Autour du printemps en Bretagne, à la suite du colloque de Rennes 2, les écritures contemporaines se sont inscrites sous le signe de l’Afrique. Le Festival de théâtre contemporain de Monbouan a choisi Koffi Kwahulé comme parrain de la saison 2002 et a accueilli Jaz et P’tite-Souillure, deux pièces du dramaturge franco-ivoirien éditées en 1998 et 2000 aux Editions Théâtrales. Portées à la scène par le metteur en scène Serge Tranvouez, ces deux histoires ont confié leurs mystères aux spectateurs dans le cadre magnifique du château. La première avait déjà fait l’objet en mars dernier d’une lecture-spectacle au Théâtre national de Bretagne dans le cadre du colloque organisé par l’université Rennes 2, la seconde avait été créée en mai au Festival de Dijon. Deux uvres qui ont en commun les stigmates d’une écriture aux influences politiques, artistiques et sociologiques.
La première met en scène Jaz, une femme profondément meurtrie. Son bourreau est un homme sans nom, sans visage, un prédateur invisible. Jaz est aussi une victime de la société urbaine que l’auteur définit lui-même comme « profondément violente« . Elle doit pourtant passer à l’acte, retrouver son tortionnaire pour le tuer, même si tout cela n’est qu’un rêve, une histoire qu’elle se raconte. Qui est Jaz ? Les métaphores sont nombreuses. La diaspora africaine en est une, la femme en est une autre mais chacun ne voit-il pas ce qu’il veut ? La lecture proposée au TNB par le Maski Théâtre dessine cette pièce sous son trait musical. « Ecrire un texte qui, sans avoir besoin de musique au sens propre, est en lui-même du Jazz« . Koffi Kwahulé explique ainsi la construction de son uvre. Serge Tranvouez l’a pris au mot en joignant à la comédienne Paya Bruneau le contrebassiste Eric Vinceno. Jaz ainsi présenté porte le « son » de l’auteur avec une spontanéité inattendue.
L’intérêt de cette présentation réside sans doute dans sa nature. La lecture impose à la comédienne de tourner des pages sur un chevalet, geste qui évoque explicitement celui du musicien ou de la cantatrice. La musique est présente et elle ne jaillit pas seulement des doigts d’Eric Vinceno mais aussi du corps de Paya Bruneau, de ses gestes et de tous les mots que l’on reçoit. Ainsi apprécie-t-on ce thème. Que serait-il sous la forme d’un spectacle ? Veut-on vraiment le savoir ?
Telle une jeune sur, P’tite Souillure suit Jaz mais prend cette fois la forme d’un spectacle abouti. La première impression mène à des références que l’on aurait imaginées lointaines : un vaudeville
Il est en effet bien question d’une famille bourgeoise, d’un père dépassé par sa femme elle-même dépassée par sa libido et d’une jeune fille en quête d’émancipation
Lorsqu’un étranger arrive dans cette villa aux papiers peints fleuris, pour « y mettre le feu », le vaudeville devient tout d’un coup une référence bien désuète. L’élément extérieur se prénomme Ikédia, on ne sait d’où il vient, ni ce qu’il veut. Le personnage exacerbe les névroses familiales, accentue les fantasmes, les rancurs. Il est pourtant question d’un meurtre que l’homme viendrait venger mais tout cela paraît bien secondaire, c’est bien d’inceste qu’il s’agit. Ikédia serait-il la vengeance personnifiée de P’tite-Souillure ? Il y a cette fois-ci moins de place pour le doute. Chose rare, le spectacle fut mis en chantier avant même que l’auteur achève sa pièce. Le travail du metteur en scène n’en est que plus mystérieux. Une fois encore, il est question de violence et une fois encore la vengeance pointe son nez sans vraiment entrer dans la pièce. Isabelle Cagnat est la première incarnation de cette P’tite-Souillure, marquée par la rancur, la violence et les rêves. Un spectacle parfois boulevardier, souvent intrigant.
Koffi Kwahulé nous raconte l’histoire de ces deux victimes. Le dramaturge évoque l’irrémédiable atteinte à l’intégrité physique. Dans ces deux uvres, l’écriture est caractéristique, c’est ainsi que l’on peut se risquer à considérer ces spectacles comme un diptyque. Il faut sans doute considérer Jaz comme le commencement pour l’auteur d’une nouvelle manière d’écrire. Au-delà des métaphores perceptibles dans cette écriture, comme l’évocation de la diaspora africaine ou le manifeste d’une identité hybride, on sent dans ces deux uvres une forte influence de la musique jazz. Ce dernier point est spécifique à l’écriture de Koffi Kwahulé, inspiration assumée et revendiquée. Dans Jaz, le style est omniprésent, la pièce en tire sa construction et sa structure. Pour ce qui est de P’tite Souillure, le dramaturge n’attribue cette caractéristique qu’à la toute fin de la pièce.
Il faut enfin souligner l’originalité du rapport de l’auteur à la langue française. Koffi Kwahulé raconte une histoire avec des mots dépourvus de tout sens émotif. « Cette langue est un masque, elle n’a pas de sens émotif, elle désigne, simplement« . S’instaure alors une liberté pour l’auteur, celle de choisir les mots qui désignent, immédiatement mais aussi pour l’auditeur, celle de voir et d’interpréter, en fonction de sa propre émotion. Au-delà de toutes les mises en scènes, cette écriture qui jongle avec nos chimères puise sa richesse dans le choix qu’elle nous offre. Une manière de laisser naître en chacun des spectateurs une Jaz ou un Ikédia, à part entière.
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