Un corps lotus qui pousse des profondeurs de la fosse

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« … chacun va brutalement se retrouver
confronté à une véritable performance,
Une vision inouïe.
Corps-où-fut-enseveli-tout-corps.
Alors qu’on tende l’oreille… une voix d’outre-sang… »
(Koffi Kwahulé, Le Masque boiteux, Théâtrales).

Jaz au Théâtre des Écuries à Montréal puis en tournée au Canada, depuis le 1er novembre
Texte : Koffi Kwahulé
Mise en scène Kristian Frédric
Production : Les deux Mondes (Montréal) & Lézards qui bougent (Bayonne)
Chorégraphie : Laurence Levasseur
Conception de la robotique : Simon Laroche
Conception vidéo : Yves Dubé
Conception sonore : Michel Robidoux
Lumières : Nicolas Descôteaux
Avec Amélie Chérubin-Soulières

Défilement numérique en accéléré sur des écrans neigeux qui dominent une fosse d’où sort une monumentale table de dissection articulée tournant sur elle-même et à laquelle se cramponne la comédienne : le dispositif scénique du Jaz de Koffi Kwahulé que Kristian Frédric a monté avec le Théâtre des deux mondes à Montréal, est une machine à jouer, table de torture éclairée par des écrans surplombants, poussés comme des fleurs maléfiques sur les bords d’un précipice. La machine crucifie Jaz sur un pilori électronique, autel sacrificatoire qui l’emporte dans un voyage ascensionnel fulgurant au-dessus du tombeau entre la cale du navire négrier et le bloc opératoire d’une morgue du futur, sous l’œil-scalpel d’un univers scientifique qui a perdu tout lien avec l’humanité. Le dispositif conçu par Kristian Frédric se fait monumentale « levée de corps ».
Si la machine conçue par Simon Laroche est étrangement déstabilisante, voire vertigineuse, l’ambiance sonore et visuelle, qu’ont créée Yves Dubé et Michel Robidoux, n’en est pas moins étourdissante. Le travail acoustique fait entendre une pierre tombale qui roule indéfiniment comme la pierre de Sisyphe, porte lourde qui se ferme, mais porte qui s’ouvre aussi par la force de la résurrection. Car c’est bien d’une résurrection dont il est question, quelle que soit la violence mécanique que déploie le spectacle, et elle est à la hauteur de cette machinerie assourdissante et baroque.
Kristian Frédric n’a pas choisi de monter la pièce de Koffi Kwahulé avec un jazz, d’en faire un duo chorégraphique musical ou choral, avec un saxophone ou une contrebasse comme ce texte a déjà été plusieurs fois monté. Le corps à corps se fait avec la table d’exhibition-dissection sous l’œil des écrans. Ligoté à la table et comme biologiquement relié à une énergie électrostatique, sanglé, perfusé, lobotomisé, c’est un corps investi, transpercé, perforé, qui résonne de plusieurs voix qui le traversent et le font se dresser sur ses ergots. Corps-transistor, sur cette table-autel en mouvement avec laquelle elle lutte et qui l’empêche de trouver une quelconque stabilité, martyr cloué au crucifix de la modernité et qui se soulève au-dessus du vide, celui du tombeau, Jaz apparaît comme une figure venue de loin, comme ressuscitée et convoque avec force l’image de cette « Vénus Hottentote » que l’on trouve dans un autre texte de Koffi Kwahulé : une scène du Masque boiteux intitulée « Le Wagon jaune ». Dans ce dispositif destructeur de fond de cale, wagon blindé ou chambre à gaz, aux ordinateurs scrutateurs, hantés par les fantômes des violences passées et des corps sans sépultures, Jaz pousse comme un lotus, Jaz se fait corps-offrande, corps qui prend en elle toutes les violences du monde, « corps-où-fut-enseveli-tout-corps », comme il est dit du personnage du « Wagon jaune ». Et la comédienne Amélie Chérubin-Soulières qui se livre à cette performance a une extraordinaire présence sensible : elle parvient à dissocier son corps mutant et sa voix céleste, et transfigure le dispositif en une dormition, une assomption mystique dans le registre inoui de 2001, l’Odyssée de l’espace. Archaïsme et hypertechnologie ! Entre les deux : l’humain, la vie dans toute sa fragilité et son éternel retour aussi.
Car Jaz raconte bien plus qu’un viol, c’est le démantèlement d’une humanité mise au pilori de l’évolution technologique et de la surmédiatisation, mais qui parvient pourtant à renaître, à se reconstruire. C’est une figure de Prométhée au féminin, qui se cramponne à son rocher pour l’éternité et continue de défier la foudre par le pouvoir de la création, alors que son âme est fouillée jusqu’au tréfonds. Un spectacle électrochoc, sans comparaison, où les nerfs du spectateur sont mis à rude épreuve ; un spectacle qui descend dans les profondeurs du tissu humain et l’arrache à cette gangue minérale et hermétique où l’enferme le monde moderne pour lui retourner la peau et le remettre à vif.

///Article N° : 10488

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Les images de l'article
Amélie Chérubin-Soulières in Jaz dir. by Kristian Frédric, Théâtre des Deux Mondes de Montréal 2010 © nicolas descoteaux
Amélie Chérubin-Soulières in Jaz dir. by Kristian Frédric, Théâtre des Deux Mondes de Montréal 2010 © nicolas descoteaux
Amélie Chérubin-Soulières in Jaz dir. by Kristian Frédric, Théâtre des Deux Mondes de Montréal 2010 © nicolas descoteaux





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