À l’occasion de la récente tournée en France de sa pièce Big Shoot, Koffi Kwaulé revient sur son écriture théâtrale et sa conception du théâtre comme expérience.
Aby M’baye – Vous travaillez comme comédien, metteur en scène et auteur. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
Koffi Kwahulé – Au départ, j’ai écrit des rôles pour pouvoir les jouer. J’étais comédien, je n’avais pas vraiment de propositions, et quand j’en trouvais les rôles n’étaient » humains « , alors je me suis mis à écrire d’abord pour pouvoir jouer.
C’est donc la scène, le travail sur scène qui vous a amené à l’écriture ?
Oui, tout à fait. Après j’ai voulu de moins en moins être comédien. Le comédien est trop dépendant de tout le reste ; il dépend de l’auteur, du désir du metteur en scène et en même temps c’est lui le centre, c’est lui qui porte tout. Ce double positionnement, ne me satisfaisait plus. Aussi j’ai été de moins en moins comédien et je me suis tourné de plus en plus vers l’écriture. D’autant plus qu’au niveau de l’écriture, des opportunités se sont assez vite présentées. Cette vieille magie noire, une de mes premières pièces a reçu le Grand Prix des dramaturgies du monde en 1992, et dans la foulée on m’a passé commande pour ce qui deviendra par la suite Bintou.
Combien de brouillons nécessitent vos pièces en général ?
Oh, je ne fais plus de brouillons depuis longtemps. En général, j’écris d’une traite et j’essaye d’être rapide. Comme je suis paresseux, (Rires) je me dépêche pour pouvoir passer à autre chose, pour pouvoir vivre. Alors je m’y mets et il faut que ça fuse. J’ai gardé les brouillons de mes premières pièces, mais je travaille maintenant à partir de l’ordinateur et je corrige au fur et à mesure jusqu’à la version finale. J’ai écrit Big Shoot en un mois.
Quel rapport ce titre a-t-il avec la torture ?
Ce qui m’a intéressé c’est la jouissance que recherche Monsieur en tuant les autres. Cette jouissance renvoie à la drogue, à quelque chose qui nous met dans un état second. C’est cet état second que le tortionnaire peut avoir face à sa victime. Mais Stan aussi cherche quelque chose. Il représente notre société où chacun, depuis Andy Warhol, veut ses quinze minutes de célébrité, et il est prêt à tout pour atteindre cela. Jusqu’à jouer sa propre vie.
Vous vous êtes concentré sur cette pièce ?
Non, j’écris souvent plusieurs pièces en même temps. J’ai écrit Big Shoot en même temps que P’tite Souillure et chaque pièce fait écho à l’autre, peut contenir une réponse par rapport à l’autre. J’ai écrit Misterioso-119 en même temps que Blue-S-Cat.
Est ce que le titre est venu en premier ?
Les titres de mes pièces arrivent toujours en dernier, sauf pour Misterioso-119 ; c’est la seule fois où j’ai décidé du titre avant d’écrire la pièce. Concernant Big Shoot, au départ ça s’appelait So What ? J’avais l’opportunité de présenter une lecture lors du Festival les Météores à Douai. Je ne l’avais pas tout à fait terminé et donc je n’avais pas encore le titre. La directrice de l’époque, Marie-Agnès Sevestre, m’a proposé de lui donner un titre provisoire et c’est ainsi que c’est devenu So What.
Quelle est l’image de départ, l’événement, qui vous a poussé à écrire Big Shoot ?
On m’avait proposé en 1999 d’aller monter au Rwanda une pièce sur le génocide à partir de textes écrits par d’autres auteurs. C’est à cette occasion que ce que je croyais avoir réussi à » oublier » a resurgi. Ce génocide tranche par sa singularité. Les génocides mettent habituellement face à face des personnes qui se pensent, et qui sont apparemment du moins, différentes. Dans le cas du Rwanda, ce sont des frères qui ont tué d’autres frères. Les Hutus et les Tutsis parlent la même langue, aucun accent ne distingue les uns des autres, ils ont la même culture, la même couleur, et contrairement à certaines inepties émises par les » spécialistes » de l’Afrique, rien ne sépare morphologiquement un Hutu d’un Tutsi
Le génocide rwandais est à ce titre le crime absolu, et il nous ramène au crime originel, du point de vue de la bible évidemment, celui entre Abel et Caïn, bouclant ainsi le cycle des crimes.
Avez-vous rencontré des difficultés à traiter du sujet de la torture ?
Pas du tout. Je me suis amusé comme un petit fou. Travailler sur la torture et plus particulièrement sur la torture mentale est jubilatoire. C’est un jeu d’écrire. C’est un jeu avant tout.
Quel est votre but dans Big Shoot ?
Le personnage de Monsieur a un dessein. Celui d’amener Stan à lui fournir les raisons de le tuer. Mais Stan aussi a un dessein ; il aurait pu s’enfuir comme le rappelle Monsieur à un moment : » Suis-je allé te chercher ? Suis-je allé te traîner par les cheveux jusqu’ici, hein, Stan ? (
) Tu es venu de toi-même, comme tous les autres ? (
) Tu aurais pu t’enfuir, n’est-ce pas Stan, quitter la ville ?« . Alors Pourquoi Stan, qui a été témoin de la mise à mort de tous les autres, est-il quand même venu ?
Si Monsieur est l’incarnation de la mort, Stan représente notre hypothétique immortalité. Pour être persuadé qu’on est vraiment immortel, il faut » éprouver » cette immortalité. Tout être humain est conscient qu’il va mourir, il n’y a pas de raison que ce soit autrement, mais dans le même mouvement, il se dit aussi : » Peut-être que quelqu’un inventera-t-il quelque chose, je ne sais pas moi, quelqu’un descendre du ciel et dira « Bon, c’est fini, on ne meurt plus ! » » (Rires) Cela est puéril, mais ça a dû déjà traverser tous les esprits humains. C’est cette hypothétique immortalité qu’incarne Stan. C’est cela qu’il vient éprouver pour s’en persuader. Evidemment à la fin il meurt. Mais c’est justement de ce hiatus entre l’évidence de la mort, qu’incarne Monsieur, et son nécessaire refus, qu’incarne Stan, que naît la culture.
Si je comprends bien, selon vous la culture vient toujours d’une tension ?
En effet. De la tension entre un pôle plus et un pôle moins. Il est évident, » naturel » que je vais mourir, cependant quelque chose en moi aspire à transcender cette évidence, cette nature, de faire comme si je n’étais pas mortel, d’être une source pérenne de renouvellements. De cette » croyance » naît la culture, dans la tension entre l’évidence de la mort et son nécessaire refus sous-tendu par ce que j’appellerais l’instinct d’immortalité.
Que signifie la torture pour vous ?
La torture est à mes yeux le fait de soumettre l’autre à une espèce de tension douloureuse. La tension peut-être physique, morale ou psychologique. Cette tension est maintenue jusqu’à ce que l’autre souhaite une explosion, même dans la mort, et la torture consiste à lui refuser cette explosion.
En traitant de ces sujets, le théâtre peut-il changer le monde ? Et comment ?
Ah non…Le théâtre ?…Non. Le théâtre ne peut rien changer. Rien ne peut changer le monde.
Rien ne peut changer le monde. Il sera toujours comme il est selon vous ?
Le monde n’a pas changé depuis qu’il est. Le monde pour moi, fondamentalement, c’est l’homme. Le temps du monde c’est l’homme. Et il n’a pas changé. Il n’est pas plus vertueux ou moins vertueux que ceux qui vivaient dans la grotte, il n’est pas moins assassin ou plus moral que ceux qui vivaient dans la grotte. On a décoré la grotte, mais l’homme, lui, n’a pas changé. On peut faire des lois, changer ceci ou cela, passer au feu vert ou s’arrêter au feu rouge
Tout cela est bien joli, mais fondamentalement le monde ne change pas.
Donc le théâtre ne peut rien à cela ?
Pas uniquement le théâtre. Rien n’y peut rien. (Rires) Comme diraient les enfants, ce sont des activités qu’on s’offre pour essayer de traverser l’éternité. Mais le théâtre n’a pas plus de mission que la musique, la peinture ou quoi que ce soit d’autre. On espère que ça peut changer les hommes, autrement on ne ferait plus de théâtre ; on espère que ça peut changer la vision qu’on a de l’homme, que ça peut déplacer ne serait-ce qu’une poussière, et une poussière c’est énorme à l’échelle du temps et de l’espace humains. On espère. C’est toujours la question de la croyance. Si on cesse de croire, on meurt. Aussi certaines personnes ont-elles créé Dieu. Selon moi, le théâtre peut changer un individu s’il s’offre comme expérience, non pas comme spectacle mais d’abord comme une expérience, même et surtout intimidante, inquiétante, voire traumatisante. Une vraie expérience. En tous les cas, j’essaye d’écrire des uvres qui soient reçues comme des expériences. Je ne sais pas ce que ça fait sur celui qui vient le voir ou qui regarde le spectacle, mais je crois, j’ai envie de croire, qu’il ne sera plus le même. Même à son insu, quelque chose se sera déplacé. Peut-être deviendra-t-il fou, peu importe, mais il ne sera plus le même, et si lui est transformé, c’est le monde qui est changé, » devenu « .
Donc selon vous le théâtre est une question d’espoir plus qu’une question d’art ?
En tous les cas je ne me dis pas : on va faire du théâtre et ça va tout changer. J’ai l’espoir, la croyance de cela. Croyance au sens religieux du terme. Si on n’a pas cette croyance, ce n’est pas la peine de faire du théâtre. Parce que bon, si vous voulez du spectacle, il suffit de descendre dans la rue, il est déjà là. Une voiture qui passe dans la rue, c’est déjà un spectacle. Pourquoi éprouve-t-on la nécessité de convoquer des gens, de les asseoir et de leur montrer cela ? Pour moi, convoquer les gens, c’est les amener à faire l’expérience de la mort. Le théâtre a à voir avec la mort. C’est faire l’expérience de la mort, de sa propre mort comme spectateur et sentir comment on est spectateur de notre propre mort. C’est pour cela que je parle d’expérience. Un moment kabbalistique. Le théâtre a à voir avec cela, fondamentalement. Dans beaucoup de sociétés secrètes, il y a certains rites initiatiques où l’on assiste à sa propre mort. Même dans les Evangiles, il est question de mourir à soi-même. Tel que je le conçois, le théâtre permet de mourir à soi-même. Et c’est dans cette mort à soi-même que quelque chose peut, éventuellement, advenir.
Dans une interview avec Christophe Konkobo vous dites que votre objectif est d’effacer les personnages comme individus, que ce sont des espaces de parole. Ce qui vous importe c’est ce qu’ils disent non ce qu’ils sont ?
Oui, ce qu’ils sont est relativement anecdotique. Ce qui me paraît important c’est ce que l’on dit et comment on le dit. Ce n’est pas simplement comment on structure un sens mais comment, dans le même mouvement, on produit un son, parce que d’une certaine manière, c’est l’homme dans son identité irréductible. Les identités raciale, ethnique, sexuelle et autres, je n’y crois pas vraiment. Ce que je veux, dire c’est que la voix d’une personne charrie tout cela, dit tout cela beaucoup mieux. De plus, et c’est tout l’intérêt, lorsqu’une personne parle, elle ne pense même pas à sa façon de phraser, à sa façon de poser sa voix au creux du monde. C’est comme une empreinte génétique. Du coup, cela permet de créer un théâtre où les gens ne sont pas dans ce qu’on voit d’eux, mais, je dirais, dans leur souffle intérieur. Le personnage peut ainsi être indifféremment joué par un Japonais, un Islandais ou un papou.
Est-ce que ça n’est pas un des principes du théâtre ?
En effet, c’est cela. Ça devrait être cela : atteindre ce qu’il y a de plus » humain » dans chaque personnage, donc dépasser le reste, tout ce qui pourrait freiner, tout ce qui pourrait parasiter l’essentiel.
Dans Big Shoot, j’ai l’impression que vous proposez plusieurs personnages chez les deux hommes, à la fois, Stan et Monsieur, Abel et Caïn, l’invité et le présentateur de télé. On a aussi l’impression au début de la pièce qu’on retrouve également le comédien face au metteur en scène. Par exemple quand il lui dit » Eh ! Oh tu ne sors pas là. Reviens ici. Rembobinons le film « . Ce sont des propositions de jeu dans lequel le comédien puisera ou est-ce que pour vous la mise en scène idéale serait de pouvoir réunir toutes ces propositions ?
Ce sont des propositions où chacun peut prendre ce qu’il veut. Lorsque j’ai commencé Big Shoot, je voulais écrire l’histoire d’un musicien de jazz qui n’arrive plus à improviser ; il invite d’autres copains musiciens pour l’aider à jouer, avec l’espoir secret que sa capacité à improviser se déclenchera à nouveau. À chaque fois, ça ne marche pas. Alors il les tue, jusqu’au dernier. Il veut quelqu’un qui l’aide à improviser parce qu’improviser, c’est vivre. Il ne vit plus puisqu’il a perdu l’aptitude à improviser. Alors, oui, Big Shoot, c’est aussi une réflexion sur la création, c’est la raison pour laquelle le comédien et le metteur en scène sont en filigrane. C’est aussi le travail d’un écrivain. L’écrivain, d’une certaine manière, est un tueur. Il fabrique des personnages auxquels on s’attache et au moment où on s’y attache, il les tue. Au fond il passe sa vie à tuer des personnages. (Rires) Ce que raconte Stan, c’est Monsieur qui le raconte à sa place. Il lui dit : » Il y avait un piquefeu. » et Stan lui répond : « Oui. Oui. Il y avait un pique-feu. » C’est Monsieur qui lui fournit tous les éléments de son récit parce que c’est lui qui crée. En même temps, il se trouve que le personnage qu’il crée, sa propre création ou sa propre créature, peut échapper au créateur. A ce titre, la pièce dit l’effort que fait le créateur pour que l’objet créé ne lui échappe pas.
Pourquoi avoir choisi Stan, pour le nom de la victime ?
C’est pour le côté musical. C’est très simple Stan et puis c’est dérisoire, on dirait un enfant.
Savez-vous que c’est également le nom d’un personnage d’Harold Pinter dans l’Anniversaire, pièce qui annonce Un pour la route. C’est l’anniversaire de Stan et deux personnages arrivent de nulle part pour l’embarquer, en faisant croire qu’il est plus ou moins fou et à la fin de cette pièce, un des personnages dit à Stan » Ne les laisse pas te dire ce que tu as à faire « . Harold Pinter dans une interview, explique que cette phrase est en filigrane tout au long de ses pièces et qu’il s’attache à créer des personnages qui sont des esprits libres et indépendants. Là dans ce que vous proposez avec Stan, c’est le contraire même si en même temps Harold Pinter a fait justement de ce personnage une personne qui se laisse faire, qui ne réagit pas à ce qu’on lui fait.
Il (Stan) n’a personne à qui s’accrocher. Tout ce qu’un homme normal fait, il ne le fait pas. Il n’a pas de femme, il n’a pas d’enfant, il n’a pas de boulot, il n’a rien ! C’est une façon d’être en dehors du monde, c’est-à-dire de résister au monde. Tout ce qui fait la vie, il l’a refusé d’avance. Et c’est ce qui énerve Monsieur. Il aimerait avoir quelqu’un comme les autres, qui a envie de s’accrocher, de se battre. Mais Stan, lui, ne se bagarre pas. Il n’a rien à sauver.
Ce refus de Stan va-t-il jusqu’au refus d’être ?
Il est le refus d’exister. Il n’a pas d’existence. Il est. Il n’est que ça, mais il n’a pas d’existence au sens où on l’entend Sartre, par exemple. Il se contente d’être là.
Pour Stan et Monsieur, les deux mots qui reviennent le plus souvent sont femme et chien. Par leur omniprésence, est ce que ce sont aussi des personnages et que représentent-ils?
Dans tout ce que j’écris, il y a toujours des femmes. Cependant dans Big Shoot, il n’y a que des hommes. Je voulais montrer que même quand il n’y a que des hommes, la femme est toujours là. (Rires) Même absente, elle reste au centre de leur conversation. Ils reviennent toujours à elle, un peu comme une marge au monde. Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est comment fabriquer de la marge parce que c’est là qu’il reste une possibilité d’inédit, d’autre chose. Et Stan est une marge. Dans Big Shoot comme dans mes autres pièces d’ailleurs, la femme aussi est la marge, l’espace où l’on peut encore inventer l’histoire. Chaque fois qu’elle » entre » dans la conversation, commence, ou plutôt continue l’histoire. Le chien, c’est différent. Le chien, c’est la vie. La folie de Monsieur c’est de tuer. Tuer. Tuer jusqu’à ce qu’il reste tout seul. Parce que son problème rejoint celui de Cronos. Ce qui m’indique le temps, ce sont les autres, c’est ce qui fait que je vieillis. Si je les tue tous, je ne vieillis plus. Dans cette espèce de délire, Monsieur pense avoir tout tué. Et effectivement, il a tout tué puisqu’il a tué Stan. Mais dans l’histoire que Stan lui raconte, il est question d’un chien errant alors même que Monsieur soutient avoir dissout toute âme, jusqu’au dernier chien. À la fin lorsqu’on entend le chien hurler à la mort, Monsieur réalise que ce n’était pas une affabulation de Stan. Par conséquent, au moment où Monsieur croit avoir tout tué, la vie se réfugie encore quelque part. Ce qui est important ce n’est pas que la vie palpite dans un être humain, mais que la vie soit. Que cherche-t-on dans les cristaux lors des expéditions sur Mars ou Jupiter ? Tout simplement la vie. Que ce soit un chien ou un arbre n’a pas d’importance. Je voulais que la dernière vie soit dans le chien.
Le public a également une place forte. Votre but est-il de rendre le spectateur, « acteur » de ce qu’il voit ou est ce que » ces gens venus du bout du monde » sont aussi des personnages ?
Logiquement » les gens qui viennent du bout du monde » ce sont les spectateurs. Il n’y a pas à créer un autre spectateur. C’est un spectateur qui réalise que finalement, il n’est que le témoin des atrocités qu’il voit autour de lui. Que faisons-nous devant la télévision lorsqu’on entend une personne raconter, par exemple : « J’ai tué mon enfant, Je l’ai découpé en morceaux » ? Nous regardons. C’est tout ce que nous faisons, regarder, parce que nous ne pouvons pas faire autre chose, sauf constater que c’est la place que nous assigne le règne de la société du spectacle. Mais nous sommes encore plus inertes que Stan. Nous ne faisons rien, nous sommes là, c’est tout. » On tue quelqu’un ? Ah bon ? Ok. » D’une certaine manière notre inertie dépasse celle de Stan. Bref, le spectateur c’est celui qui a payé et il n’y a pas d’autres spectateurs sur la scène. Cela n’aurait pas de sens.
Est-ce que du coup ça crée un jeu avec le spectateur ?
Non, il n’y a pas de jeu parce que tout est fait pour que le spectateur soit à sa place de spectateur. Il y a une cage, une vraie cage qui pendant tout le spectacle tourne. C’est donc un espace fermé comme une boîte, comme une vitrine. Au fond, c’est ce que nous faisons tous. Regarder notre propre vie comme si elle était derrière une vitrine. S’il y avait un autre spectateur, ça servirait de médiateur et ça éloignerait encore notre responsabilité. Il faut que ce soit moi spectateur qui ait payé ce soir-là pour être confronté à ce spectacle et pas quelqu’un qui regarde le spectacle à travers un autre spectateur.
Donc votre but n’est pas de rendre le spectateur » acteur » de ce qu’il voit mais d’être confronté à cette réalité-là ?
Oui. J’ai vu Big Shoot monté aux Etats-Unis. Ce n’était pas une vraie mise en scène, c’était une » Barebones « , sorte de Théâtre-laboratoire. La pièce sera vraiment montée en juin 2006 au The Culture Project de New York par Gabriella Maione. À un moment donné, les gens sortaient quand Monsieur était nu parce que cela renvoyait aux tortures de l’Irak. Même dans la mise en scène de Kristian Frédric à Montréal, c’était systématique : deux ou trois personnes, à un moment, sortaient pour » échapper » à la violence de ce qu’elles voyaient. Car la torture que subit Stan, c’est d’abord eux qui la subissent ; ils la reçoivent directement, ils sont interpellés. Ils participent par leur présence, et cela suffit.
Dans les différentes mises en scènes que vous avez vues, une fois que vous avez fini d’écrire, vous laissez vivre le texte comme les metteurs en scène veulent le réaliser ?
Oui, je n’assiste jamais aux répétitions de mes pièces. Ça ne m’intéresse pas.
Vous aimeriez jouer dans une mise en scène d’une de vos pièces ?
J’avais écrit Big Shoot pour moi. Et puis en la relisant, je me suis rendu compte que Monsieur est presque tout le temps à poil ! Je me suis dit : » Tu ne vas quand même pas te balader tout le temps à poil devant les gens ? « . (Rires) Même si j’ai envie de jouer, je ne me dis pas, en écrivant la pièce, que je vais y jouer.
Donc lorsque vous écrivez, ni le comédien, ni le metteur en scène n’interfère dans votre écriture.
Exactement, j’essaye d’écrire en ne pensant qu’à la pièce elle-même, sans y faire interférer les désirs ou les inhibitions du comédien. Autrement ce ne serait pas une pièce, mais un spectacle.
Avez-vous été inspiré par d’autres comédiens lors de l’écriture de Big Shoot ?
Big Shoot a été inspiré par Jacques Nicholson, et d’ailleurs c’est étrange, parce que j’étais à Biarritz, dans une école de scénographie, où une jeune fille avait fait une maquette de Big Shoot. Dans sa proposition, Monsieur c’était le Joker que jouait Jack Nicholson dans » Batman » ! Cela veut dire que l’idée était là, et cette jeune fille en a eu l’intuition. Rien dans le texte pourtant ne le dit.
Et par rapport à Stan ?
Là non. Celui qui mène les choses, c’est le Joker.
Stan dit tricoter tout le temps. Y’a-t-il un rapport avec la mythologie ?
Non, j’ai proposé la situation la plus incongrue possible. À un moment, Stan essaye de jouer le jeu quand même. Il se demande : » Que puis-je dire qui fasse spectaculaire ? » Il sent qu’il peut avoir du pouvoir sur Monsieur. C’est ainsi ça que peu à peu, il bascule ; il comprend que Monsieur n’est pas un bloc insensible aux flatteries, qu’il a des failles. D’ailleurs, c’est ce que Monsieur ne supporte pa : qu’il ait des failles, qu’il soit humain. Et la plus grande humaine de ses failles, c’est son accent. Peut-être Monsieur voulait-il épargner Stan. Mais comme pour tout serial killer, il y a quelque chose qui crée, qui provoque la pulsion de mort. A partir de cet instant, dès qu’il évoque l’accent de Monsieur, Stan est mort ; il a appuyé sur le bouton qui déclenche la pulsion de meurtre chez Monsieur. Souvent ce sont des failles qui tuent. Comme le chat et la souris, Monsieur pourrait laisser vivre Stan mais son but, voire son obligation, c’est d’appuyer sur la gâchette. Tout au long de la pièce, il met en place les circonstances qui vont lui permettre d’appuyer sur la gâchette. Monsieur a tout du serial killer, sauf que lui, n’a pas besoin d’aller chercher ses victimes.
Vous citez Patr Lagerkvist au début de la pièce ce qui fait que l’on rentre directement dans le sujet de la torture. Dans ce roman, il parle du bourreau comme quelqu’un qui est définitivement en dehors de la société, en dehors de la vie, en dehors de l’existence et qui est banal.
Oui, comme Monsieur qui est simplement un petit fonctionnaire.
Le choix entre torture physique et torture psychologique vous a-t-il posé question dans l’écriture ?
La pire des tortures, c’est la torture mentale. Contrairement à Big Shoot, la violence est beaucoup plus physique dans mes autres pièces. Peut-être est-ce parce que je suis Noir et que la violence qu’ont connue les Noirs dans l’histoire n’est pas une violence mentale. C’est une violence concrète, physique. Le fouet. Et c’est cette violence là qui en général m’interpelle. Comment réduire l’autre à un état de chose ou de bête, simplement en lui imposant une violence physique. Cependant dans Big Shoot, je voulais travailler sur la torture mentale parce que notre société sécrète beaucoup plus de violence mentale que physique.
Quelle est la place des insultes au début et pendant la pièce ?
Au début on croit que ce sont des insultes, mais à force de les entendre elles finissent, du moins je l’espère, par créer un effet musical, comme des percussions. Une insulte ce n’est pas quelque chose de doux. C’est comme si le spectacle commençait par des percussions. Ce sont les mêmes insultes qui reviennent, comme des notes. En même temps, dès l’instant où Monsieur devient bourreau, il bascule dans un autre monde. Sa façon de parler, ses références, sa façon de posséder la parole, ses images métaphysiques. Ce n’est plus le petit fonctionnaire qui parle. C’est comme s’il était investi, traversé par autre chose. D’une situation banale, on est sorti de l’humanité. Monsieur a contesté son statut d’humain. Ce n’est pas le statut d’humain des autres qu’il nie, en les tuant c’est son propre statut d’humain qu’il conteste.
Quelle est votre actualité ?
Je vais mettre en scène Blue-S-Cat pour La Chapelle du Verbe Incarné d’Avignon et j’écris un nouveau roman. En ce qui concerne l’actualité, si j’ose dire indirecte, en juin-juillet 2006 Gabriella Maione met en scène Big Shoot à The Culture Project de New York avec le partenariat d’Amnesty International, en juillet 2006 Celine Cateland met en scène Bintou au North Edinburgh Arts Centre (Ecosse), pièce dont Guy Lenoir prépare une création à Djibouti. Enfin Jaz mis en scène par Denis Mpunga ouvrira en septembre prochain la saison théâtrale du Théâtre Varia de Bruxelles.
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