Jazz et théâtre : frères siamois ou frères ennemis ?

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Selon le sens que l’on donne au mot théâtre, l’idée d’une fraternité du jazz et du théâtre est la plus évidente, la plus indiscutable des idées. Ou bien alors la plus problématique – ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas féconde, au contraire, puisque cette tension ouvre sur d’importantes questions théoriques et pratiques.

Fraternité immédiate – si immédiate qu’on peut même alors parler de fusion, de confusion, sitôt qu’élargissant un peu les significations de ce mot-là de théâtre, on l’inclut plus globalement dans les arts de la scène, les arts du spectacle. Alors et au moins depuis les premières tournées américaines des danseurs de cake walk voire des minstrels (« Minstrels, pionniers du jazz, nous avons oublié vos gibus, vos guitares (1) »), la musique américaine noire et la scène sont absolument confondues.
Le jazz, le premier jazz et ses avant-coureurs sont essentiellement spectaculaires. L’invention du concert de jazz est récente – les années trente – et française ou à peu près. Avant, ailleurs, c’est le règne de la revue, du cabaret – le fameux Cotton Club – et de la musique interprétée pour la danse. C’est sous forme de revue – « Revue nègre » ou Blackbirds – que Paris, que l’Europe, vont découvrir un jazz immédiatement spectaculaire. Les Blackbirds de l’entrepreneur en spectacles Lew Leslie joueront, pour beaucoup d’écrivains français, membres ou non du groupe surréaliste, le rôle exact que le théâtre balinais a joué pour Antonin Artaud. Le jazz ne s’incarne pas moins dans la figure et le geste artistique du clown et mime Johnny Hudgins, qui se produit à Paris en 1926 au sein de la troupe des Blackbirds, que dans la musique inventée par Johnny Dunn ou Maceo Jefferson, pour citer deux des musiciens qui l’accompagnent alors sur la scène du Théâtre des Ambassadeurs. Des costumes de scène des grands ensembles swing jusqu’à ceux, moins classiques, de l’orchestre de Sun Ra, des chapeaux de Lester Young aux toques de Thelonious Monk, cette tradition du spectacle et de la performance s’est poursuivie dans le jazz comme les trois instruments à anche que Roland Kirk se coince simultanément entre les lèvres prolongent et redisent les trois clarinettes dont, dès les années 1910 et pour la grande joie des spectateurs, Wilbur Sweatman jouait ensemble. Cette fraternité du jazz et de la scène, fraternité qui tourne à l’assimilation, n’est pas étonnante : la performance – dans tous les sens de ce terme – est le destin artistique premier de gens – je parle des esclaves américains – dont la loi organisait tout simplement l’analphabétisme. Ainsi le rapport au langage, et spécifiquement au texte, des artistes afro-américains, d’abord barré, a-t-il exigé du temps pour se dénouer (2).
Par quoi mon bref propos s’ouvre à cette fraternité plus problématique que j’évoquais à l’instant. Dont il n’y a pas à s’étonner : on sait qu’il arrive aux fratries de se déchirer…
Cette tension, le très oublié Johnny Hudgins l’incarne. Hudgins, qui paraît sur scène en blackface, ne sait, à en croire certains de ses biographes, ni lire ni écrire. Virtuose de la pantomime (c’est un strict contemporain de Decroux), il ne prononce pas un mot en scène. C’est à des trompettistes, Joe Smith (Johnny Dunn, lors de la tournée européenne), qu’il demande de parler à sa place. De la parole, il n’assure que la gymnastique, la gestuelle. Mais c’est à la trompette bouchée, cet instrument que, sur le modèle de l’expression talking drum par lequel la langue anglaise désigne le tambour d’aisselle, on est tenté d’appeler la talkin’ trumpet qu’il laisse le soin de l’énonciation. Ce que le numéro d’Hudgins offre aux spectateurs de New York, Paris ou Londres qui, soir après soir, lui font un triomphe, c’est la mimique de la langue, le bruit de la langue, ce n’est pas la langue.
Cet exemple figure les relations difficiles du théâtre et du jazz dès lors que, selon une conception qui a dominé les dix-huitième, dix-neuvième et une large partie du vingtième siècle occidentaux, on restreint le théâtre à la pièce de théâtre quand on ne le confond pas avec le texte théâtral. Or, ce théâtre-là, il semble qu’il n’a guère mieux traité le jazz que le cinéma a pu le faire – et peut-être même plus mal. Quelques fanals cependant, pour trouer de loin en loin cette brume.
Si la pièce d’Edward Albee The Death of Bessie Smith (3) (1959) me semble avoir mal vieilli, celle de son camarade Jack Gelber The Connection, montée la même année par le Living Theater et qui a tourné en Europe, a laissé un meilleur souvenir. Il est vrai qu’elle était pour partie interprétée par des musiciens qui jouaient en scène – dont le grand Jackie McLean – et que sa bande-son, composée par Freddie Redd et enregistrée pour Blue Note (4), est devenue un classique du hard bop. Et puis, dans un autre ordre d’idée, il y a la rencontre improbable, un hiver de 1960, de Jean Vilar et de Duke Ellington autour de Turcaret, la pièce de Lesage. Il y a le metteur en scène s’étonnant de la rapidité avec laquelle il [Ellington] a compris le sujet de cette pièce de la fin du siècle de Louis XIV. Il s’est presque immédiatement identifié aux différents personnages. Et je l’ai entendu répondre à mes explications ou à celle de sa compagne […], et ceci à huit jours d’intervalle : « Frontin, c’est moi ». « Le Chevalier, c’est moi » (5).
Il y a la musique de scène qui en est résultée et qu’on devra bien éditer quelque jour.
Après ce carrefour des années 60, il a fallu l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs pour voir, en France au moins, cette question du jazz et de l’écriture théâtrale prendre il y a peu un tour nouveau et passionnant. Songeons aux collaborations nombreuses de Jean-Marc Padovani avec Enzo Cormann ; au partenariat, à l’occasion de L’instrument à pression, de David Lescot et de Médéric Collignon, l’un des musiciens les plus remuants de la scène contemporaine, partenariat qui retrouve l’énergie des échanges entre Johnny Hudgins et Joe Smith lors de leur « Wa Wa number » en lui conférant une direction absolument inédite. Et puis il y a le théâtre de Koffi Kwahulé, et les formes, nombreuses et variées, de ses complicités, de ses confrontations avec le jazz.

1. Louis Laloi, Jazz, n° 11, 15 nov. 1929.
2. Voir Geneviève Fabre, Le Théâtre noir aux Etats-Unis, Paris, Éditions du CNRS, 1982.
3. Disponible en français dans le volume Le Rêve de l’Amérique, qui regroupe plusieurs pièces de Albee, Paris, Éditions Robert Laffont, 1992.
4. Music from « The Connection », Freddie Redd Quartet with Jackie McLean, CD Blue Note 7243 5 63836 2 3 (EMI). Disque originellement paru en 1960.
5. Jean Vilar, « Portrait du Duke », Bref, n° 43, février 1961, p. 2.
///Article N° : 8794

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