Après un détour quasi initiatique par l’oeuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma dont il a adapté deux romans pour une pièce intitulée Fama, Kwahulé s’est engagé dans une écriture romanesque où l’on retrouve la choralité de son théâtre.
Dans son célèbre essai, Réelles Présences : les arts du sens (1989), George Steiner, procède à la critique de la critique et célèbre parallèlement la critique créatrice, celle des artistes : « les études critiques sur Madame Bovary, écrit-il, sont légion – et on pourrait finalement s’en passer. Chaque paragraphe, ou presque, du texte de Flaubert a fait l’objet de commentaires biographiques, stylistiques, psychanalytiques ou déconstructionnistes. Mais dans notre cité « responsable », c’est vers un autre roman que nous nous tournerons si nous cherchons une interprétation et une analyse créatrices. Anna Karénine est, avec toutes les connotations de ce mot, une « révision » de Flaubert. [..] En bref : la critique se fait responsabilité créatrice lorsque Racine lit et transmute Euripide ; lorsque Brecht reconstruit l’Edouard II de Marlowe ; lorsque, dans Les Bonnes, Genet joue des variations acérées sur les thèmes de Mademoiselle Julie de Strindberg. La critique la plus forte que je connaisse de l’Othello de Shakespeare se trouve dans le livret qu’écrit Boito pour l’opéra de Verdi, et dans la réponse, à la fois verbale et musicale, que fait Verdi aux suggestions de Boito. Il semble bien – peut-être est-ce là une constatation cruelle – que la critique esthétique a un sens seulement, ou principalement, lorsqu’elle émane d’une maîtrise de la forme responsable (answerable) qui soit comparable à son objet ». (1)
En s’inspirant librement des deux romans d’Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages et défis, pour écrire sa pièce Fama, Koffi Kwahulé procède visiblement à un acte critique.
Les Soleils des Indépendances évoque le destin de Fama Doumbouya, un authentique prince réduit à la mendicité. Issu de la société aristocratique malinké, Fama est dépouillé de toutes ses prérogatives politiques par les autorités coloniales. Pour venger cet affront, il participe au mouvement de libération avec l’espoir d’être réinstallé dans ses droits par les futurs dirigeants de son pays. L’indépendance acquise, Fama reçoit en guise de remerciements une carte du parti unique. Roman du désenchantement national, Les Soleils des Indépendances est surtout un texte fondateur dans la littérature africaine, grâce au travail sur la langue réalisé par Kourouma : il consiste à introduire le phrasé malinké dans la syntaxe française.
Cette question de la langue est de nouveau au cur de son second roman, Monnè, outrages et défis. Si Dans Les Soleils des Indépendances, elle se pose en termes stylistiques, ici elle se pose en termes de communication. Désobéissant à l’Empereur Samory, qui exige de lui qu’il détruise son royaume pour éviter la soumission de son peuple aux troupes françaises, Djigui, roi de Soba et héros (anti-héros ?) de Monnè, outrages et défis, construit une muraille pour repousser celles-ci. Mais elles s’emparent facilement de Soba. Commence alors pour le roi Djigui une longue et meurtrière collaboration avec l’occupant. Pendant ce temps, les griots chantent la gloire du roi déchu, alors que celui-ci s’enferme dans la prière et la pratique des sacrifices pour conjurer le malheur qui s’abat sur son royaume.
A y regarder de près, toute l’humiliation du roi Djigui, héros du roman au moment de sa rencontre avec Faidherbe, ne résulte pas de l’occupation de ses terres par la France ni même de sa destitution par les autorités coloniales, mais d’un énorme malentendu linguistique : l’absence, dans la langue française, d’une équivalence au mot malinké monnè, qui signifie : outrages, défis, mépris, injures, humiliations, colère sans qu’aucun de ces derniers n’en restitue véritablement tout le sens. Parce que ce mot n’existe pas dans la langue française, le vieux Djigui en vient à croire que la France ne l’a jamais connu. Toute son existence sera consacrée à méditer ce mystère.
Ce sont donc ces deux romans que Koffi Kwahulé réadapte en une pièce de théâtre, qui raconte à travers le destin de Fama toute la tragédie de l’Afrique de l’Ouest depuis le temps du Grand Empire mandingue, en passant par la colonisation et la décolonisation. Le premier mérite de Fama est de restituer la chronologie historique de ces deux romans.
Bien que né en 1928 et ayant participé aux guerres coloniales (Indochine), Ahmadou Kourouma n’instruit pas d’emblée le procès de la colonisation. Il publie d’abord, en 1968, un livre sur le désenchantement des indépendances et ne s’attaque à la colonisation que vingt ans plus tard au moment où cette problématique paraît désuète dans les lettres africaines.
Contrairement à Kourouma, qui entre dans l’histoire à reculons pour reprendre l’expression de Madeleine Borgamano (2), Koffi Kwahulé, lui, inaugure sa pièce Fama par le second roman d’Ahmadou Kourouma, Monné Outrages et défis, dont l’action couvre plus d’un demi-siècle (de 1900 à 1960) de l’histoire africaine. De la sorte, il fait de Fama, personnage principal des Soleils des indépendances, le prince héritier du roi Djigui, celui-la même qui ouvre les portes de l’Afrique de l’Ouest à Fadarba, représentant de la France. Ce même Fadarba, version malinké de Faidherbe qui, quelques années plus tard, destitue Djigui au profit de son fils Fama. Mais ce dernier décline l’offre et choisit l’exil. Fadarba installe alors Lacina, le cousin de Fama sur le trône. On le voit : non seulement Koffi Kwahulé restitue la chronologie historique de cette rencontre entre la France et l’Afrique de l’Ouest, mais il rétablit également la généalogie de Fama.
Le deuxième mérite du dramaturge est littéraire : la restitution de l’ironie de Kourouma. La pièce s’ouvre par une phrase pour le moins ambiguë : « le continent qui n’existe pas », renvoyant ainsi au projet de Fadarba : donner un nom au continent. On est là au cur du projet colonial : la réification de l’Autre. L’ironie ici s’accentue, lorsque Fadarba apparaît aux yeux de Djigui et sa cour comme un homme sans nom. On l’appelle « La chose », même si l’on doit reconnaître que derrière cette ironie perce la peur de l’Autre, identique à celle qui anima Moctezuma au moment de sa rencontre avec Cortes (3).
L’ironie est surtout perceptible dans Fama lorsque Koffi Kwahulé évoque, comme Kourouma, l’inefficacité des fétiches et des sacrifices humains pratiqués par Djigui pour conjurer la présence maléfique du Français au royaume de Soba. Mais Koffi Kwahulé va plus loin encore que Kourouma, en procédant à tout un jeu de miroir entre la collaboration de Lacina et celle du Maréchal Pétain en France. L’ironie de Koffi Kwahulé ici est d’autant plus cruelle que c’est justement l’envoyé spécial du Maréchal Pétain en Afrique pour le Renouveau, qui installe Lacina, le traître.
Le troisième mérite de cette relecture de Kourouma est la mise en exergue du conflit culturel, voire de civilisations : tous les actes de la pièce s’ouvrent par des sourates. En procédant de la sorte, Koffi Kwahulé montre que cette rencontre est aussi un choc des civilisations, sinon des religions. Or, c’est justement ce « choc des religions » qui explique la résistance féroce de l’Empereur Samory contre Fadarba. A l’inverse des noirs de l’Afrique centrale, qui seront subjugués par l’Autre au visage pale, perçu tantôt comme un revenant, tantôt un comme albinos, les Africains de l’Ouest sont, quant à eux, obsédés par le côté impur de l’infidèle. De sorte qu’en une seule pièce, Koffi Kwahulé réussit à mettre en exergue toute la complexité des problématiques des deux romans de Kourouma, le tout servi par une écriture légère et ironique.
En réalité, toute cette réécriture de Kourouma est une initiation du dramaturge à l’écriture de son premier roman, Babyface, quidécrit la passion amoureuse de Mozati et Babyface. Née dans une famille modeste, violée par un instituteur fantasque, devenue par nécessité la maîtresse d’un expatrié français, Mozati rencontre l’amour pour la première fois avec Babyface. Elle abandonne alors mari, copains, parents et amis pour se consacrer à celui qu’elle appelle « mon bébé ». Banale, voire anecdotique à l’origine, cette histoire sentimentale grandit page après page, jusqu’à devenir ce qu’André Breton appelle l’amour fou. Un amour fou, qui conduit Mozati à l’asile, dans la mesure où Babyface, se présentant à elle comme étudiant à Paris, met en place un stratagème pour lui extorquer de l’argent, avant de la quitter. L’originalité de Koffi Kwahulé dans ce roman réside dans la mise en abyme de cette histoire d’amour entre Mozati et Babyface. Il s’agit d’un roman construit à partir du journal intime de Jérôme de La Péronnière, écrivain du dimanche et compagnon de Mozati, qui tout au long du journal décrit l’amour passion de sa compagne. D’où un jeu narratif naviguant sans cesse entre la réalité et la fiction, entre le journal intime et la narration à la troisième personne, conduite tantôt par Mo’Akissi, l’amie d’enfance de Mozati, tantôt par Mozati elle-même.
Alternant méditation sur l’art et pages poétiques, journal intime et roman policier, rumeur et chroniques politiques, le tout travaillé souterrainement par le jazz, Koffi Kwahulé donne à lire un chant polyphonique, qui renvoie à une problématique classique de la littérature : l’amour en temps de guerre. De ce point de vue, on pourrait tirer un parallèle fécond entre le personnage de Babyface et celui du Président Adama Katatjé. Tous les deux manipulent la foule et deviennent ainsi des spectres qui alimentent les conversations dans la ville. Le Président serait ainsi, selon la rumeur, un être hors du commun issu d’une liaison amoureuse de son père et de Mamy Wata, la femme sirène. Quant à Babyface, outre le fait de tourner la tête à toutes les « bourgeoises », il est une sorte fantôme errant, qui hante la ville. Tout ceci donne au roman de Koffi Kwahulé une dimension hallucinatoire. D’ailleurs, le récit s’ouvre par une scène qui renvoie à une vision, où l’on voit Babyface enjamber les cadavres jusqu’au Président de la République. Le cynisme du gigolo Babyface, tombeur de femmes qu’il détrousse, est mis en parallèle avec la cruauté du dictateur, coupeur de têtes et manipulateur de la communauté internationale.
Koffi Kwahulé joue d’autant plus de cette écriture en miroir que Babyface apparaît dans le roman comme le double de Johnny Pacheco, l’instituteur qui abuse de Mozati dès l’école primaire. Ce jeu de dédoublement va bien au-delà de l’intrigue et se manifeste dans la structure du récit, qui oscille entre une écriture théâtrale avec une mise en page originale et la narration romanesque classique. En outre, l’avant-dernière scène, où l’on voit les vautours briser les vitres de la voiture de Babyface, extirpant Mozati pour l’offrir au gros vautour aveugle qui enfonce sa tête dans les cuisses de Mozati, renvoie à coup sûr à une scène cinématographique. On pense irrésistiblement à Almodovar, et particulièrement à Hablar Con Ella. On le voit : Babyface est un roman expérimental, un chant polyphonique / polysémique qui prend date, comme avait pris date Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, dans l’histoire de la littérature africaine francophone.
1. George Steiner. Réelles Présences : les arts du sens, Paris : Gallimard folio, 2002, pp. 34-35.
2. Madeleine Borgamano, Ahmadou Kourouma, Paris : L’harmattan, 1999
3. Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. La question de l’Autre, Paris, Seuil, 1982///Article N° : 8808