Voilà vingt ans maintenant que les dramaturgies d’origine africaine déjouent les attentes. Réjouissantes pour les uns, déconcertantes pour les autres, ces écritures ont créé de nouveaux espaces littéraires. Devenues le lieu d’interrogations dramaturgiques et romanesques diverses parce qu’à cheval entre des conceptions stylistiques parfois rigides, ces écritures reçoivent de nombreuses critiques qui paradoxalement témoignent de l’intérêt croissant qu’elles stimulent. Entre objet de dédain ou d’accusations sévères et objets de remise de prix, les uvres de ces auteurs francophones, qualifiés à la suite de Jacques Chevrier d’écrivains de la migritude, lance un regard acéré sur l’altérité.
« L’étreinte poétique comme l’étreinte de chair
Tant qu’elle dure
Défend toute échappée sur la misère du monde. »
Sur la route de San-Romano,
André Breton, 1948
Dans les années 1990, une poignée d’écrivain, togolais (Kossi Efoui), ivoirien (Koffi Kwahulé), congolais (Caya Makhélé), tchadien (Koulsy Lamko) a propulsé une nouvelle dramaturgie sur la scène française. Et, c’est avec la pièce Le Carrefour qu’il y a vingt ans le discret Kossi Efoui, jeune philosophe et opposant politique togolais, remporte le prix interafricain de Radio France Internationale. Une pièce déconcertante pour le public occidental qui s’était forgé une certaine idée des canons de l’esthétique théâtrale africaine et de sa dramaturgie exotique et musicale. Suite à cette pièce qui inaugure un tournant dans les écritures d’Afrique noire francophone, Monique Blin invite Kossi Efoui à une résidence d’artiste à la Maison des Auteurs de Limoges où il écrit Récupérations (1992) puis La Malaventure (1993). Installé finalement en France, Kossi Efoui ne cessera de dénoncer l’acharnement de la barbarie et l’injustice des sociétés dictatoriales à travers l’errance de personnages déracinés. Davantage reconnu pour son uvre romanesque, notamment pour son dernier roman, Solo d’un revenant, que la critique a salué par le prestigieux prix Tropiques 2009, l’uvre théâtrale de Kossi Efoui demeure une partie non négligeable de son travail. Ici, abordée à travers les figures de femmes, personnages clef de la dramaturgie éfouiènne, qui nous permettront peut être d’éclaircir la part d’insaisissable de cette dramaturgie qui teste notre capacité à imaginer, à jongler avec le vrai et le faux, l’irréel et le réel c’est-à-dire la part d’illusion à laquelle nul(le) ne peut échapper.
On ne peut évoquer les figures féminines éfouiènne sans revenir, au préalable, sur ce qui fait l’originalité de cette uvre : c’est une écriture qui ne peut s’empêcher de jouer, rejouer, poursuivre, espérer une histoire que le narrateur, pris au piège de son passé, se remémore et s’imagine créer sur une scène théâtrale, un plateau de télévision ou perché en haut d’un immeuble : « Chassez de ma tête ses images qui m’obsèdent. Arrêtez tout ! Fuyez ! »(1) finit-il par s’écrier à la fin de Le Carrefour.
En effet, depuis 1990 et la fameuse pièce Le Carrefour, Kossi Efoui à travers la figure du Souffleur, un narrateur-personnage, militant emprisonné qui ne survit qu’en mettant en scène ses souvenirs, s’attache à réécrire sur la base d’un même canevas dramatique l’histoire de personnages-masques :
« Il s’agit de moi, le Poète, c’était moi. C’est une histoire qui se joue dans ma tête, c’est mon histoire. 20 ans à l’ombre. Dans cette prison où tout disparaît. Où il ne reste que la mémoire. Répétitive. La mémoire détraquée, oublieuse, à qui je souffle, souffle des mots, des images qu’il faut sauver de l’amnésie » (2)
Condamnés à l’immobilité dans ce carrefour en forme de croix, les personnages, figures vivantes ou ombres trépassées, répètent inlassablement la tragédie funèbre dont ils sont victimes. Le Souffleur de Le Carrefour puis, dans les pièces suivantes, le Montreur de pantins ou encore Le Voyageur et Darling V sont les grands illusionnistes, qui à l’intérieur de leur conscience-inconscience et du fond de leur cellule ou de leur folie, réécrivent l’histoire qui les a menés à cette impasse, à ce triste carrefour qui prend l’apparence d’une scène, d’un rêve tragique ou d’un délire. Les personnages deviennent les marionnettes, des acteurs en herbe que le narrateur actionne selon ses souvenirs, ses désirs ou ses fantasmes. Agités par une énergie indépendante, les personnages comme La Femme dans Le Carrefour, réanimée au début de la pièce s’étonnent de cette sensation de déjà-vu : « J’ai l’impression de revivre cette scène » (3). Pourtant, ils doivent être aidés comme ces poupées des boîtes à musique dont on remonte le mécanisme, c’est le Souffleur surnommé le « montreur de marionnettes » (4), qui en chef d’orchestre derrière son pupitre donne l’illusion de l’histoire, la mesure. Il comble les temps morts et orchestre l’histoire. C’est lui qui insuffle l’énergie nécessaire à ces êtres revenus de sa mémoire, fantasmés ou réels qu’il s’acharne à faire vivre encore et encore. Indépendamment de l’histoire propre des personnages, ami(e)s, ennemis du poète emprisonné, ce que l’on remarque c’est une partition rejouée à l’intérieur d’une même pièce et, plus largement, une partition en forme de ressassement transversale à son uvre théâtrale.
En 1993, avec La Malaventure, Kossi Efoui propose une deuxième version ou plutôt un prolongement de Le Carrefour, on y retrouve Le Souffleur à travers Le Montreur de pantins ; Elle devient La Femme ; le personnage du Voyageur-Poète : Darling V et la figure de la répression sont ici incarnés par Edgar Fall. Une nouvelle fois, la pièce propose l’histoire d’un homme emprisonné puis enfermé à l’asile, La Femme raconte l’histoire :
« […] d’un homme dans sa prison, […], des cartes de géographie plein la tête. Il faisait ses bagages tous les matins et, le soir, il racontait sa vie d’explorateur. On l’a emmené à l’asile hier matin. » (5)
En effet, avec cette pièce, les lecteurs ont l’impression d’en connaître davantage sur les personnages. Le début de l’histoire est très similaire, parfois même mots pour mots comme un refrain lancinant, des souvenirs indélébiles. Mais, dans cette pièce, le narrateur est clairement identifié c’est un résistant politique – matricule 912 – qui a déserté l’armée officielle pour rejoindre la résistance, La femme fait partie de ce groupement. Le flic devient un ancien compagnon – matricule 911 – de l’armée qui le pourchasse. C’est aussi le bourreau – il n’est autre que l’automobiliste qui a renversé Rachel et persécuté ou tué tous les collaborateurs de Darling V. S’il a laissé la vie sauve à Rachel, c’est pour qu’elle le renseigne sur Darling V : « vivre avec lui [mais]tout raconter » (6). Malgré sa dissimulation (une opération esthétique ?) Darling V est retrouvé et jeté en prison.
Dans la continuité de Le Carrefour et de La Malaventure, Kossi Efoui, avec Le Petit Frère du rameur nous transporte de l’autre côté, en Occident peut-être. S’agit-il d’un mirage qu’il se crée à partir de souvenirs vécus lors de son exil ? Peut-être ? Dans l’immeuble et plus précisément un squat improvisé dans un ancien studio de cinéma surplombant le carrefour, le narrateur fabrique à partir de souvenirs vécus ou pas un nouveau drame. Le quatuor est métaphoriquement identique, il se compose de Maguy prolongement de Elle et de La Femme/Rachel, Le Kid remplace Le Voyageur-Poète et Darling V, Le Flic et Edgar Fall deviennent Le Rameur, enfin La Voix de Marcus – Ras Marcus – qui à l’instar du Souffleur et du Montreur de pantins, en « ventriloque » (7), rythme le texte : « Je retiens des histoires. Je me les raconte d’abord. » (8) dit ce personnage dont le nom rappelle le célèbre rastafari, icône du mouvement libertaire et justicier jamaïcain. Nous sommes quelques heures avant la veillée funèbre organisée pour Kari, l’amie de Maguy. Kari s’est suicidée mais sa mort est tue
parce que le suicide
on ne veut pas comprendre ce qui pousse une femme à se jeter du troisième étage. Kari est la figure métaphorique de toutes les femmes spoliées, les femmes assassinées, les femmes lapidées ou brûlées vives qui ont préféré la mort plutôt que le mariage forcé, ou tout autre assujettissement à l’ordre forcé. Kari représente un symbole sacrificiel, une martyre que ses amis ne veulent pas voir enterrer là-bas, de l’autre côté, là où les tombes sont violées, là où l’on ne respecte même plus le repos éternel. Maguy espère que dans l’un de ses films, Ras Marcus qui du maniement des mots, est passé au maniement des images, pourra donner une sépulture décente à son amie :
« Enterre-la dans ton film. Il ne faut pas tout laisser au Rameur. Prends ta part de cimetière. Les jardins sont déjà partagés. Les événements sont partout. Bang ! Kari
C’est très proche, Marcus. Épouse-la et couche-la dans une petite image ; et si elle passe un jour sur un morceau de percale, quelqu’un verra le monde venir avec ses filles turques. » (9)
Mais en attendant, c’est Le Kid, personnage tout droit inspiré du célèbre hors la loi américain, Billy the Kid, qui va libérer Kari de son funèbre destin en la livrant aux flammes et en lui permettant de s’envoler librement. Dans un final unique dans l’uvre théâtrale de Kossi Efoui, Le Kid retourne la violence subie contre Le Rameur qui est calciné dans l’accident et sauve d’une certaine manière la femme, celle que le narrateur ne cesse d’incarner à travers ses nombreuses héroïnes.
Après ce détour, Kossi Efoui poursuit avec Que la terre vous soit légère (1995), l’épopée cérébrale entamée dans Le Carrefour et La Malaventure. Dans cette pièce, dont le squelette narratif et la rythmique demeurent très proches des précédentes, Kossi Efoui convoque de nouveau son quatuor symbolique : la figure de La Femme, du Sonneur, voix narrative et le Traqueur. Si ce texte débute avec les avertissements du narrateur :
« Arrêtez ! Depuis le temps que ça dure. Arrêtez avant que ça recommence Un soir de plus et c’est déjà trop tard. Un jour quelconque tu parles. Il n’y a pas d’heure, d’instant, de clignement de paupières où ce n’est pas tard. À peine je tourne la tête que déjà je les vois Ca y est ça recommence la même scène, les mêmes fantômes qui portent mon visage, mon histoire, mes mots, mes friandises, ma chanson, mes gants, mes chaussettes, ma culotte. […] Ma mémoire combien sommes-nous ? Trois c’est pareil que mille. Après mille ça ne compte plus. On dit quelques milliers. Alors trois. Ma mémoire est oublieuse. Il faut lui souffler ci et ça et dans l’ordre s’il vous plaît. Il faut lui souffler des mots. » (10)
et s’il reprend des passages entiers à la manière de refrains, notamment le dialogue amoureux entre la femme et le Poète-Darling V (Le Carrefour, p. 90-93 ; La Malaventure, p. 17-18), le narrateur fabrique des échappées, celles par lesquelles les destins évoluent. Comme dans la deuxième partie de La Malaventure où les personnages se dévoilent davantage, dans Que la terre vous soit légère, « quelque chose a changé [remarque Le voyageur]quelques mots : traqueur, questionneur, coupeur » (11), répond la femme. Ce qu’on remarque surtout c’est une sorte de complicité retrouvée entre la femme et Le Voyageur. Ils jouent comme deux enfants avec insouciance, comme si le narrateur gagnait peu à peu une légèreté, une naïveté, un peu de place pour le rire et le jeu. L’amour est dégagé d’érotisme. Ils chantent à plusieurs moments, dans des passages choraux où le sonneur n’a pas besoin d’intervenir pour donner la pulsion, les marionnettes deviennent indépendantes, la mémoire renoue avec le passé, on en rit même.
Dix ans plus tard, Concessions semble écrite en dehors de la logique des précédentes, pourtant, on y retrouve le quatuor : L’Étudiant, qui aurait « trouvé l’issue » (12) a les mêmes préoccupations que Le Voyageur-Poète, La Diva ressemble à La Femme, L’Homme au long manteau noir au flic-traqueur. On y retrouve la même situation stationnaire, la même histoire d’amour. Dans cet interzone où ils ont tout vendu jusqu’à leur nom, ils attendent de pouvoir partir. Les personnages sont plus nombreux mais ce ne sont que les facettes démultipliées de personnages déjà connus : « on imagine qu’ils peuvent se cloner à l’infini » (13) précise l’auteur au sujet des Winterbottom. Ainsi l’Étudiant, Le Coach aveugle qui ressemble à l’oncle bileux et L’Homme de cave qui vit « la tête dans son trou de cave » (14), et qui se fait appeler Alice pourraient être la même personnalité ; La Diva, La Mère et La Petite Boxeuse – la fille de l’homme de cave – les facettes d’une même femme : « j’ai plusieurs amours et j’ai l’amour fidèle » (15) ; une figure de femme mûre et une figure de fillette qui s’acharnent à combattre la vie. Dans cette histoire le rendez-vous prévu de l’autre côté entre les deux êtres aimés a échoué, l’homme repêché lors de son évasion est retourné dans l’Interzone. Est-ce pour cela qu’ils s’inventent des avatars ? Pour pouvoir jouer à vivre, à se parler en ignorant la réalité qui les condamne à accepter la désillusion de leur rêve d’ailleurs. Autant Que la terre vous soit légère est pleine d’insouciance et d’espérance, autant Concessions est amère et pessimiste. L’Homme au long manteau noir a quelque chose de cynique, posé sur ses genoux, comme un enfant, L’Homme de cave l’écoute raconter l’histoire d’Alice qui voulait devenir actrice et chanteuse et le mettre en garde contre ses rêves d’enfants : « Attention Alice, tu fais l’enfant » (16). Un rapprochement qui pourrait montrer que le féminin et le masculin ne font qu’un, que les figures féminines et masculines représentées ne sont que les composantes d’un même être, les personnalités du narrateur. Il le surnomme Alice comme pour mieux l’humilier et lui rappeler que sa chute vertigineuse n’a ni début ni fin, qu’il ne pourra pas aider les autres car seules les « femmes […] nonnes et si possible vieilles » (17) peuvent accompagner les autres dans la mort, ironise-t-il. Ses avatars sont les Winterbottom (W1, W2, W3, W4), « créateur d’émotions » (18) de la Winterbottom et Winterbottom Excellence Century Production Inc. Ces froides voix interrogent L’Étudiant et lui montrent le film de son évasion qui a servi à justifier l’exécution de son frère :
« Je suis devant les gardes mobiles. Ils prennent d’abord le contenu de la voiture. Non, ils prennent d’abord les roues, non plus, ils prennent d’abord les vêtements de la fille qui était avec moi dans la fuite, non plus, d’abord mes vêtements
je marchais nu comme si je volais. Et c’est alors que j’ai entendu : qu’est- ce que tu fais dans la vie ? Et ils riaient de mes fesses, ils disaient oh ! Là ! Là ! La cambrure. Et j’ai compris que ma vie vagabondait, ma vie était un délit dans cette forêt où moi j’étais le type qui courait nu comme s’il volait, à qui le vent apportait avec force la dernière mise à l’épreuve : qu’est-ce que tu fais dans la vie ? (On n’en parle plus de la fille qui était avec moi, on n’en parle plus, de la fille)
. donc rires et voix : qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
– Écrivain ». (19)
Une romance qui pour Le Sonneur évoque la douloureuse perte de sa compagne, peut- être abattue lors de leur arrestation, cette femme qui pourrait être Rachel, celle avec qui il avait décidé de partir pour offrir à leur enfant un avenir en dehors de ce carrefour : « si demain je ne me fraie pas un chemin, mes enfants aussi naîtront à ce carrefour » (20), disait-il dans Le Carrefour. Les Winterbottom sont les présentateurs d’un programme de télé-réalité, le programme s’appelle Interzone, une émission qui combat « l’hydre de l’ennui par la science et l’industrie de l’émotion » (21), un délire que le narrateur veut téléviser parce qu’il reflète les sociétés du XXIe siècle, qui s’ennuient de la monotonie paisible et qui ne peuvent survivre qu’en se faisant peur.
Dans cet univers fantasmagorique, les marionnettes du Sonneur n’ont plus qu’à jouer avec des poupées géantes ou à jeter des bouteilles à la mer : autant de fétiches d’espoir qui leur permettent d’espérer un avenir meilleur ou simplement de s’inventer une suite, un prolongement hors de la guerre et du désastre, de s’échapper eux aussi par instants du tragique cercle vicieux qui les enserre.
Ce délire féroce représente la rechute vertigineuse du narrateur dans l’abîme de la réalité, il remet en question la légèreté des deux rêves-pièces précédentes. Son voyage intérieur devient dépressif. Cette fantasmagorie caractérise en partie le désespoir moderne.
Avec Io (2007), nous nous situons toujours dans la représentation mentale d’un narrateur. Ici, il est surnommé Masta Blasta, une figure puissante notamment sexuellement, le quatuor fait partie d’une compagnie de théâtre itinérante qui représente une version du Prométhée d’après le grec Eschyle. Ils sont parrainés par la donation Norbert, qui comme la W et W ou les groupuscules extrémistes, manipule, traque les idéaux mais ne peut entrevoir la controverse de propositions artistiques populaires, en apparence si anodines. La femme est incarnée par Anna, Le Kid par Le Fils de la mère et le flic-traqueur-au long manteau par Le Hoochie-Koockie man. Le narrateur compose une nouvelle stratégie d’évasion mentale sous la forme d’une poupée marionnette, Io, double et prolongement d’Anna, qui comme la mythique déesse, après un long errement, s’exile en Afrique, en Éthiopie et donnera naissance au fils qui délivrera Prométhée. Dans cette pièce, Io est la figure qui lui permet de s’évader dans un délire mythique, dans un rêve africain. Le fond de l’histoire ressassée dans les dernières pièces s’efface car : « on n’entend pas toutes les voix en même temps dans la même histoire » (22) précise le Masta Blasta. Le narrateur semble resserrer ses obsessions sur le pendant féminin : figures maltraitées des petites mères à travers les poupées ashanti, le viol de Io, l’enfermement des protagonistes dans des clichés misogynes.
Du Carrefour à Io, en passant par La Malaventure, Que la terre vous soit légère et, entre autres Le Petit Frère du rameur, Kossi Efoui propose plus que des versions différentes mais des prolongements. Les débuts de pièces sont parfois très similaires, parfois même mots pour mots, comme des souvenirs obsédants. Mais chacune des pièces apporte sa nouveauté. Le quatuor initial constitué du Souffleur, de La Femme, du Voyageur et du flic demeure, chaque personnage-masque endossant une nouvelle identité selon les pièces, le squelette narratif et la rythmique résonne comme des refrains lancinants mais, de pièce en pièce, le lecteur semble en connaître davantage sur les personnages et, il peut même lui sembler suivre une saga fantasmagorique dans laquelle la femme assoie sa place essentielle. Autant d’échappées narratives que l’on découvre au fur et à mesure et qui donnent tout le relief à l’uvre de Kossi Efoui.
L’analyse chronologique de ces textes a permis de percevoir la place grandissante et essentielle de la femme. Il semble que ce que défend Efoui, malgré les effets d’illusionnisme, est l’importance d’accorder toute la place à la femme et à la part féminine qui demeure en chacun de nous et en chacun des éléments terrestres. Car si Le Voyageur est le seul protagoniste à quitter l’interzone ; son échappée est une illusion, il est retenu par les liens qui l’unissent à cette femme et à son pays. Il ne peut se défaire du refrain amoureux qui le lie à sa terre natale et à son amour. Rattaché par les liens fraternel et sensuel, il ne peut s’échapper qu’à travers la lumière et l’amour que dégage la femme. C’est aussi à travers elle, à travers sa force et son charisme qu’en pensées il s’évade de sa prison réelle ou métaphorique. Il ne peut s’échapper réellement de la réalité qu’en revenant de plain-pied dans le monde inchangé de la femme et souffrir avec elle de la réalité car il sait maintenant qu’il peut compter sur elle pour dépasser l’inacceptable et entrevoir d’autres possibles, d’autres issues.
« Le Poète (au souffleur) : Elle. C’est la femme, pourtant. La femme fleur.
La Femme : je suis la femme-exutoire, la femme-opium.
Le Poète : la femme-amante, la femme-muse.
La Femme : La femme-vache. Je suis née à cet engrossement, à
Le Souffleur : A l’enfantement
Le Poète : Je suis né juste à l’endroit du sacrifice, là où l’on pose la victime expiatoire, là où l’on chasse le bouc émissaire vers le désert. » (23)
L’uvre de Kossi Efoui est tissée de voix de femmes : Elle, Rachel, La Femme, Maguy, Kari, La Mère, La Diva, La Petite Boxeuse
Ces figures émergent des souvenirs ou de l’imagination du narrateur, ce sont des revenants, des témoins ou de simples présences silencieuses. Elles subissent la réalité de la guerre, de la mondialisation, du déracinement, de l’exil mais aussi celle de la solitude et de la soumission. D’une pièce à l’autre les identités vont et viennent, les femmes sont elles aussi des personnages-masques indissociables des personnages masculins, notamment de la figure du voyageur-poète pour qui elles nourrissent un fort amour. Mais, la femme n’est pas la simple partenaire amoureuse ou l’idylle-muse, elle a un rôle essentiel, celui de maintenir vivant, d’équilibrer les forces en présence et donner la vie.
Dans Le Carrefour et, à peu de nuances près, dans les trois déclinaisons suivantes, Elle, vendeuse de charmes, diseuse de bonne aventure ou Diva – celle qu’on nomme à la troisième personne n’est autre « Rachel 20 ans 1,82 pointure 43 » (24), une jeune femme renversée volontairement comme une torture infligée pour prévenir la désobéissance. Cette femme voulait devenir danseuse, mais l’amputation de sa jambe a modifié ses rêves, sa vie. Depuis elle ne porte plus de nom, elle a perdu ce qui faisait son identité : « C’est qu’elle est morte, morte parce que la vie pour elle, c’est la danse » (25). Paradoxalement, ce manque lui a permis de s’échapper de la réalité, son corps a perdu de sa consistance première, elle peut même l’offrir pour quelques billets. La destruction de la jambe, ce membre fantôme et le brouillard vaporeux qu’il laisse, permet à la femme de s’échapper de la matérialité du corps de vivre une nouvelle réalité, celle que le narrateur tisse de toutes pièces, soit, mais une réalité qui lui permet de prendre du recul sur l’horreur et les injustices qui l’entourent. Ce qui compte, c’est ce qu’elle ressent pour le voyageur, le protéger et revivre inlassablement leur amour. Car une autre mort l’a frappée, c’est le départ du Poète. Il a essayé de se « tracer un chemin hors de ce carrefour » (26), mais elle n’a pas compris, pour elle, il s’agissait de « fuites, de reniements » (27). Alors quand il est revenu après avoir joué à ne pas se reconnaître, à se camoufler, l’homme décide de lui avouer les véritables raisons de son retour :
« Je t’ai porté coincée dans la peau comme une écharde. Je suis revenu pour guérir enfin de toi. […] je t’aime. Je ne sais pas pourquoi je te porte dans le corps. Et mon corps me devient plus familier depuis que je te respire. Je ne sais pas qui tu es. Je te connais si peu, mais je t’aime. (28)
Pour ces prisonnières de l’entre-deux, ces déesses reléguées aux antichambres du monde, c’est surtout l’espoir de revoir l’homme qu’elles aiment qui leur permet de survoler le désastre ambiant.
Pour d’autre, l’envolée suicidaire est la seule solution. Kari est une femme effacée que les années ont petit à petit étouffée. Maguy nous explique que « plus elle vieillissait plus elle dépérissait, elle a sauté par la fenêtre » (29) car la perspective d’être mariée de force l’a convaincue de se jeter du troisième étage : « Kari a eu mal et s’est évanouie. Quand le mal est trop fort, on s’évanouit » (30), explique son amie. Mais même morte, le passeur décide de son sort, elle sera enterrée sur la terre de ses ancêtres. D’après lui, « il n’est pas bon de mourir loin de chez soi. Partir c’est entrer en guerre, et que s’il est un lieu où l’on enterre les guerriers morts, c’est toujours au pays » (31). Pourtant Kari ne se considère pas de là-bas : « c’est ici que ma vie a commencé » (32), rétorque Kari avant son suicide, au passeur qui lui répond : « la vie a commencé avant toi, là-bas. Tu vas hériter de ce qui reste. Des garçons ont survécu. » (33) Marcus tient à retourner sur cette terre et fait l’avocat du diable, pour Maguy c’est inacceptable : « Tu rêves de devenir le grand frère du monde. Le monde n’est pas ta sur. Moi je suis née ici. C’est ma mère qui est née là-bas. Comme toi. Comme la mère de Kari. » (34) C’est pourquoi, furieuse, elle prononce ces mots : « il faut le tuer, l’Équarrisseur » (35) aussitôt Le Kid part et met le feu à la fourgonnette. Kari est sauvée, son corps part en fumée, elle n’appartient plus à personne, elle est libre.
« Ça flambe Marcus, ça flambe la fourgonnette pour Kari, elle a pris feu de tous les côtés. Danse Kari. Une, deux, trois et trois, quatre : toutes les fenêtres s’allument ; dix, vingt et danse, Kari. […] Ouvre tes oreilles musicales, Kari Flambe dans le vide, haut et fort. Bonne aventure, Kari. Flambe dans ton habit neuf et nargue Nargue les insectes qui piquent les yeux morts et les bestioles qui font la fête dans les boyaux et les gros oiseaux qui bouffent cru. » (36)
Kari, est l’image de toutes les femmes manipulées, ces femmes turques brûlées vives par des skinheads nazis, ou cette autre jeune femme « que ses parents ont tuée parce qu’on ne pouvait plus la rapatrier en Turquie pour la marier. » (37) Il ravive aussi le souvenir de Rachel Corrie, cette jeune militante américaine qui a trouvé la mort dans la bande de Gaza, durant l’intifada d’Al-Aqsa, écrasée par un bulldozer israélien. En effet, Kari, Rachel, ne sont pas des cas isolés, Maguy, fière du geste courageux de son amie, l’a bien compris :
« J’ai appris Kari tu n’es pas seule. Vous êtes nombreux. Par classement, tu fais partie de toutes les cases. Et vous être nombreux par case. Tous les cas te ressemblent et tu n’y es pour rien. » (38)
La femme ne peut s’évader physiquement de l’entre-deux, « je n’ai jamais eu le choix. Je suis femme je suis née à l’écartèlement. » (39) explique Rachel, elle le dépasse en sacrifiant leur corps. C’est à ce croisement, là où elle s’est fait renverser, là où elle est partie en fumée, là où Le Poète l’a quittée, là où elle revit inlassablement ses retrouvailles avec le voyageur mais là aussi où elle propose les restes de son corps, que tout se joue. Elle semble ne poursuivre qu’un but réussir un jour à sortir de cette tragédie répétitive et s’échapper avec lui pour offrir un autre avenir à leur enfant. Mais en attendant, les femmes ne trouvent le chemin de l’exil, de l’échappée que dans l’évaporation de leur corps. Peut-être est-ce la seule chose concrète à réaliser avant de se retrouver comme Mami Wata (A vendre, nouvelle) figée sur un panneau publicitaire ou comme les Madones de Happy End réduites à prétexte de querelles enfantines. Le seul moyen de s’échapper du schéma annihilant de la barbarie, c’est de quitter l’enveloppe charnelle par un phénomène d’évaporation naturelle. En effet, la destruction du corps est davantage transformation, il devient : eau, air, terre, feu. C’est la jambe de Rachel qui rejoint la terre, c’est le corps de Kari en feu qui rejoint les airs ; Kari, pour qui il était plus pratique de « ne pas avoir de peau du tout » ; c’est Io qui s’envole au-dessus des continents :
« POUR FUIR LA FUITE FOLLE
TON PIED S’ARRACHANT DU SOL
POUR UN BOND QUI SAIT RETOMBER JUSTE
IO » (40)
C’est aussi le corps liquide de La Femme âgée qui raconte : « Couchée sur le ventre. Je me suis retrouvée touchée sur le dos. Je ne me suis pas retrouvée. Je me suis ressentie. Sensation de geste, de corps qui déborde. » (41) Un corps devenu liquide, un corps devenu sang, le geste lui a échappé. Finalement, les recommandations finales de La Malaventure : « Santé, et que la terre vous soit légère pour l’éternité » (42) et le chant final de Rachel résument l’idée d’échappée naturelle. La voix de la femme débarrassée du fardeau du corps et de la couleur de la peau car le corps et la peau sont des frontières :
« […]
Caresse la pierre
Se dissout dans l’air
[…]
Brise dénoue les liens
J’ai quitté ma main
[…]
Livide regard nu
Vide corps interrompu
[…]
File file vers la nuit
File dans le fond du puits
J’accède à ce sol
[…]
Sans vie sans peur
Je ris je meurs et la vie coule » (43)
Si le corps peut disparaître, être réduit en poussière ou s’évaporer dans les airs, le regard de la femme, lui, ne peut se dissoudre, il reste gravé dans la mémoire :
« Comment fais-tu pour être à la fois si mystérieuse et si lumineuse derrière ton regard ? Je ne sais pas ce qui se regarde à travers tes yeux ni à quoi sourit ton corps. Mais je sais que c’est plus loin que le monde et sa peur. [
] Si je m’en sors, je m’en irai aussi loin que ton regard et je n’aurai plus jamais peur. » (44)
Le voyageur-poète semble avoir compris que son échappée n’était qu’une illusion, que tous les phares après lesquels il courait ne sont que des mirages, la véritable lumière il l’a reconnue dans les yeux de cette femme, ce sont les yeux de l’amour. Et cette lumière seule peut dessiner de nouvelles échappées comme celle que le narrateur se projettent mentalement. Des échappées de lumière entre ces deux corps, une lueur d’espoir, l’espoir d’agir sur le temps, de pouvoir devenir présent :
« Je veux remplir cet avenir de moi-même. Je veux poser mes empreintes sur ce temps. Encore. Encore. Jusqu’à ce que le temps prenne une forme en moi. C’est cela l’avenir à ma mesure de femme présente. Présence. L’avenir est Présence. » (45)
Le narrateur espère-t-il lui aussi rejoindre cette femme et donner la vie ? N’est-ce d’ailleurs pas déjà fait avec la petite boxeuse ? En sortant de prison, l’illusion, le délire laisseront-ils la place au projet et la possibilité de pouvoir assumer le corps, le laisser lever le poing s’il le faut, le laisser écrire, peindre, penser librement enfin. Pouvoir après cet interminable ressassement, jouer un nouvel air, proposer des notes différentes, étrangères comme une échappée musicale, pouvoir proposer librement le contre-ordre, et prendre le contre-pied des choses, jouer un air non harmonique sans que la foudre de la censure et de l’autoritarisme s’abatte. Efoui rappelle la nécessité des prises de positions contradictoires, le bien fondé du « contre-ordre » (46) car selon lui, contrecarrer fait progresser les sociétés et leur évite de sombrer dans l’instrumentalisation idéologique. Les chemins de marronnage, les illusions, les échappées métaphoriques et fantasmagoriques rappellent l’importance du sens caché pour redonner du sens et revaloriser les éléments primordiaux qui nous entourent. Les ventriloques de ces textes sont les créateurs fous qui en « navigateur du Chaos » (47), écrivent, filment, voyagent secrètement pour se libérer. Par un processus identique au marronnage, l’écriture de Kossi Efoui qu’on pourrait qualifier d’écriture de l’échappée fuit la fixité idéologique pour l’errance libertaire, il se situe au carrefour des idéaux pour parler du désir de liberté de ceux qui ont tout vendu pour pouvoir comme Alice atteindre le Pays des Merveilles.
Un pays merveilleux dans lequel comme le pays d’Alice, aucune figure d’autorité n’est là pour guider les enfants. Pour les surréalistes, Alice est le symbole du « passionnariat du non-sens, l’incarnation de la Liberté guidant le peuple des enfants » (48). En revanche c’est un pays où on ne peut trouver de réponses à ses questions, un pays rêvé dans lequel on cherche malgré tout des repères pour ne pas sombrer dans la folie totale. Un pays où on se demande quelles sont les limites de l’illusion et où commence la réalité. À la fin de La Traversée du miroir, deuxième version d’Alice au pays des merveilles, Alice une fois revenue de cet étrange rêve se demande qui du roi ou d’elle fait partie du rêve de l’autre. La question est de savoir, comme le remarque Laurent Bury, auteur de la dernière traduction française : « comment survivre lorsque votre existence même est contestée, lorsque vous existez seulement comme personnage dans le rêve d’un autre » (49). Sans les songes du Roi, Alice n’existerait-elle pas ? : « Tu ne serais nulle part. Tu n’es qu’un élément de son rêve ! » (50) insiste Tralali. Peut-être se serait-elle échouée dans ce fantastique rêve si elle n’avait pas décidé de se rebeller et provoquer son réveil. Cette métaphore questionne la place du poète dans nos sociétés. Quelle est sa place et celle de ceux qui font croire à leur suprématie ? Il y aurait un véritable travail de recherche à faire sur ce thème car l’analogie entre l’uvre de Kossi Efoui et le conte de Lewis Caroll est très riche. Comme Alice, les héroïnes éfouiènnes renversent elles aussi les limites, leur corps vire de l’excès à la pénurie et affrontent les mêmes épreuves : la chute, la noyade, la décapitation-amputation. Pourtant comme dans Alice, dans l’imagination du narrateur, on ressuscite toujours : « on parle beaucoup de tuer mais finalement on meurt très peu » (51) remarque Laurent Bury. Alice au pays des merveilles et les personnages de Kossi Efoui ont aussi en commun cette volonté de découvrir ce que le texte cache, ses sens cachés. Comme Alice au pays des merveilles, cette uvre tente de « donner un (non-)sens à notre vie. » (52)
1. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 98.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 69.
4. Ibid., p. 69.
5. Kossi Efoui, La Malaventure, Lansman, Paris, 1993, p. 8.
6. Ibid., p. 24.
7. Kossi Efoui, Le Petit Frère du rameur, Lansman, Paris, 1995, p. 21.
8. Ibid., p. 17.
9. Ibid., p. 27.
10. Kossi Efoui, Que la terre vous soit légère, Le bruit des autres, Paris, 1995, p 7.
11. Ibid., p. 10.
12. Kossi Efoui, Concessions, Lansman, Paris, 1995, p. 13.
13. Ibid., p. 26.
14. Ibid., p. 13.
15. Ibid., p. 14.
16. Ibid., p. 32.
17. Ibid., p. 31.
18. Ibid., p. 29.
19. Ibid., p. 37.
20. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 92.
21. Kossi Efoui, Concessions, Lansman, Paris, 1995, p. 45.
22. Kossi Efoui, Io, version inédite, p. 30.
23. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 84.
24. Kossi Efoui, La Malaventure, Lansman, Paris, 1993, p. 29.
25. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 70.
26. Ibid., p. 76.
27. Ibid., p. 75.
28. Ibid., p. 90.
29. Kossi Efoui, Le Petit Frère du rameur, Lansman, Paris, 1995, p. 6.
30. Ibid., p. 17.
31. Ibid., p. 17
32. Ibid., p. 11.
33. Ibid., p. 11.
34. Ibid., p. 17.
35. Ibid., p. 26.
36. Ibid., p. 28.
37. Ibid., p. 6.
38. Ibid., p. 19.
39. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 84.
40. Kossi Efoui, Io, version inédite, p. 10.
41. Kossi Efoui, Le Corps liquide, Nouvelles écritures vol.2, Lansman, Paris, 1998, p. 43.
42. Kossi Efoui, La Malaventure, Lansman, Paris, 1993, p. 38.
43. Kossi Efoui, Io, version inédite, p. 61.
44. Kossi Efoui, Le Carrefour, L’Harmattan, Paris, 1990, p. 91.
45. Ibid., p. 92.
46. Ibid., p. 85.
47. Kossi Efoui, Concessions, Lansman, paris, 2005, p. 7.
48. Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, trad. Laurent Bury, Poche, Paris, 2009, p. 20.
49. Ibid., p. 21.
50. Ibid., p. 212.
51. Ibid., p. 27.
52. Ibid., p. 31.///Article N° : 10517