Laurence Renn Penel présente Misterioso-119 au Théâtre de la Tempête jusqu’au 6 juin, une pièce de Koffi Kwahulé sur l’enfermement et la dévoration. L’écriture y est superbement servie par un dispositif à la symbolique forte, une interprétation puissante par des comédiennes et circassiennes, et la musique lancinante de Frédéric Gastard, qui se promène autour du thème de Thelonious Monk tout au long du spectacle.
Surgie de la pénombre, une jeune femme, perchée au-dessus des spectateurs, chante l’Ave Maria a cappella, avant de rejoindre sa cellule. Bercés par cette litanie connue, nous entrons dans un espace carcéral traversé de douleurs ancestrales et de beautés fulgurantes. Par cette première percée poétique qui ne figure pas dans le texte de Koffi Kwahulé, la metteuse en scène Laurence Renn Penel pose d’emblée le fil christique qui court pendant toute la pièce.
Dans un ancien couvent devenu prison pour femmes, une intervenante extérieure monte un spectacle de pom-pom girls avec les détenues. Avant elle, trois autres intervenantes y ont travaillé : deux d’entre elles ont purement et simplement disparu, et la troisième se serait défenestrée. Une relation d’amour/haine se met progressivement en place entre l’intervenante (Natacha Mircovich) et l’une des détenues (Karelle Prugnaud), jusqu’au sacrifice final où celle-ci dévore celle-là, victime consentante. Au-dessus de tout cela, au loin, une violoncelliste invisible répète indéfiniment « Misterioso », le thème du pianiste Thelonious Monk, ritournelle indifférente et mystérieuse.
C’est après avoir animé des ateliers en prison que Laurence Renn Penel a décidé de monter Misterioso-119, composé d’une succession de monologues, de dialogues et de scènes chorales, au rythme intérieur très particulier. Dans la pièce de Kwahulé, la parole n’est pas distribuée : il n’y a pas de personnages, uniquement des voix anonymes. À chaque metteur ou metteuse en scène de choisir sa distribution. Six comédiennes sont ici sur scène : six histoires différentes qui toutes parlent de la violence faite au corps des femmes. Chaque faute commise l’a été en réponse à une première violation de l’intégrité physique ou morale des détenues : une telle a poussé son homme sous les rails du métro parce qu’il la harcelait à propos de ses seins trop gros, une autre a tué son enfant né d’un viol, une autre encore a tué sa mère car elle ne supportait pas de la voir subir les coups de son père sans réagir. Toutes sont démembrées de l’intérieur, démantelées, désarticulées.
Au centre de la scène, des douches sont installées au-dessus des cellules, que depuis l’extérieur on devine derrière les barreaux des fenêtres. Les douches sont circulaires et entourées de rideaux de plastique transparent, qui au début et à la fin servent de surface de projection pour de la vidéo, de sorte que les corps nus et ruisselants sont montrés/cachés, comme protégés par les images. De chaque côté, une passerelle se déploie en montant vers les spectateurs. Ce décor imposant évoque à la fois une arène et la place de la Basilique Saint-Pierre de Rome : au centre le lieu du rituel, sur les côtés les colonnades.
C’est dans cet espace symbolique qu’évoluent les comédiennes, circassiennes et chanteuses, dont les corps sont au cur du dispositif. Elles s’approprient chaque partie de la scène en marchant, en escaladant les passerelles, en caressant les barreaux ou en dansant. Par le toucher, elles tentent de donner vie à l’acier glacial de la prison. Par le discours, elles se re-tricotent une histoire. La musique également, seule constante, constitue un fil disharmonique à la fois obsessionnel et rassurant, qui donne une continuité imparfaite à cet espace morcelé. Le « Misterioso » imaginé par Kwahulé est nécessairement imparfait : il n’est pas fait pour être interprété au violoncelle. Mais Laurence Renn Penel déjoue nos attentes : au lieu de le donner à entendre au piano, comme c’est souvent le cas, elle a confié l’enregistrement de la bande-son du spectacle au saxophoniste basse Frédéric Gastard (qui n’est pas présent sur scène), un choix qui emporte la pièce vers les profondeurs des graves, apportant un équilibre par rapport aux voix aiguës des femmes. Sans l’interpréter in extenso, il joue avec le thème, le détourne, improvise à partir de lui, l’évoque, introduisant ainsi de la modernité dans les sons, et des bruits dans la prison.
L’enfermement, qui est un thème qui traverse toute l’uvre de Koffi Kwahulé, que ses pièces se déroulent dans une prison, un ascenseur (Blue-S-Cat), ou une cité (Bintou ou La Mélancolie des barbares), est ici central. Il donne corps à l’empêchement des corps à faire corps avec eux-mêmes. La prison est dirigée par une Mère Supérieure invisible dont l’ombre et les yeux sévères planent sur l’espace et les individus qui l’occupent – son visage fermé est régulièrement projeté en vidéo sur le décor – comme si ceux-ci lui appartenaient. Comme s’ils n’existaient qu’à travers le regard de l’autre. À travers ce regard, c’est aussi notre regard de spectateur qui est diffracté : nous seuls avons le pouvoir de faire exister ce moment de théâtre, de faire exister ces corps actants et désirants, et, peut-être, de les reconstruire, de la même manière que le sacrifice de l’intervenante permet que l’esprit et le corps, l’espace de quelques instants, soient enfin réunis.
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