Jaz : des voix dans la cité

(un travail de plateau autour du tango)

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Ma relation au théâtre de Koffi Kwahulé est basée sur la pratique de l’atelier, de ce corps à corps avec le texte qui naît du travail des comédiens sur le plateau. Ma rencontre avec Jaz s’est faite dans l’atelier de pratiques théâtrales que j’anime à l’Université de Paris III et qui, cette année-là comportait une majorité de filles. Choisie pour une raison pratique au départ, cette pièce n’a cessé de m’interpeller, puisque depuis plus de trois ans, je l’ai travaillée dans toutes sortes d’ateliers, avec des étudiants mais aussi des comédiens amateurs et professionnels, de tous âges et de toutes origines. Et quel que soit le public, les réactions sont souvent les mêmes : un certain silence à la fin de la lecture, des réactions émotionnelles diverses qui vont de la peur à affronter la complexité du texte au rire pour cacher la gêne, du « c’est génial » à « c’est glauque ! » pour terminer par l’envie de découvrir ce qui se cache derrière la banalité de cette fable, dont l’écriture poétique emporte l’acteur, le spectateur et le lecteur au-delà de la trivialité du quotidien.
De ce travail sur le plateau, de cette « mise en corps » du texte, est née peu à peu, une réflexion sur la forme que pourrait prendre une mise en scène qui ouvrirait le monologue de Jaz vers un récit à plusieurs voix. Ce monologue doublé d’un seul instrument qui, comme l’indique la seule didascalie de ce texte
« troue/est troué
Enlace /est enlacé
Par la voix de la femme » s’est ouvert aussi, grâce à la dynamique des corps, à une polyphonie musicale.
Avant de parler des chemins qui nous ont conduits à imaginer un rapport entre Jaz et le tango, j’essaierai dans une première partie de déterminer de quelle façon nous avons envisagé la choralité de ce texte à travers le déroulement du récit et l’enchaînement des évènements scéniques puis, dans une seconde partie, en quoi la forme expressive du tango, tant du point de vue musical que gestuel, semble infléchir le récit et l’ouvrir à d’autres interprétations.
Choralité et polyphonie
Rappelons brièvement l’argument de cette pièce.
Parce que les immeubles de la Cité sont mal entretenus et que les WC sont bouchés, Jaz, une jeune fille à peine sortie de l’adolescence, se fait violer en utilisant la sanisette de la place Bleu de Chine…
Sur ce fait divers, banalement quotidien, Koffi Kwahulé développe un monologue porté par le staccato d’une musique toute intérieure. Racontée dans une langue poétique et précise, vrillée par l’obsession du rythme et de la musique, se déroule la vie de ce no man’s land urbain, aux lieux désignés par des noms de fleurs ou de pays exotique qui cachent la misère.
Le travail sur le plateau a ouvert le texte à une approche scénographique et dramaturgique dans des directions inédites et originales. Une question nous a semblé essentielle, dans ce récit qui prend souvent la forme du flash-back. Qui parle à qui ?
Une phrase au début de la pièce (Il n’est jamais très facile de parler de cela soi-même) et quelques-unes à la fin laissent à penser que Jaz raconte elle-même son histoire. Cependant, en dehors de ces brèves interventions, beaucoup d’éléments montrent aussi que Jaz existe surtout dans la parole des autres,.
Dans ce lieu, on vit sous le regard des autres, on commente les mille et un faits du quotidien le plus trivial (les WC bouchés, l’endettement des locataires, l’incurie des pouvoirs publics, l’abandon de la cité…) et la vie des autres (Oridé, le grand père d’Oridé). On note essentiellement la discrétion et la beauté de Jaz que des évènements ont conduit à choisir une vie « sans histoires, voire sans destin ».
Jaz, malgré elle, en se faisant violer, devient l’héroïne tragique de cette histoire, comme si dans la Cité ce désir total d’anonymat et d’indépendance était susceptible d’attirer la malédiction.
Lorsque les comédiens se sont emparés du texte, de leur jeu sont nés des personnages et des lieux qui ont varié selon les groupes. Sous l’apparente unicité de la parole surgissent des voix qui commentent l’action, la déplacent, la détournent. Le no man’s land de la cité est peu à peu apparu pour se transformer en un lieu de vie : une sorte de café, de cabaret, un espace plus imprécis où se rencontrent toutes sortes de gens cabossés par la vie. Un pianiste raté, des habitués qui viennent se réchauffer à la parole des autres, peut-être un peu dealers, magouilleurs ou prostitués ou rien de tout ça. Des gens de peu qui se regardaient vivre de loin et qui tout à coup se retrouvent solidaires du malheur de l’une des leurs.
Les premières interrogations ont surgi : l’opposition entre le plein et le vide, le plein du discours et la minceur de la situation, ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien, la virilité du monde par opposition à l’enfance et la pureté saccagée de Jaz… comme autant de pistes soulignées par les changements de rythme dans le récit.
Les comédiens se sont emparés de cette parole et se sont transformés en témoins pour venir raconter à tour de rôle les diverses versions d’une même histoire. Chacun détenait un bout d’information et reconstituait à tour de rôle l’ensemble du drame. Qu’avons-nous constaté ? Ce bout à bout des récits portés par des voix différentes a fini par reconstituer une histoire qui dépasse la trivialité du quotidien pour construire autour de Jaz et de son violeur au visage de Christ un mythe qui transcende la réalité. Si la Cité évoque au début de la pièce les cités de banlieue, elle devient dans le cours du récit la Cité au sens grec du terme. Le sens caché des signes avant – coureurs de la tragédie se dévoile, porté par les voix d’un chœur qui finit par ressembler à celui du théâtre grec. Mais ce chœur n’a aucune illusion : il est en proie au doute et sait que sa parole ne ramènera pas l’ordre dans la cité.
Du découpage du texte ainsi travaillé à plusieurs voix ont surgi le tragique et l’horreur du drame intime de Jaz, mais aussi l’humour, le carnavalesque et même le grotesque, portés par un ensemble de personnages qui surgissaient du récit lui-même. Cette constatation a ouvert le texte vers des rythmes et une autre musicalité à explorer.
Au cours d’un stage de tango et théâtre, Jaz faisait partie des textes que nous souhaitions explorer. Avec Joëlle Toledano, une comédienne et danseuse formée au Roy Hart, nous avons travaillé sur des musiques de Gotan Project, un groupe qui allie dans sa musique le tango, la musique électro et une certaine façon d’y mêler la voix. Improvisant sur cette musique, nous avons découvert que ce texte qui hésite dans des directions multiples, s’alliait de façon surprenante à cette musique de tango issue du métissage, soulignant, d’une façon originale, la forme syncopée du récit. Par ailleurs, l’alternance de mouvement et de pause nécessaire dans le tango permettait des haltes inattendues dans le texte. Le mouvement initié par le tango évitait de se laisser piéger par les mots incantatoires de la pièce et ouvrait le texte dans des directions inédites.
Peu à peu, Les voix se sont imbriquées dans ce rythme, passant naturellement du langoureux au syncopé, de la violence à la tendresse. De cette approche multiple est née une chorégraphie libre et souvent improvisée, loin des figures imposées par la danse du tango. Le rire est apparu, cassant la réalité du drame, laissant apparaître le carnavalesque de certaines situations.
S’il ne peut être utilisé dans l’ensemble de la pièce, le tango joue un rôle de contrepoint intéressant dans certains passages de Jaz, notamment au début de la pièce, dans cet aller et retour entre hier et aujourd’hui, entre le malheur qui aurait pu être évité et la fatalité du destin. Les thèmes de la pièce rejoignent ceux que l’on retrouve dans la plupart des tangos.
Le tango comme potentialité de mise en scène
Cette pièce dite par une seule voix suit le rythme si particulier de la musique de John Coltrane ou Steeve Lacey nous a dit un jour l’auteur. Avec la mise en choralité, la musique et le mouvement du tango nous avons découvert d’autres potentialités scéniques qui font alterner des moments de silence et de parole, de mouvement et de pause.
Dans le tango, au-delà de la technique, une dimension ludique s’instaure dans le couple. Certains passages de Jaz possèdent la même dimension ludique. Les mots se télescopent de façon inattendue, l’attention est éveillée constamment. Comme dans le tango, le texte est sous-tendu par une impulsion de la pensée et du mouvement. À la façon du tango, le texte permet l’invention dans le jeu, pour faire face à une proposition imprévue de l’un ou l’autre partenaire, des mots ou de la musique. Comme dans la musique de tango, le temps de la pièce, les mots mêmes sont comme suspendus et nous mènent vers des destinations imprévisibles. « Le tango, disait Borgès, est une pensée triste qui se danse ». On retrouve dans Jaz, cette pensée triste qui raconte la misère, l’incurie des pouvoirs publics, les difficultés du quotidien, autant de thèmes racontés de façon lancinante et récurrente par le tango. La musique en devenant un moteur de l’action théâtrale et un soutien pour le jeu du comédien, met à distance le jeu naturaliste, que pourrait suggérer la fable de Jaz.
Tout comme pour le tango, la musique des mots, leur boursouflure ou leur accumulation fait basculer les accents pessimistes et fatalistes du côté d’une vitalité retrouvée, soulignant la tonicité de la vie, évoquant l’espoir, la fête, le rire et un jour la renaissance, malgré le drame.
Comme dans Jaz, l’univers tanguero est peuplé de marginaux avec leurs règles particulières, de personnages hauts en couleurs, significatifs et symboliques. Oridé, par exemple, n’est pas sans évoquer « la fille de cabaret » chantée dans nombre de tangos.
Si on s’appuie sur la forme, on constate que la musique de tango doit sa dimension théâtrale à sa faculté de dépasser le pouvoir du texte. Cette musique parle de douleur, de cris, d’angoisse, de sentiments non raisonnés. De même, dans Jaz, Kwahulé agence les mots du quotidien en les répétant de façon incantatoire finissant par créer une poétique qui dépasse la banalité et le pathétique. Comme dans l’univers du tango, chaque personnage convoque un monde qui vise à transformer et à embellir la réalité, y compris dans ses drames.
Tournant sur eux-mêmes, multipliant les détours, revenant en arrière, les mots agissent comme la musique de tango qui revient encore et toujou
rs avec délectation sur l’impossibilité de l’harmonie et des amours heureux, pour finir par être projeté hors du monde.
Sans éliminer le sordide ou le tragique, la musique des mots de Jaz finit par se transformer en une musique intérieure qui berce les émotions, les sensations. Comme dans le tango, elle amplifie le pouvoir du texte et permet de créer un au-delà des mots, tout en maintenant, dans le jeu des comédiens, la nécessité et « la recherche systématique d’un inconfortable déséquilibre » (1).

1. Laure Thirion, La théâtralité du tango – Maîtrise d’Études Théâtrales sous la direction de Richard Demarcy- IET de Paris III- 1998-1999.Bibliographie
Laure Thirion- La théâtralité du tango – Maîtrise d’Études Théâtrales sous la direction de Richard Demarcy- IET de Paris III- 1998-1999.
Anne Eliade – « La muerte enamorada« , Théâtralité du tango bonaerense – Maîtrise d’Études Théâtrales sous la direction de Richard Demarcy – IET de Paris III- 1988-1989.///Article N° : 8809

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