Ecrire pour faire moins nuit (1)

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Comédienne, Dominique Paquet a été une des premières à jouer Jaz dans une mise en scène de Patrick Simon. Mais elle est aussi dramaturge et c’est « la sœur de chœur » qui témoigne ici de sa rencontre avec Koffi Kwahulé.

Découvrir le rire de Koffi Kwahulé. Sa dérision de l’écriture dans son rire. Sa dérision de lui-même aussi. Son art de se refuser alors qu’il se plante dans le monde avec un stylo couteau.
L’écriture commence en Côte d’Ivoire, « pas sérieusement. Par vanité. Pour voir l’admiration dans le regard des autres » et sa première pièce Le Grand-Serpent (1977) est censurée dès le premier soir. Transgression inaugurale ! Il entre à l’Ensatt à Paris, tout en poursuivant des études théâtrales à la Sorbonne. Joue comme comédien jusqu’à ce que l’écriture revienne par accident avec Cette vieille magie noire (1991, Prix Tchicaya U Tam’si, 1992). Du coup, les commandes se précipitent, la vanité cède le pas, désuète ; l’intense désir de l’autre devient plus fort que le narcissisme, cette pauvre envie de miroir ; les commandes, les traductions donnent à Koffi Kwahulé la mesure de lui-même comme auteur, la mesure de la beauté de sa langue. »Au bout d’un moment, je me suis senti cerné, (il rit), j’ai abandonné l’enseignement, j’ai tout laissé tomber pour pouvoir écrire et répondre aux commandes d’autant que j’étais pas mal joué à l’étranger et que je voulais me rendre disponible »
L’art de répondre à la commande n’a pour lui rien d’une faiblesse, comme le laisserait supposer cette injonction à écrire lancée par un commanditaire, qui attend que l’auteur lui dévoile son propre désir. Liberté de la contrainte, libération de l’enfoui, la commande lui permet d’emprunter des chemins non pattés qu’il invente au fur et à mesure « Ce que je fais, réveille quelque chose. J’ai envie de faire plaisir à celui qui m’a passé commande, donc je n’ai pas envie de flancher par rapport à la confiance qu’il m’accorde. Sinon j’aurais fait moine ou terroriste ! » Il rit encore.Un défi. Répondre au défi par un autre défi. Bintou a été écrit contre Gabriel Garan qui lui avait demandé de prolonger Et son petit ami l’appelait Samiagamal…En même temps, toute commande est un déplacement réciproque, une trahison, celle d’une attente. D’un désir. Etre contre. En même temps saisir l’occasion d’inventer une possibilité à transcender. « Je suis très paresseux. De moi-même, peut-être que j’aurais écrit deux pièces ! » Il rit encore. « Toute l’histoire de l’art n’est d’ailleurs que l’histoire de la commande faite aux artistes. Léonard de Vinci, Molière, …tous créaient grâce et contre la commande ».
La violence comme rituel, catharsis, honte
Très vite, ses pièces sont traduites en anglais, allemand, tchèque, flamand, italien, bulgare, néerlandais, grec, slovaque, roumain…, lues, mises en espace, jouées. Les récompenses pleuvent aussi. Petit à petit, il conquiert le monde qu’il invente.
Une foudre se dessine dans l’œuvre. Un éclair rémanent : la violence. Violence des mots, violence des corps arasés, violence des rituels communautaires unanimes. Koffi Kwahulé l’exhausse dans un ensemble de rituels d’exception. Que ce soit dans l’inceste de P’tite-Souillure ou de La Dame aux edelweiss, le viol de Jaz, ou l’excision de Bintou, le rapt sexuel en général, le lecteur qui découvre l’œuvre de Koffi Kwahulé, est déchiqueté par sa violence. Sa langue lyrique a vertu éruptive, carminative, en même temps qu’elle essaie de montrer la violence que l’homme fait à l’homme avec le consentement de tous. »J’exprime une violence qu’on ne peut pas articuler. Parce que je n’écris pas dans ma langue maternelle, le baoulé, je fais un déplacement. Et en tant que noir, j’exprime la violence qu’historiquement j’ai connue : la chicotte, le fouet, le marquage au fer rouge. » Big Shoot, qui met en scène la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, dépasse un antagonisme historique ou anthropologique pour devenir existentialiste. La violence y précède l’essence de l’homme : elle est a priori. « Les gens veulent que l’on raisonne la violence. Je n’essaie pas de la moraliser, de la psychologiser pour la rendre acceptable, elle est là. Ce qui m’intéresse c’est le moment où la communauté est d’accord pour l’accepter au cours de rituels qui sont autant de pièges. » Les rituels chargés de régler la violence ou de la canaliser, annulent la pensée, et dévoilent les croyances que l’on impose au corps. En même temps, ces rituels semblent agir comme des gardes fous, tout en permettant de la répéter. Ainsi Jaz, qui tous les dimanches est censée revenir dans la sanisette retrouver son violeur, pour « qu’il lui prouve à quel point il est toute la virilité du monde. » Ainsi le sauvage rituel familial de La Dame du café d’en face, au cours duquel les protagonistes doivent se saisir de nourriture, et qui permet d’intégrer ou pas les étrangers au clan.
Koffi Kwahulé dévoile ce qui peut être transgressif, la violence suprême que le corps peut subir, l’annihilation de celui-ci par le viol, la violence concrète faite à la chair. Celle-ci transmuée par le théâtre donc ritualisée, en même temps qu’elle l’est dans la fable, provoquerait-elle une double catharsis chez le spectateur? Sans doute. « Je suis convaincu qu’il n’y a pas de violence qui soigne. Malgré tout, en exhumant ce qui est enfoui, on peut en guérir. Ceux qui sortent pendant mes pièces, qui s’évanouissent, prouvent qu’ils ont été traversés par quelque chose. C’est une médecine amère, mais cela rassure sur la nature humaine. L’art doit être capable de ça. » La violence humaine, consommable et acceptable que la télévision cherche à nous rendre banale, fait oublier que l’homme est plus grand, plus digne que cette déréliction.
Une écriture qui traverse les corps.
Et en même temps, l’expression de la violence qu’elle soit thématique ou stylistique, offre des possibilités poétiques inouïes. Dans l’œuvre de Koffi Kwahulé, les personnages, bien qu’ils aient un patronyme et un statut social, ne possèdent jamais d’identité définitive et délimitée. Ils endossent successivement les statuts, les rêves, les fantasmes, les souvenirs des autres. Dans Jaz, les trois narratrices du viol de la jeune femme belle comme un lotus, ne sont peut-être qu’une seule et même femme, l’énigme restera intacte. Dans P’tite Souillure, dans La Dame du café d’en face, les places s’échangentaussi entre les femmes, les pères. En métamorphosant le statut de ses personnages, Koffi Kwahulé déploie une fantaisie troublante, multiplie les points de vue, montre comment la violence déplace les identités, les temporalités, les espaces mentaux, réfracte des guerres de positions prises, abandonnées, reconquises. Les personnages se livrent des guerres familiales, qui les anéantissent, mais qu’ils rejouent inlassablement comme des mélopées guerrières inéluctables. Le lyrisme sourd soudain dans la banalité des mots comme des blessures au couteau, tandis que la poésie fait retour, assumée dans son obscurité, guidée par la volupté assonantique des mots, et se répand comme des nappes de sang glorieux. Les références bibliques et mythologiques, qui parsèment toutes les pièces, contribuent à nous faire entendre une langue de toute éternité, acerbe et effilée, d’une sensualité tragique et chaude.
En même temps, comme s’il fallait opposer à la violence quelque chose d’un sentimentalisme féminin, la présence des couleurs revient dans plusieurs oeuvres. L’arc-en-ciel, le bleu de Prusse, la rue Jaune d’œuf de Jaz, les souliers azurins, le tailleur mauve, le chemisier cuisse-de-nymphe et turquoise de La Dame aux edelweiss, organisent un contrepoint dérisoire à l’absolue puissance du mal. Aussi, la présence récurrente des fleurs écrasées, broyées, edelweiss, œillets, amaryllis, mufliers, nigritelles, ophris, canches, roses, glaïeuls, tulipes, cyclamens, lotus, pivoines, browallias, coquelicots, jasmin de Chine, coelogynes, lycastes, laelis, sabots de Vénus, orchidées-, disent une féminité inexorablement trahie par le couteau, qui est un autre nom du sexe. La beauté du monde lutte contre le mal, mais celui-ci souille à jamais la beauté, compisse la féminité et vainc inexorablement la dignité humaine. Des masques, exutoires ou témoins de l’injure faite à la beauté du monde, dansent et virevoltent, pièges mortels, figures transcendantes de l’abjection et de la douleur. Chez Koffi, la transcendance coexiste avec l’immanence, la métaphysique avec la sensualité.
La musique comme rythme et représentation
L’influence de la musique chez Koffi Kwahulé n’est plus à démontrer. « Un ami musicien m’a dit : celui qui a écrit ça est un musicien. Mais je ne raisonne pas, ma démarche n’est pas réflexive. Ce n’est pas une démarche consciente. »
Jaz a été le premier moment de l’affirmation. Ecrire la musique sans musique. Faire se croiser des voix, répéter des phrases avec de légères variations adverbiales, multiplier les angles d’attaque, laisser affleurer la structure puis perdre l’auditeur dans une autre, comme se perd le regard dans une sculpture d’Antoine Pevsner, rendre simultanés des solos, écrire des calligrammes que l’interprétation de l’acteur devra restituer, n’est pas seulement un jeu formel, un caprice d’auteur qui essaie des typographies. « Ce que j’écris est empirique. On me dit que c’est mathématique. Géométrique. Au début, j’écrivais des histoires. Maintenant j’écris des structures. Je me donne une structure a priori. J’écris un embryon d’histoire et la forme s’impose, j’écris sans savoir l’histoire. Ce que j’écris, ce n’est pas l’histoire mais la structure. » Il pose une impossibilité et une vibration advient. Celle-ci suppose un certain déploiement. Koffi Kwahulé donne l’impression que l’écriture vient comme ça. C’est une capacité magique au vrai sens du terme. « Mais je ne comprends pas tout ce que j’écris. Ça a été pensé à mon insu. » En même temps, l’acteur doit restituer la vibration… Immense et glorieuse tâche !
Se souvenir du rire de Koffi Kwahulé.

1. Texte publié dans les Carnet de lecture d’ANETH, n°13, année 2008, sous le titre : « Gros plan sur Koffi Kwahulé : Ecrire pour faire moins nuit… »///Article N° : 8801

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