Koffi Kwahulé et Sarah Kane, une poétique du chœur en partage

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Dans la dramaturgie kwahuléenne la choralité apparaît sous plusieurs axes : une choralité traditionnelle propre au théâtre antique et une choralité contemporaine qui propose un enchevêtrement de voix spécifique à l’écriture de l’auteur. Dans l’œuvre de S. Kane, la choralité stigmatise un état intérieur dépressif qui parle de la violence de l’humanité. Ces deux choralités dessinent des corporéités, des « chœurs à corps » particuliers.

Et n’oubliez pas que la poésie est pour son propre bien langage. N’oubliez pas que si on valide des mots différents, cela requiert alors d’autres attitudes. (1)

L’expression « poétique du chœur » suggère la disparition du chœur en tant que personnage et suppose que la choralité chez Koffi Kwahulé et Sarah Kane se traduit par une poétique du rythme. L’œuvre de K. Kwahulé aborde la choralité dans toutes ses formes. Mais, nous verrons que c’est à partir de Jaz que la poétique chorale se transforme en une poétique de la rythmique jazz. Dans l’œuvre de S. Kane, et en particulier dans Manque et 4.48 Psychose, l’orchestration des voix stigmatise un état dépressif intérieur qui parle de la violence inscrite dans l’inconscient collectif de la communauté humaine. Ces deux poétiques dessinent des corporéités, des « chœurs à corps », particuliers qui nous permettront d’envisager une possible fratrie dramaturgique.
Poétique du chœur vers une poétique du rythme
Au XXIème siècle, la notion de choralité, autrement dit la poétique du chœur, héritée du théâtre grec antique et issue de la forme rituelle du chœur, s’est émancipée de ses origines. Traditionnellement, le chœur est représenté par un personnage collectif qui profère une parole épique et distanciée. Dans les écritures théâtrales contemporaines, les fonctionnalités du chœur – la choralité – sont :
« […] cette disposition particulière des voix qui ne relève ni du dialogue, ni du monologue ; qui requérant une pluralité (un minimum de deux voix), contourne les principes du dialogisme notamment réciprocité et fluidité des enchaînements, au profit d’une rhétorique de la dispersion (atomisation, parataxe, éclatement) ou du tressage entre différentes paroles qui se répondent musicalement (étoilement, superposition, échos, tous effets de polyphonie. […] Evoquer la choralité d’un dispositif, c’est d’abord l’envisager sous l’angle de la diffraction des paroles et des voix dans un ensemble réfractaire à toute totalisation stylistique, esthétique ou symbolique. En ce sens, la choralité est l’inverse du chœur. Elle postule la discordance, quand le chœur – ainsi que l’entendaient les Grecs – porte toujours, plus ou moins explicitement dans son horizon, la trace d’un idéalisme de l’unisson. (2) »
Le texte théâtral devient un tissu de voix hétérogènes qui privilégie la dimension musicale et rythmique de la parole. Il est courant de confondre le personnage du chœur et la choralité comme le stipulent Jean-pierre Ryngaert et Julie Sermon dans Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition (Théâtrales, Paris, 2006). Ces derniers mettent en garde contre l’accessoirisation du chœur qui devient : « l’utile fourre-tout d’énonciateur indifférencié, en lieu et place du personnage disparu. […] A vrai dire, il constitue le véhicule commode d’une complète liberté d’énonciation et de composition. Il correspond aux recherches actuelles sur le rythme […]. (3) » Etudier la poétique chorale d’un texte revient à examiner l’architecture sonore des voix, la dimension rythmique, musicale qui anime le discours et devient une action autonome. La poétique du chœur apparaît donc plus comme une poétique du rythme.
Koffi Kwahulé : une œuvre chorale
Koffi Kwahulé est un dramaturge et romancier franco-ivoirien. Reconnu internationalement, ses pièces sont traduites et jouées sur tous les continents. C’est après des études à Abidjan puis à Paris, où il obtient un doctorat d’Etudes théâtrales, qu’il construit une esthétique théâtrale contemporaine en interrogeant sans cesse les problématiques dramaturgiques actuelles. Son travail réside dans la fabrication d’une langue originale en étroite relation avec la musique « jazz » et les formes théâtrales.
L’ensemble de l’œuvre de Koffi Kwahulé s’inscrit dans une esthétique de la choralité : « Le chœur est actuellement une obsession dans mon travail (4) », confie-t-il. De Bintou (Lansman, 1997) à Misterioso-119, ce dramaturge : « [travaille]sur les différentes formes de choralité : comment orchestrer des voix, comment deux personnes ensemble suffisent, si on écoute attentivement, à créer un chœur en se disant simplement « bonjour/bonsoir. » Ce sont les moments où les mots deviennent autre chose que de la parole et s’approchent de la musique, qui [l’]’intéressaient. (5) » Alors que dans Jaz (Théâtrales, 1998) et Misterioso-119, la choralité s’élabore de manière contemporaine à travers le swing du jazz, dans Bintou et Fama (Lansman, 1998), le chœur est un personnage à part entière, il revêt une fonction quasi traditionnelle. Pourtant, comme l’explique Virginie Soubrier, dans « Dyonisos africain : Etude du chœur dans Bintou et Fama de Koffi Kwahulé » (6) : il ne s’agit pas d’une « […] référence explicite au modèle grec, mais plutôt d’une coïncidence, d’une « osmose perpétuelle » [Césaire], engendrée par un même « esprit de la musique » [Nietzsche]. […] Ses empreintes sont décelables, mais en même temps brouillées, éparpillées par une écriture iconoclaste qui refuse la sacralisation du modèle occidental. (7) » D’après Virginie Soubrier, le chœur chez Kwahulé n’est pas dans le même rapport que son modèle grec : « […] le chœur apparaît ainsi en éclats, imprimé de façon hétérogène dans le texte qui en délivre un message kaléidoscopique. […] Le chœur n’est donc pas une citation fidèle de l’héritage grec : il en est l’écho et en même temps, acquiert, par l’inventivité de cette dramaturgie, un caractère neuf. Il participe de la dynamique de déconstruction propre aux écritures contemporaines africaines […]. (8) » Ce personnage devient une figure dynamique et subversive. Il donne une dimension mythique aux personnages tout en les situant dans des paysages contemporains, sans rapport avec la tragédie grecque. Le chœur permet alors d’envisager la dimension politique de ces tragédies modernes.
Le jazz au « chœur » des voix
A partir de Jaz, puis avec Misterioso-119, K. Kwahulé va plus loin dans ses recherches sur les formes chorales. Le chœur en tant que personnage pouvant être incarné disparaît. K. Kwahulé interroge les esthétiques contemporaines de la choralité. Désormais, c’est la langue et le rythme des voix qui donnent au corps du texte la dimensionchorale. Le jazz est au cœur des voix.
Jaz est le monologue introspectif dans lequel, Jaz, une jeune femme violée et esseulée, confie son histoire. Sous la forme d’une longue confession, alternant fragments en vers et en prose, alinéas et marges, Jaz et son amie, Oridé, nous raconte, à la limite de la schizophrénie : « la honte, la culpabilité. […] Dans la sanisette place Bleu de Chine. (9) » L’amie intime ou imaginaire, peut être aussi perçue comme le dédoublement psychologique de Jaz. Car, « Il n’est jamais très facile de parler de ça soi-même, la honte et la culpabilité je suppose. (10) » Pour K. Kwahulé : »Jaz peut être d’ailleurs lue comme un chœur de femmes. (11) » Oridé et Jaz témoignent chacune pour l’autre, leurs voix se juxtaposent, s’entrecoupent, se métissent pour, dans une pulsion chorale, n’en former plus qu’une lorsqu’il s’agit de raconter le viol :
« Et tu as le viol plaqué
Sur chaque pore de ta gueule
Sur le bout de tes doigts
Sur la pointe de tes seins
Sur la crête de ta fange. (12) »
Par moment, la voix n’est plus identifiable :
« Oridée
Celle pour qui Jaz se rase la tête
une fois l’an. (13) »
Cette dernière peut être celle du jazz dont la parole entremêlée à celles des jeunes filles résonne dans une polyphonie rythmique qui « […] dans une espèce d’épure. Une économie de mots [conserve]cette sensation de foisonnement (14) » propre au jazz. Ainsi, la première didascalie prévient le lecteur :
« Un jazz (un seul instrument)
qui, de temps à autre,
troue/est troué,
enlace/est enlacé,
par la voix de la femme. (15) »
Kwahulé explique que : « Pour Jaz, le projet était celui-là : un musicien de jazz qui est présent, mais on ne l’entend pas, on l’entend à travers la parole. La parole qu’on entend dit aussi le musicien. (16) » Parce que l’enjeu était : « […] écrire un texte qui, sans avoir besoin de musique au sens propre, est en lui-même du jazz. (17) » Jaz est un hommage à Jazz de Toni Morrison mais c’est l’énergie de Coltrane qui l’a inspiré et, aussi, Georges Adams, dont la musique lui semble très proche de la pièce. L’intensité du jazz gagne tout le texte grâce aux répétitions, aux rappels, à une structure de l’entêtement. C’est l’ensemble qui fait jazz. L’important est : « la manière dont la voix se déploie, donc il s’agit d’abord d’écouter, ou plutôt de voir le son. Il y a aussi des images, une manière de phraser, de souffler comme dans le jazz. (18) » Si par principe le jazz échappe à l’écriture : « C’est l’ensemble qui fait jazz, même si l’on n’entend pas une note de jazz. Toute la structure fait jazz. (19) » Comme le précise K. Kwahulé : « Mon écriture entretient avec le jazz de très forts liens de parenté, voire de consanguinité. L’un et l’autre sont frères de son. (20) »
Pour G. Mouëllic, une des qualités propres à l’écriture de K. Kwahulé est : « le rythme en tant que forme en activité (J. Aumont), mouvement dans lequel coexiste une diversité de figures que l’on ne retrouve que dans le texte oral : multiples changements de vitesse, bifurcations soudaines, itérations sur plusieurs niveaux, contradictions. (21) » Pour lui encore : « les seuls enjeux de cette écriture sont le traitement de la matière sonore et la perception inédite du rythme (22) », un rythme jazz qui produit une esthétique du manque. Jaz parle du viol, du corps meurtri au plus profond de l’âme. Le titre de la pièce aurait pu être « Jazz » mais l’amputation du z, cette mutilation, telle l’excision de Bintou, traite du « […] vertige de se retrouver au bord du précipice que laisse en soi l’éboulement soudain de son identité. Enfin, et plus simplement, l’absence du z montre, au sens photographique du terme, le manque, l’absence dans laquelle s’enracine le jazz. (23) » Car, pour Kwahulé, « le jazz est une affaire de corps mais de corps absent (24) ». La question est de savoir : « comment reconstruire le corps éparpillé ? (25) » K. Kwahulé explique que : « l’enjeu du jazz c’est cela : reconstruire le corps violenté. Mais reconstruire le corps implique un acte nécessairement violent. Et [son]écriture se veut une réflexion sur la violence faite au corps à travers l’expérience du corps noir construit dans le viol de la traite et de la colonisation. Le corps noir, dans l’écartèlement symbolique du commerce triangulaire, est le premier espace mondialisé. Un corps prémoderne. La dispersion ontologique du corps noir annonce la fragmentation du corps de l’homme contemporain. (26) » L’objectif de cette violence faite au corps n’est pas sa reconstruction mais son humanisation, réconcilier l’âme et le corps. Comme pour Jaz dont les dimensions spirituelles et corporelles se trouvent désaliénées lorsque les mots se rejoignent pour former le corps d’une femme libérée, prête à l’envol (Jaz, p.88). La dualité du corps et de l’âme, de l’immanence et de la transcendance, de l’enfermement et de la liberté condamne l’être humain à l’immobilité. Pour K. Kwahulé : « Ce sont les mots tels qu’ils sont organisés qui vont permettre de sortir de l’immobilité et de l’espace fermé. […] C’est la musique qui permet de s’échapper. (27) » Une musicalité à laquelle n’échappe pas le symbolisme des silences représentés par la typographie de marges variées. La marge c’est le manque, la faille, la béance, le questionnement mais, paradoxalement, c’est un espace de liberté : « […] parce qu’on peut toujours continuer à y écrire, parce que la marge reste notre seule possibilité d’inédit. L’art est cette marge que l’homme construit à la vie. (28) »
Koffi Kwahulé est le rhapsode moderne qui dans une pulsion organique insuffle dans ces textes le jazz comme une vibration polyphonique. Kwahulé est le jazz qui invite au dialogue, c’est le musicien des mots qui « […] pense directement en termes de jazz : où est la section rythmique ? qu’est-ce qu’elle joue ? (29) » Il explique que le jazz peut rassembler les hommes car c’est « une musique de communauté, d’échange. (30) » Ainsi, dans ses pièces : « c’est toute la communauté qui est le chœur ; nous sommes face au chœur du monde, au chant du monde, toujours (31) », parce que « […] le jazz dit l’aventure humaine, cette idée d’inachèvement, de fragilité. Faire du jazz, c’est contester ce qui est arrêté et qui semble figé à jamais. C’est un grand rire dans le monde, une faille. (32) »
Sarah Kane : un théâtre de l’inconscient collectif
Sarah Kane était une jeune dramaturge anglaise. Elle a étudié le théâtre à l’université de Bristol où elle s’initie à l’écriture et à la mise en scène. Son théâtre est dit de « l’expérience » ou « d’anticipation ». Elle écrit cinq pièces Blasted (Anéantis, 1995), Phaedra’s Love (L’Amour de Phèdre, 1996), Cleansed (Purifié, 1998), Crave (Manque, 1998) et 4.48 Psychosis (4.48 Psychose, 2000) avant de se donner la mort en 1999, elle avait 28 ans. Aujourd’hui, traduite et mise en scène dans de nombreux pays européens, Sarah Kane est devenue une auteure majeure du théâtre anglais contemporain.
L’œuvre de S. Kane, longtemps décriée à cause de l’apparente gratuité de la violence mise en jeu, a été réhabilitée. Taxé de sordide, le théâtre de Kane est en réalité une dramaturgie qui peint tel quel, sans sensiblerie, l’échec des relations humaines. Ses pièces traitent de l’impuissance de la réciprocité de l’amour à travers le traitement d’un inconscient collectif dépressif. S. Kane s’est inspirée de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes pour écrire Purifié. Barthes y analyse les métaphores de la « catastrophe » amoureuse entre deux êtres. Cette problématique hante l’ensemble de son théâtre. Comme pour Anéantis, les faits divers télévisés lui permettent d’interroger la barbarie de la communauté humaine. Sur le corps, elle s’autorise les mêmes obscénités. Le langage est celui du corps violenté mais toujours poétiquement. L’objectif est cathartique, les spectateurs confrontés frontalement à la réalité des corps brutalisés se purifient inconsciemment. Leurs sens sont fortement sollicités afin qu’ils remettent en question le conservatisme de nos sociétés. Mais, c’est toujours avec beaucoup d’humour, parfois noir, qu’elle critique ce qui gangrène l’inconscient collectif. Pour elle, la religion, le mariage, l’impossibilité de communiquer, la peur de la mort, notamment, nous enferment dans un immobilisme à œillères. Le seule échappatoire est la mort. Le suicide est positif, il est source de soulagement et certainement de Rédemption. La violence qu’elle exerce sur le corps de ses personnages parle de la déshumanisation des êtres qui à force de déception amoureuse, de solitude, d’incapacité à dire ont perdu toute identité. L’esprit est aliéné par le corps, jusqu’à ne pouvoir plus que détruire ce corps. Au fur et à mesure de ses pièces, les personnages s’égarent, sans nom sans histoire, ils deviennent de simples voix comme dans Manque,jusqu’à ne plus être qu’une seule voix dans 4.48 Psychose, celle qui se sacrifie pour l’amour. La parole remplace le corps détruit, le langage devient le corps du texte, les mots agissent à travers leur musicalité.
L’Homme : le sigle d’une conscience déstructurée
C’est surtout la dimension chorale de ses deux dernières pièces dont l’esthétique échappe aux caractéristiques du dialogue classique qui nous intéresse. Le texte Manque rompt avec les trois précédents. Il ne s’agit pas d’un dialogue entre un couple de personnages comme Anéantis et Purifié, ni d’une fable comme L’Amour de Phèdre, adaptée librement de Phèdre. Avec Manque, l’auteure s’est libérée des contraintes du théâtre pour créer une œuvre poétique et musicale. Sarah Kane le dit clairement, Manque est : « une expérience délibérée sur la forme et la langue et le rythme et la musique. (33) ». Dans ce texte, les personnages ne peuvent être identifiés. Ils sont décrits par un sigle, ainsi quatre entités sont représentées : A, B, C, M. Au fil du texte, on comprend qu’il s’agit de dialogues qui se croisent et s’interfèrent. A et C ; C et M sont des binômes qui parlent de la difficulté de vivre et d’aimer. Manque commence ainsi :
« C Pour moi tu es morte.
B Lecture de mes dernières volontés Fous-ça en l’air putain et je te hante de ta putain de vie.
C Il me suit
A Qu’est-ce que tu veux ?
B Mourir.
C Quelque part en dehors de cette ville, j’ai dit à ma mère pour moi tu es morte.
B Non ce n’est pas ça.
C Si je pouvais me délivrer de toi sans pour autant te perdre.
A Ce n’est pas toujours possible.
M Je raconte partout que je suis enceinte. On me dit Mais t’as fait comment, qu’est ce que tu prends ? Et moi je dis j’ai bu une bouteille de porto, fumé pas mal de clopes et baisé un inconnu. (34) »
S. Kane a préféré le sigle à l’identification des personnages, elle les prive alors de leur unicité psychologique pour les constituer comme les parties d’un système organisé, les organes du corps de la parole. Leur rôle : « Par contraste avec des personnages qu’on aurait pris soin de véritablement baptiser, les identités sigles exhibent leur fonctionnalité : chacun des parleurs est là pour tenir sa ligne thématique, sa note énonciative sur un mode qui peut être duel […]. Ou au contraire très ouvertement choral. (35) » Les sigles transforment le jeu dramatique narratif en jeu musical, ils : « définissent des voix composées en partition, qui ne relèvent, au bout du compte, d’aucun microcosme autre que l’espace de parole qu’elles déploient, au fil et au rythme de leur énonciation. (36) » Le théâtre de Kane est une dramaturgie de l’oralité dans laquelle : « C’est par concrétions rythmiques et linguistiques que l’écriture fait corps. (37) » Le personnage est remplacé par des « corps d’intensité et d’oralité [dont]les voix tour à tour juxtaposées, syncopées, entremêlées, […] tissent la partition […] (38) », « c’est le résultat des sentiments qui est mis en avant. (39) » A la lecture de ce texte ce qui émerge avant tout c’est la dimension du rythme. Une rythmique cadencée que vient perturber le long monologue de A. C’est une déclaration d’amour, « un débordement rythmique, soigneusement construit, d’amour et de désir (40) » qu’il faut voir à la lumière des révélations de A, qui avoue, tout au long de la pièce, ses penchants pervers. Amour et avilissement jouent à se détruire. Contrairement aux trois pièces précédentes où l’amour pouvait encore sauver, dans Manque, tout espoir a disparu : « Manque a été écrit pendant une période où j’avais cessé d’avoir foi en l’amour (41) » constate l’auteure. Finalement, c’est dans un geste collectif que les sigles mettent fin à leurs tourments. Les sigles, en identités matricules, reflètent la conscience déstructurée de l’homme.
Manque représente une recherche sur le rythme, une orchestration des mots qui parle de l’échec des relations humaines. Le corps du texte est déstructuré, démembré, il reflète la psychose de l’inconscient collectif. S. Kane nous plonge dans les tumultes de la conscience humaine où les voix morcelées, disloquées souffrent du manque de désir et d’amour. L’entre-déchirement du corps du texte symbolise l’agonie existentielle des sigles. La corporéité textuelle traduit la douleur du corps individuel et collectif. Dans Manque, la fragilité de l’amour et des désirs conduit irrémédiablement à la mort. Pourtant l’auteure témoigne malgré tout de la quête positive de l’amour et de l’estime de soi. S. Kane montre comment se passe la lutte de soi contre soi-même, le conflit intérieur. L’effondrement de l’un montre l’effondrement du monde.
Psychose de l’inconscient collectif
Avec 4.48 Psychose, qui doit beaucoup à la structure de Atteintes à sa Vie de Martin Crimp, S. Kane radicalise son style d’écriture, elle développe les thèmes et les idées précédemment soulevés dans Manque : « J’ai soudain découvert [que la pièce]va plus loin. Je veux dire, elle n’a pour l’instant même pas de personnages, […] tout ce qu’il y a c’est la langue et les images. Mais toutes ces images se trouvent dans la langue au lieu d’être visuelles. (42) » Ici, toute trace d’indication dramaturgique disparaît. Il s’agit d’un texte où la voix se disloque, se démultiplie, s’entrecroise dans des parties monologuées et dialoguées qui vont et viennent sans véritable logique discursive. Elle explique qu’ : « Il est question de dépression psychotique et de ce qui se passe dans l’esprit de quelqu’un quand les barrières séparant la réalité des diverses formes d’imagination disparaissent totalement, si bien qu’on ne voit plus ce qui différencie notre vie éveillée de notre vie onirique. Et aussi on ne sait plus où notre moi s’arrête et où commence le monde extérieur. […] J’essaie en même temps d’abattre un certain nombre de frontières dans le domaine de la structure, de faire en sorte que la forme et le fond soient une seule et même chose. (43) » Le texte correspond à une suite de discours dans lesquels la voix établit un dialogue avec elle-même et l’autre, son médecin, ou une autre part d’elle-même, à qui elle confie sa pulsion suicidaire.
La typographie de ce texte est complètement déstructurée. Kane alterne des dialogues stipulés par un tiret, une prose compacte, des fragments de phrases ou de mot désordonnés, cascades, étoilements. Elle utilise des chiffres, un décompte ressemblant à une constellation, derniers instants avant l’heure de la mort, 4h 48. Dans cette composition, le silence a une place importante, il représente les instants où la parole est suspendue. Le début de la pièce commence par la question du médecin et l’on mesure la profondeur du mal-être de la voix à travers les silences :
« Un très long silence.
– Mais vous avez des amis ?
Un long silence.
Vous avez beaucoup d’amis.
Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui ?
Un long silence.
Qu’offrez-vous ?
Silence. (44) »
Comme en musique, les silences rythment le texte. Sur la page, les silences prennent autant de place qu’une réplique. Ils sont présents aussi entre les positionnements du texte, en alinéas, à l’intérieur de la constellation de chiffres, entre les retraits de texte, etc. Il se dégage un rythme chaotique, reflétant la psychose inconsciente de la voix et plus largement du monde. Le démembrement du corps du texte correspond à nouveau aux dislocations du corps de l’humanité et de l’inconscient collectif humain.
« un sifflement sinistre c’est le cri de la détresse qui
tournoie dans la cuvette infernale au plafond de
mon esprit
une couche de cafards
arrêtez cette guerre
Mes cuisses sont vides
Rien à dire
Et c’est là le rythme de la folie. (45) »
Le rythme de ce texte parle aussi de la séparation du corps et de l’âme. Kane considérait 4.48 Psychose comme « […] une pièce qui porte sur la rupture entre notre conscience psychique et notre être physique. Pour [elle], c’est en cela que consiste la folie. (46) » La santé mentale réside dans la réunion du physique et de l’affectif, du spirituel et du mental mais dans nos sociétés, dit-elle : « Pour pouvoir fonctionner, on est obligé de retrancher au moins une partie de notre esprit. Sinon, on serait chroniquement sain d’esprit dans une société chroniquement démente. […] C’est ça le choix qu’on a : devenir fou et mourir, ou fonctionner mais être dément. (47) » Kane nous montre les limites du vivre consciemment ; pour elle l’équilibre mental n’est possible que grâce à la perspective de l’anéantissement du corps. Le suicide, la mort permet d’envisager autrement la vie, une vie en dehors du corps :
« Le corps et l’âme ne peuvent jamais être
mariés
[…]
Je me noierai dans la dysphorie
dans la froide mare noire de mon moi
le puits de mon esprit immatériel
[…]
Après 4h 48 je ne parlerai plus
Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de
cette répugnante histoire d’une conscience
internée dans une carcasse étrangère et crétinisée
par l’esprit malveillant de la majorité morale
Il y a longtemps que je suis morte
Retour à mes racines (48) »
Le rythme traduit les émotions du locuteur. Les dépressions de langage, les silences qui émaillent le dialogue, la voix qui menace de s’anéantir dans le silence pour devenir sans parole possible. C’est la polyphonie d’une société éclatée et malade. Pour Sarah Kane, il faut renouer avec ses émotions corporelles pour retrouver une dignité humaine responsable et assumée. Son théâtre dit-elle, doit être : « une exigence émotionnelle et intellectuelle. (49) » E. Bond explique que S. Kane « affronte l’implacable (50) », « [son théâtre]affronte le stade ultime de l’expérience pour que nous puissions tenter de comprendre ce que sont les humains et comment ils créent leur humanité. (51) » Kane, en auteur rhapsode, coud et découd les fils narratifs selon un principe rythmique. Elle s’interroge sur la survie de l’homme.
K. Kwahulé et S. Kane, une fratrie du rythme et de « l’enjeu démocratique »
S’il existe une fratrie poétique chez ces deux auteurs c’est celle qui prend forme à travers le rythme des voix et autour de ce que K. Kwahulé nomme « l’enjeu démocratique (52) ».
Dans leur théâtre et en particulier dans les pièces citées précédemment, la poétique chorale se distingue par une poétique du rythme. Les traitements de la matière sonore, les effets de polyphonie des voix, leur architecture engendrent une esthétique du manque, de la marge, construit grâce à un dialogue troué par le silence qui évide le langage. Une parole laconique qui dévoile moins les limites du dialogue que l’essence des mots. A travers la marge, c’est l’espace de la subjectivité qui est libéré, celui dirigé vers l’autre. « Il s’agit surtout de créer un entre-deux où puisse se poser la subjectivité de l’autre afin que le penser ne se fossilise pas en pensée, en icône. (53) », explique K. Kwahulé. De la même manière, selon J.-P. Ryngaert : les deux dernières œuvres de S. Kane « […] sont moins un jeu phonique qu’une ouverture sur le rythme d’une autre voix, qui se fait entendre à la fois, à la manière d’un geste lancé en guise d’invitation à un autre espace de dialogue. (54) » Ces théâtres respectent ce que K. Kwahulé appelle « l’enjeu démocratique », c’est-à-dire « […] la possibilité d’une expression multiple et simultanée (55) », voire silencieuse. Une expression en recherche d’altérité.
Diverses thématiques rapprochent encore ces deux poétiques, les références au christianisme notamment et en particulier le mythe d’Abel et Caïn. Ce mythe soulève les questionnements liés à la violence fraternelle qui hantent le théâtre de K. Kwahulé et sont aussi soulevés chez S. Kane qui fait dire à l’un de ses personnages : « Mon Dieu m’ marqué du signe de Caïn (56) ». Abel, l’esprit mesuré, Caïn, le corps impulsif, représentent métaphoriquement l’une des problématiques de ces auteurs : comment réconcilier les frères symboliques ? Comment ressouder l’esprit et le corporel ? C’est pourquoi, ils sculptent la sensation rythmique pour redonner sens au corps, ils violentent la langue, comme les corps peuvent être violentés dans nos sociétés. L’objectif est de déculpabiliser l’homme, notamment face à ses désirs. Pour K. Kwahulé, et S. Kane serait peut-être d’accord : « La crise de nos sociétés vient de ce manque de désir (57) » et « Il est vital de pouvoir fabriquer du désir, pouvoir susciter du désir, pouvoir se mettre en situation d’impossibilité pour que le désir naisse, parce que c’est l’impossibilité qui crée le désir. Rechercher l’impossible est une invocation au désir, c’est une prière. (58) » K. Kwahulé et S. Kane élaborent des dramaturgies qui redonnent chair aux images et aux langages. Ils résistent aux tumultes médiatiques en produisant une écriture corporelle qui s’architecture à travers une rythmique qui demande de se mettre à l’écoute « des bruits du monde et de la parole des gens. (59) » Ces théâtres interrogent les mouvements de la conscience et de l’inconscience pour construire une situation qui se révèle à travers une parole en éclat, un enchevêtrement de voix qui s’entrechoquent sur un mode musical. Cette attitude innovante explore d’autres formes, hybrides et kaléidoscopiques, dans une pulsion rhapsodique.
Autre point commun, ces dramaturges adoptent une attitude qui n’hésite pas à affronter ce que Edward Bond appelle : « le stade ultime » au théâtre qu’il définit comme « la nécessité d’affronter l’implacable. [Parce que dit-il] Si nous ne l’affrontons pas afin de découvrir notre humanité, c’est lui qui nous provoquera et nous anéantira. Telle est la logique du XXIe siècle. (60) » Contrairement à Koffi Kwahulé qui, en imprégnant ces œuvres de la liberté du jazz, de cet « indicible swing (61) », s’est lui-même dégagé des contraintes linguistiques et esthétiques pour affronter cette logique de l’implacable, Sarah Kane, quant à elle, a peut-être ressenti que cet affrontement ne pouvait avoir lieu dans le théâtre occidental. C’est pourquoi, d’après E. Bond, « elle l’a mis en scène ailleurs. Les moyens qu’elle a eu d’affronter l’implacable sont la mort, des toilettes et des lacets de chaussures. Ils sont le commentaire qu’elle a porté sur le théâtre et sur nos vies, ainsi que sur nos faux dieux. (62) »
La poétique chorale : une gestion collective de la scène
La choralité est liée à l’importance que les auteurs donnent aux voix. Les nouvelles logiques discursives proposent un jeu rythmique et musical qui travaillent des corps d’intensité et d’oralité. Les voix tissent une partition qui demande une écoute attentive et qui questionne les conditions de leur représentation et de toute représentation. Car c’est sur scène que la poétique chorale exprime une de ses caractéristiques antiques : retrouver l’esprit communautaire. Véritable nécessité pour un siècle qui n’a pas fini de soigner et de prévenir les exactions de l’individualisme et du repli culturel. En proposant d’autres dispositifs narratifs et de répartition de la parole, la poétique chorale revendique d’autres manières d’être ensemble et inventent ses propres façons de se représenter collectivement : « En même temps que disparaissent les personnages conçus comme des actants aux intentions et aux destins individuels, il semble en effet logique que s’imposent des codes de jeu beaucoup plus communautaires, où les interprètes appréhendent la scène et le texte non plus tant du point de vue du rôle que chacun doit y tenir qu’en tant que membres solidaires d’un système (vocal et visuel) à interactions constantes. (63) » Les acteurs « participent non plus d’une fable, mais d’un complexe de situations énonciatives dont la mise en œuvre requiert, du moins incite à développer un mode de jeu choral et chorégraphié. (64) » Chez Kwahulé et Kane, la poétique chorale implique une gestion collective reflétant la conscience postmoderne qui « pointe l’urgence à repenser nos modes de vie et notre relation au monde. (65) » Si ce n’est sur scène, les voix dispersées de Jaz ou de 4.48 Psychose ne relèvent pas à proprement parler d’un principe de choralité, elles prennent sens grâce au geste de l’auteur-rhapsode qui les relie entre elles selon un principe rythmique.

1. Sarah Kane, Manque, traduction : E. Pieiller, L’Arche, Paris, 1999, p.61.
2. Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, Actes Sud, Paris, 2005, pp.37-38.
3. Jean-pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décom-position, recomposition, Théâtrales, Paris, 2006, p.104.
4. Koffi Kwahulé, « Koffi Kwahulé : éloge de l’hérésie », in, Sylvie chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein, Théâtrales, Paris, 2004, p.40.
5. Koffi Kwahulé, « Reproduire l’émotion de l’improvisation », entretien, festival Avignon 2006.
6. Virginie Soubrier, « Dyonisos africain : Etude du chœur dans Bintou et Fama de Koffi Kwahulé », in, Sylvie Chalaye, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, PUR, Rennes, 2004, p.141.
7. Ibid., p.142.
8. Ibid., pp.144-145.
9. Koffi Kwahulé, Jaz, Théâtrales, Paris, 1998, p.58.
10. Ibid., p.39.
11. Koffi Kwahulé, « Koffi kwahulé : éloge de l’hérésie », in, Sylvie chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome Frankenstein, Théâtrales, Paris, 2004, p.40.
12. Koffi Kwahulé, Jaz, Théâtrales, Paris, 1998, p.80.
13. Ibid., p.77.
14. Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic, Frères de son, Théâtrales, Paris, 2007, p.30.
15. Koffi Kwahulé, Jaz, Théâtrales, Paris, 1998, p.57.
16. Ibid., p.43.
17. Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic, Frères de son, Théâtrales, Paris, 2007, p.24.
18. Ibid., p.58.
19. Ibid., p.32.
20. Ibid., p.28.
21. Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic, Frères de son, Théâtrales, Paris, 2007, p.7.
22. Sylvie Chalaye, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, PUR, Rennes, 2004, p.151.
23. Ibid., p.28.
24. Ibid., p.13.
25. Ibid., p.13.
26. Ibid., p.13.
27. Ibid., p.59.
28. Ibid., p.79.
29. Ibid., p.24.
30. Ibid., p.45.
31. Ibid., p.71.
32. Ibid., p.54.
33. Graham Saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.163.
34. Sarah Kane, Manque, traduction : E. Pieiller, L’Arche, Paris, 1999, p.9.
35. Jean-pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décom-position, recomposition, Théâtrales, Paris, 2006, pp.63-64.
36. Ibid., p.65.
37. Ibid., pp.53-54.
38. Ibid., p.54.
39. Graham Saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.209.
40. Graham Saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.171.
41. Ibid., p.173.
42. Ibid., p.178.
43. Ibid., p.179.
44. Ibid., p.9.
45. Sarah Kane, 4.48 psychose, traduction de E. Pieillier, L’arche, Paris, 2001, p.35.
46. Graham saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.181.
47. Ibid., p.183.
48. Sarah Kane, 4.48 psychose, traduction de E. Pieillier, L’arche, Paris, 2001, pp.18-19.
49. Graham saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.35.
50. Ibid., p.301.
51. Ibid., p.300.
52. Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic, Frères de son, Théâtrales, Paris, 2007, pp.72.
53. Ibid., p.39
54. Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, Actes Sud, Paris, 2005, p.55.
55. Ibid., p.72.
56. Sarah Kane, Manque, L’Arche, Paris, 1999, p.57.
57. Koffi Kwahulé, Gilles Mouëllic, Frères de son, Théâtrales, Paris, 2007, p.81.
58. Ibid., p.79.
59. Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décom-position, recomposition, Théâtrales, Paris, 2006, p.106.
60. Edward Bond, « Sarah Kane et le théâtre », in Graham Saunders, Love me or kill me, L’Arche, Paris, 2004, p.302.
61. Ibid., p.151.
62. Ibid., p.302.
63. Jean-pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décom-position, recomposition, Théâtrales, Paris, 2006, pp.106-107.
64. Ibid., p.106.
65. Ibid., p.107.
///Article N° : 8802

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