythme déterminé’ c’est […], en quelque sorte donc une pratique collective émanant d’un groupe qui’impose à ses membres la discipline du rythme d’une méthode élémentaire’ ; ou si ce travail du cri doit d’abord et avant tout être référé à des phénomènes de transe » (5).
Ainsi, le chœur de la tragédie grecque, caractérisé par la danse, le chant, les gestes de lamentation, les cris, les répétitions de voyelles… sans omettre le collectif qu’il représente, réactualise-t-il les rituels ancestraux sur la scène politique tout juste naissante dont se saisit le théâtre (6). La présence du chœur sur la scène théâtrale n’est donc pas liée à la mimésis recherchée par la fable, par le texte dramatique, mais bien par la nécessité d’inscrire le passé, l’ancien monde archaïque, au cœur du nouveau monde politique, symbolisé pas le logeion, afin de permettre aux spectateurs de faire le deuil collectif de leur ancien monde fondateur.  » La place du deuil est dans l’orchestra, lorsque le chœur entonne le chant sans lyre d’un thrène, écrit Nicole Leroux […] Les chants du chœur, sont liés à la mort, écrit-elle, ils sont des thrènes et non des chants de victoire, des péans, ils prennent la forme de cris, de larmes et de gémissements […], car le chant tragique, loin d’inciter les citoyens à la bravoure est, par lui-même, comme celui de cassandre, une’blessure à entendre’, parce qu’il’mord’ l’auditeur aux tréfonds de sa chair. Il n’est pas un chant de victoire apollinien où la lyre l’accompagne mais de deuil où c’est la flûte qui est présente […] et cette flûte contribue particulièrement au phénomène de transe dans la mesure où elle est avant tout liée à Dionysos et à la folie (mania)  » (7).
Les cris aigus, ces gémissements conducteurs d’âmes, pour reprendre l’expression du chœur des Perses, les chants, les lamentations, les rythmes sauvages, les flûtes… sont autant d’éléments actifs qui engendrent chez le spectateur une expérience émotionnelle indépendante de la fable représentée, une expérience physique immédiate et non cognitive qui renvoie à la notion de catharsis (8). Une catharsis liée au deuil de l’ancien monde, que la communauté athénienne doit réellement effectuer pour accéder à sa nouvelle identité civique.
Débarrassé de ses terreurs anciennes, le spectateur grec peut alors accéder à la rationalité et surtout à la responsabilité civique que lui impose sa nouvelle cité athénienne. Ainsi peut-on faire l’hypothèse que la présence du chœur dans la tragédie grecque participe activement au passage tragique qu’implique le nouveau monde politique. En offrant aux athéniens la possibilité de vivre collectivement le deuil de leur ancienne culture sous une forme ritualisée, le chœur instaure une forme liturgique dont la fonction principale serait donc de maintenir la cohésion de la communauté rassemblée malgré la crise identitaire socioculturelle qu’elle traverse.
Le chœur dans la dramaturgie de Koffi Kwahulé
Ainsi, si la Grèce a vécu à la fin des guerres médiques une accélération endogène de l’histoire qui l’a précipité d’un monde archaïque vers un monde que l’on pourrait qualifier de moderne, l’Afrique a subi avec la colonisation une accélération de l’histoire exogène projetant ses habitants d’un monde traditionnel vers un monde que Marc Augé qualifie de surmoderne.
Selon Marc Augé (anthropologue de formation africaniste), le peuple africain a été le premier à faire l’expérience de notre contemporanéité par la colonisation qu’il a subie et l’accélération de l’histoire que cette colonisation lui a imposée en le projetant d’un monde traditionnel vers notre système actuel de mondialisation :
Du point de vue du colonisé, l’arrivée des colonisateurs entraîne à l’évidence une accélération de l’histoire. Les sociétés colonisées ont été les premières à subir le choc d’une mondialisation aujourd’hui parvenue à son terme parce qu’ils ont été les premiers à la subir […] ces peuples colonisés ont fait les premiers, et le plus souvent dans la douleur, une triple expérienceassociée à ladécouverte de l’autre et qui nous est aujourd’hui commune à tous (9)
Koffi Kwahulé évoque d’ailleurs cette particularité du peuple africain lorsqu’il déclare :  » en fait, je n’ai jamais cessé de parler de la question noire, mais j’essaie de faire en sorte que mon théâtre engage chaque être humain, à travers la singularité de l’expérience vécue du Noir  » (10).
Selon Marc Augé, la surmodernité se traduit surtout par un excès d’espace et de temps. Le premier conduit à l’annulation des frontières et au rétrécissement de la planète, ce qui engendre une confusion d’espace et une difficulté à saisir cet espace comme lieu identitaire. L’homme contemporain ne peut plus se définir par rapport à l’autre, à l’étranger, car son histoire et son identité sont absorbées par la multitude des autres. L’excès de temps, quant à lui, a fini par réduire l’histoire à sa pure actualité, privant ainsi l’individu de toute mémoire. Plus de monument, plus de rite pour réactualiser la mémoire de l’autre et par conséquent plus de mémorial pour inscrire la mémoire collective. Autrement dit, toute cohésion identitaire collective est devenue obsolète, le conflit tragique qui traverse l’homme surmoderne peut donc se traduire par la coexistence conflictuelle d’une perte de repères anthropologiques et d’une persistance identitaire. Ce conflit identitaire touche d’autant plus les Africains que depuis la colonisation, ceux-ci ont subi un véritable phénomène d’hétéroculture.
 » L’hétérocluture, écrit l’anthropologue Jean Poirier, est la situation dans laquelle se trouve une société qui s’alimente à deux matrices culturelles considérées à la fois comme essentielles (et même proprement vitales) et antagonistes : la tradition et la modernité – autrement dit la continuité et la novation  » (11). Cette rencontre brutale entre deux cultures contradictoires (l’une, endogène et ancestrale et l’autre, exogène et surmoderne, en ce qui concerne les Africains) n’est pas sans nous rappeler la définition du conflit tragique donnée par Jean-Pierre Vernant au sujet de la Grèce ancienne.
Si en Grèce, au Ve siècle av. J.C., le logos se substituait au muthos et représentait le nouveau langage, en Afrique, c’est le langage occidental, et plus particulièrement la langue française, qui apparaît comme celui de l’avenir, effaçant peu à peu la langue d’origine ou les dialectes traditionnels.
Koffi Kwahulé témoigne ainsi de ce conflit que lui impose ce phénomène d’hétéroculture :  » Mon outil de travail, dit-il, c’est la langue française, et, que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Je ne suis pas né français. Un jour on m’a dit : tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc en situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé  » (12).
De fait, il ne s’agit pas, comme au temps de la tragédie grecque, d’effectuer un passage monde ancien / monde nouveau, autrement dit, le passage d’un monde traditionnel africain vers un monde surmoderne occidental, mais bien de dépasser ce passage, cette dichotomie, pour accéder à un monde contemporain où la question même de l’africanité aurait disparu. Car ne pouvant se reconnaître dans l’occident, et ne pouvant rejoindre les terres africaines ancestrales, le peuple africain, et en l’espèce Koffi Kwahulé, recherche une cohésion communautaire qui dépasse celle des frontières territoriales.
Cet extrait de Bintou de Koffi Kwahuléillustre cet impossible retour à la terre africaine ainsi que la nécessité de construire de nouveaux territoires identitaires :
La mère : Ton père et moi…
Bintou : Mon père ? Quel père ? Je n’ai pas de père.
La mère : Nous avons pensé à quelque chose de bien pour toi : des vacances. Ça ne te ferait pas plaisir d’aller au pays pendant les vacances ?
Bintou : Des vacances ? Je ne bosse pas, je ne vais pas à l’école, pourquoi je prendrais des vacances ? Et puis je ne le connais pas, ce bled.
La mère : Justement tu connaîtrais les autres membres de la famille, tu saurais à quoi ressemble ton pays….
Bintou : Mais mon pays c’est ici maman. C’est la cité, le quartier, le béton, mes mecs… mes « Lycaons », comme dit tante Rokia. C’est ici que je suis née et je n’ai pas envie de connaître autre chose. Ça me suffit. (13)
Cet impossible retour à la terre d’origine ne peut néanmoins se substituer à l’impossible non-retour à cette même terre. Aussi, Bintou qui a définitivement renoncé à l’Afrique, sera-t-elle ramenée à cette terre ancestrale par le biais du couteau de Moussoba, laquelle est chargée de son excision. Cet impossible retour sera d’ailleurs fatal à l’héroïne puisque Bintou ne survivra pas à la mutilation.  » Cet exil sans retour est aussi culturel, écrit Sylvie Chalaye, c’est l’exil d’une culture chimérique qui n’a plus de terre de référence. Bintou est africaine par sa famille, mais elle va à l’école occidentale et se passionne pour la danse orientale  » (14). Un fossé s’est creusé au cœur de l’expérience sociale, pour reprendre les termes de JeanPierre Vernant, et le confit tragique qui en résulte conduit, comme dans les tragédies grecques, à une mort inéluctable.
Observons, comment les avatars du chœur de la tragédie grecque, notamment dans Bintou instaure une action liturgique susceptible de maintenir une cohésion communautaire malgré l’exil ou l’errance qui caractérise les Africains d’aujourd’hui.
Bintou raconte l’histoire d’une adolescente. Sauvage et provocante, couteau au poing et nombril à l’air, Bintou mène un gang du haut de ses treize ans. Elle sait qu’elle n’atteindra pas ses dix-huit ans, mais son rêve est de devenir une danseuse du ventre. Elle est une enfant de l’immigration, et bien qu’ayant grandi dans une famille africaine, sa culture est celle de sa cité. Entourée d’un père qui a perdu son emploi et qu’on ne voit jamais, d’une mère épuisée par les ménages, d’un oncle incestueux et d’une tante jalouse, Bintou s’est construit un monde bien à elle où elle danse inlassablement entre Manu l’Européen, Kelkhal le Maghrébin, Blackout l’Africain. Sa famille convoque Moussoba, l’exciseuse, pour la ramener à la  » normalité « . Bintou meurt des suites de cette excision.
A ce niveau de la fable, il est déjà possible de souligner la place centrale que revêt la danse dans cette tragédie contemporaine : le seul moyen pour la jeune africaine occidentalisée de s’inventer une identité à jamais perdue et par conséquent, de dépasser le conflit tragique qui résulte de son hétéroculture. En puisant les fondements de sa danse dans l’orient, monde qu’elle ignore totalement, Bintou trouve une issue à ce conflit. Par le biais de l’imaginaire, elle accède à un monde susceptible de la faire encore rêver. Car ni le retour à l’Afrique, ni l’accès à l’Occident ne s’avèrent désormais possibles. Dès le début de la pièce, le chœur décrit Bintou en ces termes :
Petite amazone de la cité
La cité, je n’aimais pas
L’école, je n’aimais pas
La loi du père, je n’aimais pas (15)
La résolution du conflit tragique semble ainsi dépasser les deux termes de la contradiction (l’ancien monde traditionnel africain et le nouveau monde surmoderne Occidental) et trouver un début de solution dans l’expression de la danse (le mode expressif du chœur grec). Cette danse est par ailleurs celle du ventre, le lieu par excellence du cordon ombilical, c’est-à-dire de la séparation maternelle (la terre africaine) et de la venue au monde (la cité occidentale). Le chœur l’évoque lorsqu’il parle de  » son nombril autour duquel elle dansait  » (16).
Au niveau de la structure dramaturgique, Koffi Kwahulé choisit de faire intervenir un chœur explicitement nommé comme tel. Ainsi, ce chœur apparaît-il comme une référence directe au chœur grec, évoquant ainsi le passé et l’arrière-fond mythique que représente la culture occidentale. Mais ce chœur ne danse plus, il échappe dorénavant à l’orchestra (le lieu où l’on danse). Il scande par le rythme de son phrasé un temps qui ne trouve plus son inscription dans l’histoire contemporaine. Sa structure collective et les redoublements de son phrasé rappellent néanmoins les bases rituelles des anciens phénomènes de transe ou de possession, qu’elles soient occidentales (grecques) ou africaines. Le choeur répète, par exemple, à six reprises dans le tableau intitulé « Jazz » :  » Deale, p’tit Jean, deale / Deale, deale  » (17), scandant ainsi les paroles des protagonistes. Cette forme dialoguée entre le chœur et les acteurs n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler la structure du commos grec, ce chant de la plainte et du deuil partagé entre les acteurs et le chœur.
Ces nombreuses références au deal évoquent par ailleurs non pas la mort de l’ancien monde traditionnel africain, mais bien celle de notre monde occidental actuel. S’organisant autour de la mort et du deuil, la question de la cohésion communautaire se pose donc autant pour les Africains que pour les Occidentaux. Ainsi, comme dans les tragédies grecques, la présence scénique du chœur dans Bintou permet-elle de dépasser le sort individuel du héros tragique pour rejoindre celui de la communauté formée par les spectateurs rassemblés. Notons à ce sujet que lorsque Bintou meurt à la fin de la pièce, c’est le chœur qui prend en charge le récit de cette mort mais que, contrairement au messager de la tragédie grecque dont c’était la fonction, ce chœur-messager entonne surtout un chant funèbre et qu’un de ses membres pousse un cri au moment de l’excision, rappelant ainsi  » la voix endeuillée  » propre au chœur grec.
Le chœur dans Bintou apparaît donc comme l’expression d’une double plainte, d’un double deuil à opérer : celui de notre monde surmoderne et celui du monde traditionnel africain. Car tous deux portent dorénavant en eux les germes de leur propre destruction : l’excision que subit Bintou la conduit à la mort au même titre que l’héroïne, dealée par P’tit Jean, est source de mort pour les occidentaux. Bintou est explicite :  » Deale / [dit-elle à P’tit Jean] mais n’y touche pas / Laisse-les en prendre / sur ce qui leur tient lieu de conscience / le poids de ta mort / Deale leur aussi ta mort  » (18) (propos que reprend à six reprises le chœur :  » Deale, P’tit Jean, deale / Deale, deale « ).
Bintou est une tragédie qui présente le monde contemporain sous les traits d’un vaste deal : l’oncle deale avec P’tit Jean le retour de Bintou afin de pouvoir l’exciser, P’tit Jean profite de cette occasion pour lui dealer sa propre mère. C’est d’ailleurs bien le deal que passe l’oncle avec P’tit jean, autrement dit l’Afrique ancestrale avec l’Occident d’aujourd’hui, qui conduit Bintou à la mort. La faute tragique et la culpabilité qui en résultent sont donc autant à saisir du côté d’une Afrique qui cherche à maintenir ses pratiques traditionnelles que du côté d’un Occident qui continue de s’enrichir au mépris de ses propres pertes humaines. Aussi, le chœur poursuit-il l’oncle à la fin de la pièce, comme le faisaient les Erinyes, ces anciennes déesses vengeresses qui poursuivaient Oreste dans Les Euménides d’Eschyle.Soulignons enfin que le chant funéraire entonné par le chœur à la mort de Bintou et un chant oriental, un chant qui se démarque volontairement de la tradition africaine (c’est précisément sur  » une musique rituelle africaine  » (19) que s’est déroulée l’excision) et qui rejette également toute référence occidentale.
Le conflit tragique vécu par les Africains,  » les premiers à subir le choc d’une mondialisation aujourd’hui parvenue à son terme « , ne peut donc se résoudre par le passage d’un ancien monde à un nouveau monde, comme cela pouvait être le cas en Grèce ancienne. Le chœur instaure dans les dramaturgies de Koffi Kwahulé un type de rite de passage qui dépasse donc largement la question de l’africanité comme cohésion identitaire, le phénomène de mondialisation actuel ayant produit une perte d’identité généralisée (20). Koffi Kwahulé le souligne :  » Ce que je voulais, ditil, c’est montrer que l’excision n’était pas un problème africain, mais que la jeunesse d’aujourd’hui, qu’elle soit jaune, blanche ou noire, est’excisée’. Et ce n’est pas un hasard si Bintou est ma pièce la plus traduite et la plupart des comédiennes qui ont incarné le personnage étaient blanches  » (21).
P’tite-souillure, autre pièce de Koffi Kwahulé écrite en 2000, peut également illustrer comment les avatars du chœur grec participent d’une action liturgique similaire. Si le chœur n’y est plus désigné comme tel, plusieurs éléments s’y rapportant traversent néanmoins la pièce, notamment la danse. Une danse contagieuse, de possession, qui va toucher un à un tous les protagonistes du drame. Une danse de mort où Ikédia invoque son père assassiné. Une danse rituelle, une psalmodie en langue barbare, étrangère, où Ikédia va incarner l’esprit de son père mort pour se transformer en vengeur, tel Oreste dans Les choéphores d’Eschyle. Un rite de passage donc, mais aussi en rite cathartique, permettant de laver la culpabilité des enfants de la colonisation. Le père de P’tite-souillure, témoin passif ou acteur indirect de la mort du père d’Ikédia et dont la culture est exclusivement occidentale, le dit explicitement à la fin de la pièce : «  Voilà, la mue est terminée et je ne me suis jamais senti aussi bien  » (22). Car les enfants de la colonisation, qu’ils soient noirs ou blancs, subissent dorénavant les mêmes effets de la surmodernité (notre système actuel de mondialisation) et par conséquent le même conflit tragique qui oppose repères anthropologiques et persistance identitaire.
En se saisissant des éléments propres au chœur antique grec dans ses dramaturgies, Koffi Kwahulé tente de spectaculariser le deuil collectif que doit effectuer le peuple africain pour retrouver sa cohésion identitaire ou, plus exactement, pour pouvoir trouver sa nouvelle identité communautaire, laquelle s’adresse tout autant aux occidentaux. Il s’agit là d’une action liturgique où les chants rituels s’entremêlent aux danses sacrées, rappelant ainsi les racines d’un monde fondateur dont les références appartiennent autant à la culture traditionnelle africaine qu’à la culture lettrée occidentale. Cette action liturgique s’inscrit principalement dans une démarche politique, telle que la définit Koffi Kwahulé :  » je dirais que mon théâtre est politique. Il est politique non pas dans ce qu’il raconte, dans sa thématique mais dans sa démarche ; rendre complexe, voire impossible, toute définition de ce qu’on appelle l’africanité.  » (23). Nous pourrions d’ailleurs aisément prolonger les propos de Koffi Kwahulé en disant que son théâtre pose également la question de savoir où est l’occidental làdedans, car comme l’écrit Sylvie Chalaye,  » ces dramaturgies rappellent l’Occident à son histoire. L’histoire contemporaine de l’Occident ne peut se comprendre sans l’Afrique  » (24). Ainsi les avatars du chœur grec dans la dramaturgie de Koffi Kwahulé instaurent-ils une action liturgique politique, et rappelant au spectateur surmoderne les larmes de son histoire, le convient-ils à reconnaître la cohésion identitaire qu’il forme dorénavant avec ses contemporains, que ces derniers soient d’origine africaine, occidentale ou encore orientale.

1. KWAHULE, Koffi, Village fou ou les déconnards, coll. Scènes sur scènes, Paris, Acoria, 2000, p. 56.
2. VERNANT, Jean-Pierre, « Le moment historique… » in VERNANT, Jean-Pierre et VIDAL-NAQUET, Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1979, p.16.
3. VERNANT, Jean-Pierre,  » Œdipe sans complexe « , ibid., p. 86.
4. ESCHYLE, Tragédies, trad. Paul Mazon, Gallimard (Folio), 1982, p. 345.
5. LORAUX, Nicole, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Gallimard (Nrf essais), 1999, p. 98.
6. Rappelons que se rendre aux représentations théâtrales faisait partie des obligations citoyennes.
7. Ibid., p. 93.
8. Dans La Politique d’Aristote, l’effet cathartique du théâtre est associé à celui des  » mélodies qui provoquent l’enthousiasme « , c’est-à-dire  » la possession par la divinité « , comme par exemple les chants qui engendraient la transe du dithyrambe « .
9. AUGE, Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion (Champs), 1994, p. 145.
10. Afrique noire : écritures contemporaines, Théâtre / Public n° 158, mars-avril 2001, p. 91.
11. POIRIER, Jean,  » Tradition et novation. De la situation coloniale à la situation hétéroculturelle, in : GOSSELIN, Gabriel (dir.), Les Nouveaux enjeux de l’anthropologie. Autour de Georges Balandier, L’Harmattan (Logiques sociales), 1993, p. 75.
12. Afrique noire : écritures contemporaines…, op. cit., p. 58.
13. KWAHULE, Koffi, Bintou, Lansman, 1997, p. 31.
14. Op.cit., CHALAYE, Sylvie, L’Afrique noire…, p. 31.
15. KWAHULÉ, Koffi, Bintou, p. 5.
16. Ibid.
17. Ibid., pp. 24-25.
18. Ibid., p. 25.
19. Ibid., didascalie p. 41.
20. Voir AUGE, Marc : Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil (La librairie du XX° siècle), 1992.
21. CHALAYE, Sylvie., L’Afrique noire et son théâtre au tournant du XXe siècle, PUR (Plurial), 2001, p. 97.
22. KWAHULE, Koffi, Big shoot, P’tite-souillure, Théâtrales, 2000, p. 104.
23. Afrique noire : écritures contemporaines…, op. cit. p. 94.
24. L’Afrique noire et son théâtre…,op. cit., p. 35.
///Article N° : 8828

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