Le théâtre postdramatique crée un langage qui est linguistique autant que non linguistique, un langage où les sons, le rythme, la musique, le timbre de la voix, etc. sont aussi signifiants que les mots. Mais les uvres de Koffi Kwahulé et de Jan Lauwers démontrent qu’un langage postdramatique peut se conjuguer avec la narrativité, et ainsi renouveler la question de la matérialité de la fable et du son. Les théories postdramatiques de Lehmann ne doivent pas être abordées de manière radicale : si la dynamique scénique prévaut sur la dynamique dramatique au sein de ce type de théâtre, la fable n’en est pas formellement exclue pour autant.
Depuis sa sortie en version française en 2002, l’ouvrage de Hans-Thies Lehmann, intitulé Le Théâtre postdramatique, suscite de nombreuses réactions, aussi bien positives que négatives, parmi les spécialistes du théâtre. L’esthétique théâtrale postdramatique, qui se nourrit de différentes disciplines (danse, musique, arts plastiques, etc.), recherche une articulation entre les composantes scéniques qui n’est plus régie par la seule autorité dramatique. Privilégiant le signe en tant que présence plutôt qu’en tant que contenu sémantique, ce théâtre met en avant le signifiant des éléments scéniques.
Du point de vue de l’énonciation du texte, la physicalité (travail sur le grain de la voix, sur la performance physique, etc.) constitue un enjeu central, tout comme la mise en exergue du son et du rythme du texte énoncé. La hiérarchie texto-centriste vole en éclats. La finalité spectaculaire ne réside plus dans le contenu discursif du texte. Ce dernier se combine à un travail sur la matérialité de l’énonciation scénique, sur le signifiant valant pour lui-même.
Pour Lehmann, ces formes spectaculaires se situeraient « au-delà du drame. » (1) Cette prise de position a déclenché les plus vives réactions chez les théâtrologues. Il paraît néanmoins opportun de nuancer le modèle de Lehmann, qui a parfois été interprété avec un certain radicalisme regrettable (2).
Au-delà des spectacles qui excluent formellement le drame, la théorie postdramatique conviendrait à certaines créations contemporaines que l’on qualifie de dramatiques. La définition nuancée du paradigme postdramatique formulée par Karel Vanhaesebrouck appuie cette hypothèse. Selon lui, « le théâtre postdramatique crée un langage qui est autant linguistique que non linguistique, un langage où les sons, le timbre, les accents musicaux sont autant signifiants que les mots [
]. » (3)
Au demeurant, le préfixe « post » entraîne plus de problèmes qu’il n’en résout. La caducité polémique de ce préfixe n’est par ailleurs pas propre à la théorie de Lehmann. Rappelons-nous Heiner Müller qui affirmait que le seul postmoderniste qu’il connaissait était August Stram, un moderniste qui travaillait à la poste. La notion de « post » n’est pas idéale dans la mesure où Lehmann prend en compte des formes spectaculaires qui ne se situent pas invariablement au-delà du drame.
Les spectacles Jaz de Koffi Kwahulé et La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers sont représentatifs de l’acception nuancée de la notion lehmannienne évoquée ci-dessus : tous deux créent un langage spécifique, à la fois linguistique et non linguistique.
La théorie de la sémiologie auditive formulée par Lehmann (4), inscrite dans le modèle postdramatique, convient à l’étude du fonctionnement des deux créations qui nous occupent ici. Elle renvoie à la construction de la représentation théâtrale en tant que musique. La musicalité de tels spectacles constitue leur principe structurant ; le texte y est élaboré comme une partition musicale.
Il peut sembler étonnant d’évoquer ces deux spectacles en parallèle, au vu du contraste entre les moyens scéniques qu’ils déploient. Chez Jan Lauwers, le dispositif scénique est pluridisciplinaire : texte, danse et musique composent la création dans une floraison de stimuli sensoriels. La mise en scène de Jaz par Denis Mpunga est plus épurée ; seuls quelques morceaux de contrebasse interprétés sur scène entrecoupent les monologues.
Le point commun entre ces deux spectacles réside dans leur construction musicale, dans la préoccupation partagée par les créateurs de faire entendre le texte en tant que son, indépendamment du contenu narratif.
L’organisation des deux représentations relève de l’alternance entre des séquences narratives et musicales. Leur musicalité ne s’inscrit cependant pas essentiellement dans ces intervalles musicaux : tout comme Jaz, La Chambre d’Isabella est structurée selon les principes de la musique jazz.
La construction intrinsèque des textes de Koffi Kwahulé et de Jan Lauwers se fonde sur le principe organisationnel de l’esthétique jazz. D’après Gilles Mouëllic, l’écriture de Koffi Kwahulé est un « mouvement dans lequel coexiste une diversité de figures que l’on ne retrouve que dans le texte oral : multiples changements de vitesse, bifurcations soudaines, itérations sur plusieurs niveaux, contradictions. » (5)
Pour La Chambre d’Isabella, la musicalité intrinsèque du texte est fréquemment soutenue par la musique et la danse qui se superposent à l’énonciation du texte dramatique. D’après Karel Vanhaesebrouck, « les vibrations de la narration continuent dans la danse et la musique, malgré, ou grâce à un manque de direction. » (6) Cette structure ouverte, ce « manque de direction » constitue une caractéristique centrale des deux créations.
Dans Jaz, le texte énoncé seul engendre la musicalité, qui résonne au cur des séquences instrumentales.
La comédienne Viviane De Muynck, pour qui Jan Lauwers a créé La Chambre d’Isabella, compare la performance scénique de l’acteur à un concert de free jazz : « [
] pour elle, le jeu d’acteur est un duel constant entre le contrôle et le risque, entre la structure et l’impétuosité. L’acteur et le musicien de jazz ont tous les deux besoin d’une structure de laquelle ils peuvent dévier constamment. » (7)
La construction jazz constitue la matrice de ces deux spectacles : ceux-ci présentent une architecture ouverte, fragmentée, qui balance entre le contenu dramatique et le déferlement du rythme. La performance des acteurs relève également de l’esthétique jazz : l’énonciation scénique du texte, soutenue ou non par la musique, fait apparaître une musicalité intrinsèque qui s’affranchit du contenu narratif.
L’écriture de Jaz est pensée en termes musicaux. Koffi Kwahulé affirme : « ce n’est pas le sens d’un mot qui m’intéresse – le sens viendra tout seul si le son est juste, si le rythme est bon. » (8)
En privilégiant la musicalité à son contenu sémantique, le texte du dramaturge est pensé comme un matériau, soumis prioritairement à la logique rythmique plutôt qu’aux contraintes dramatiques. Cette approche particulière du texte rejoint l’esthétique postdramatique.
Au sein de nombreux spectacles postdramatiques, la physicalité de l’énonciation scénique est privilégiée à la communication de signification. Le signe linguistique y est d’abord et surtout travaillé dans sa sonorité autonome.
De tels procédés sont mis en uvre dans La Chambre d’Isabella : la matérialité du signifiant apparaît notamment par la mise en exergue du grain de la voix et des accents des performers.
Dans les productions de Jan Lauwers, la physicalité de l’énonciation se cristallise souvent dans la diction ; les performers énoncent un texte qui n’est pas écrit dans leur langue maternelle. Le jeu de l’acteur devient une véritable performance physique. Pour La Chambre d’Isabella, Viviane De Muynck utilise essentiellement l’anglais, seules quelques répliques sont en français. Dans ce spectacle, l’énonciation du texte prend parfois la forme de cris : certains performers qui présentent les objets découverts par Isabella hurlent leur texte. L’énergie de l’énonciation prend le pas sur la signification linguistique, qui devient moins intelligible. Le corps produit un discours qui se dégage du contenu dramatique.
L’esthétique du texte-matériau se concrétise à un niveau différent dans Jaz : la mise en scène insiste sur la syntaxe et le rythme est privilégié. Le caractère postdramatique s’affirme ici aux niveaux syntaxique et rythmique.
Un travail sur le rythme peut également être observé dans La Chambre d’Isabella : le texte énoncé est fréquemment accompagné de musique ; le rythme de l’énonciation suit une logique musicale autonome.
Au sein des deux spectacles, la combinaison de procédés syntaxiques et rythmiques fait entendre la présence de la musique à travers la parole. Selon Gilles Mouëllic, « il faut que le mot, tout en gardant son sens premier, devienne autre chose, pour approcher peut-être de la note de musique. Le mot doit perdre son sens pour devenir son. » (9) Dans Jaz comme dans La Chambre d’Isabella, la voix-son ne supplante pas la voix-discours, mais lui confère une autre dimension. La parole devient charnelle (10).
Pour Antonin Artaud, « ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont des possibilités d’expansion hors des mots, d’actions dissociatrices et vibratoires sur la sensibilité. » (11) Par leur travail sur le rythme, indépendant du contenu narratif, Koffi Kwahulé et Jan Lauwers parviennent à atteindre ces « actions dissociatrices et vibratoires » au niveau même de l’énonciation du texte.
Grâce à l’organisation musicale « jazz » et sans mettre en péril le signifié linguistique – excepté lors des quelques séquences criées de La Chambre d’Isabella – ces deux spectacles accèdent à « [
] un niveau d’abstraction, une sorte de mathématique de la scène qui la délivrerait du poids si lourd du « sens ». » (12)
L’énonciation jazz conduit à une fusion entre d’une part la voix en tant que présence et d’autre part la voix en tant que discours dramatique. À la fois musiciens et acteurs, les performers font naître sur la scène un langage postdramatique spécifique. Le texte que s’approprie l’acteur prend la forme d’une partition, à la fois dramatique et musicale.
La force de Jaz et de La Chambre d’Isabella relève de leur énonciation couplée, de la combinaison du caractère dramatique apparent et d’un travail sur les affects émanant de la vibration jazz.
Le paradoxe du comédien, partagé entre un individu réel et un personnage fictionnel, est ici au centre de la création. Le jeu scénique peut dès lors être considéré comme une énonciation à deux niveaux autonomes : le jeu d’acteur se construit non seulement au niveau dramatique mais aussi et surtout au niveau musical. Le texte se définit à la fois comme texte-discours et texte-son. L’unité dramatique du personnage fait place à un corps décomposé qui se construit simultanément sur les deux plans.
La pulsation jazz – le swing – résonne dans Jaz et dans La Chambre d’Isabella et fait apparaître un travail sur la physicalité de l’énonciation. La musicalité vibrante de cette énonciation passe par un travail sur le souffle et une mise en avant du timbre des voix. L’impureté du texte, selon la formule de Roland Barthes, est travaillée dans son autonomie.
Nous avons précédemment évoqué le travail sur le grain de la voix dans La Chambre d’Isabella. Dans la création lauwersienne, l’énonciation du texte se traduit fréquemment par une libération d’énergie qui contraste avec la sensualité feutrée dégagée par la mise en scène de Jaz. Tout en finesse et pudeur, la comédienne y fait naître le rythme jazz grâce au timbre suave de sa voix.
Indépendamment de la dimension dramatique, le rythme jazz s’inscrit dans le corps et s’exhibe : l’enveloppe corporelle devient le centre de gravité d’où émane le swing.
La pulsation physique se détache des mots pour jaillir de la chair-même des comédiens et frapper de plein fouet celle du spectateur. Le spectacle est une manifestation physique dans laquelle le texte interfère peu. Énergie et information, processus et résultat fusionnent tout en conservant leur autonomie respective. Les deux créations balancent entre présence et absence, entre physicalité jazz autonome et univers dramatique.
Le corps fait sens indépendamment du signifié linguistique ; le rythme devient une « forme-sens » (13) affranchie du versant dramatique et entraîne l’émergence d’un « sens en suspension » (14)postdramatique, allégorique et autonome. Pour reprendre les termes de Koffi Kwahulé, le texte accède à un « sens [
] charnel. » (15) Le corps vibre grâce à la pulsation jazz et crée son propre langage.
L’entre-deux entre présence et discours, entre musicalité autonome et contenu dramatique, qui caractérise Jaz et La Chambre d’Isabella, trouve écho au niveau de l’activité spectatorielle. Pour Lehmann (16), la distinction entre les paradigmes dramatique et postdramatique s’opère notamment par l’approche du spectateur : la perception postdramatique s’opposerait à la réception profonde du contenu dramatique.
L’esthétique artaudienne, dont la finalité est d’agir sur les sens du spectateur, est ici couplée à l’interprétation dramatique intellectuelle.
Pour Patrice Pavis (17), le spectateur est d’abord confronté à la matérialité des composantes scéniques pour ensuite les traduire en signifiés. Le paradigme postdramatique renforce cette hiérarchie en exploitant les matériaux scéniques en tant que présence, sans leur adjoindre systématiquement un signifié précis. La perception vaut ici pour elle-même.
L’organisation des signes n’obéit pas à cette hiérarchisation dans les mises en scène de Jaz et de La Chambre d’Isabella : le signifié dramatique est apparent. C’est au-delà des mots que le spectacle devient son. Nous ne sommes pas ici confrontés à un « pré-langage » au sens de Gélinas, antérieur à la parole et qui implique un rapport immédiat et non intellectuel. C’est par l’intermédiaire du texte que le langage musical prend forme. La musicalité de l’énonciation fait apparaître une parole charnelle, à laquelle le spectateur accède par sa propre corporalité. Les deux spectacles qui nous occupent impliquent une réception croisée : le spectateur est sollicité tant au niveau de la perception purement auditive du rythme que de l’interprétation dramatique.
Par leur organisation postdramatique spécifique, Jaz et La Chambre d’Isabella amènent le spectateur à confronter constamment les dimensions intellectuelles et affectives de son activité spectatorielle.
La théorie postdramatique formulée par Hans-Thies Lehmann a l’ambition de faire référence à une multiplicité de spectacles hétérogènes, dont le dénominateur commun est une émancipation, à des degrés divers, par rapport à la forme dramatique.
Jaz et La Chambre d’Isabella sont emblématiques d’une possible conciliation des approches dramatiques et postdramatiques et démontrent ainsi le caractère non radical de la théorie lehmannienne. Au sein de ces deux créations, l’esthétique postdramatique relève du traitement du texte en tant que matériau, duquel émane une musicalité indépendante par rapport au drame. Le texte-discours se couple d’un texte-son autonome.
Le langage spécifique de ces deux spectacles provient d’une énonciation croisée, à la fois présence et absence, musicalité et discours dramatique.
Notre point de vue rejoint in fine celui de Jean-Pierre Sarrazac qui s’oppose à la théorie postdramatique : la forme dramatique se renouvelle « [
] en prenant à son compte certaines des avancées, certaines des ambitions d’un théâtre affranchi du textocentrisme, du logocentrisme, bref de la tutelle de la littérature dramatique. » (18) Jaz et La Chambre d’Isabella démontrent avec force dans quelle mesure des procédés relevant de la théorie postdramatique participent à la création d’un langage scénique qui renouvelle le drame. Comme pour de nombreux spectacles contemporains, la puissance de ces deux créations provient grandement de ce double langage, situé à l’intersection des formes dramatique et postdramatique.
1. LEHMANN, Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 34
2. Voir « La réinvention du drame (sous l’influence de la scène) », dans Etudes théâtrales, Centre d’Etudes Théâtrales de Louvain-la-Neuve, n° 38/39, 2007
3. VANHAESEBROUCK, Karel, « Jan Lauwers’ bouillabaisse », dans STALPAERT, Christel, LE ROY, Frederik, BOUSSET, Sigrid, (ed.), No Beauty For Me There, On Jan Lauwers’ Theatre Work With Needcompany, Gand, Academia Press, 2007, p. 290 (traduction personnelle)
4. LEHMANN, op. cit., p. 143
5. MOUELLIC, Gilles, Frères de son, Koffi Kwahulé et le jazz, Montreuil-sous-Bois, Théâtrales, 2007, p. 7
6. VANHAESEBROUCK, op. cit., p. 287 (traduction personnelle)
7. VANHAESEBROUCK, idem, p. 290 (traduction personnelle)
8. MOUELLIC, op. cit., p. 24
9. MOUELLIC, op. cit., p. 50
10. KWAHULE, Koffi, dans MOUELLIC, op., cit., p. 50
11. ARTAUD, Antonin, dans PAPIN, Liliane, « Théâtres de la non-représentation » dans The French Review, Vol. 64, n°4, 1991, p. 672
12. PAPIN, idem, p. 672
13. MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 217
14. LEHMANN, op. cit., p. 12
15. KWAHULE, Koffi, dans MOUELLIC, op. cit., p. 50
16. LEHMANN, op. cit., p. 18
17. PAVIS, Patrice, Analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2005, p. 19
18. SARRAZAC, Jean-Pierre, « La reprise : réponse au postdramatique » dans Etudes théâtrales, « La réinvention du drame (sous l’influence de la scène) », Centre d’Etudes Théâtrales de Louvain-la-Neuve, n° 38/39, 2007, p. 8Mises en scènes de référence
Jaz de Koffi Kwahulé,mis en scène par Denis Mpunga, présenté du 14 septembre au 7 octobre 2006 au théâtre Varia à Bruxelles.
La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers, présenté du 23 au 26 février 2005 aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles.///Article N° : 8797