« Petites formes » mais grand projet

Entretien de Sylvie Chalaye avec Koffi Kwahulé

Paris, décembre 2000
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Bien que d’envergure modeste, puisqu’il ne s’agissait que de lectures scéniques ou de mises en espace plus ou moins poussées, le projet des « petites formes » initié par l’auteur dramatique ivoirien Koffi Kwahulé a eu un vrai retentissement sur le public de la région lilloise qui a pu découvrir que l’Afrique a aussi des auteurs contemporains et que les écritures qui s’affirment ne manquent pas de déconcerter ceux qui restent encore attachés à une conception par trop exotique de la création africaine. Au théâtre du Gymnase de Roubaix, à Cultures Communes de Loos-en-Gohelle, à la Verrière de Lille, des écritures contemporaines se sont fait entendre avec succès. Jean-François Prévand a ainsi proposé une mise en lecture du Masque de Sika de l’auteur béninois José Pliya avec une distribution prestigieuse : Jacques Martial et Jean-Michel Martial ainsi que Tola Koukoui, distribution laissant augurer une production du spectacle à venir qui ne devrait guère se faire attendre. Serge Tranvouez, ancien comédien du groupe de Didier-Georges Gabily, a ouvert un véritable chantier de création sur P’tite-Souillure de Koffi Kwahulé avec quatre acteurs étonnants. Et Koffi Kwahulé lui-même a monté, au théâtre de la Verrière à Lille, un court texte de Caya Makhélé : Les travaux d’Ariane dont il a fait une adaptation scénique pour la jeune comédienne d’origine malienne Maïmouna Coulibaly.

Comment est né le projet des « Petites formes » ?
La nécessité de ce projet est née d’un constat : d’une manière générale, lorsqu’on évoque le théâtre africain, on le fait par rapport à des formes qui certes ne manquent pas d’intérêt, mais qui sont des formes que j’appellerais « exotiques ». J’ai pensé que c’était l’occasion d’inscrire enfin l’écriture contemporaine africaine dans cette manifestation comme une redéfinition du théâtre africain. Car il s’agissait avant tout d’un projet autour de l’écriture théâtrale africaine qu’on peut à peu près dater depuis Sony Labou Tansi (fin des années 80) jusqu’à nos jours, et qui essaye de proposer une autre conception du théâtre africain. En tous les cas, je pensais que cette manifestation autour des arts africains ne devait pas présenter, comme on en a hélas pris l’habitude, une vision univoque du théâtre africain mais devait montrer au contraire que l’Afrique dans sa pluralité, voire dans son hybridité culturelle, était en train d’accoucher d’un théâtre nécessairement composite, pluriel, un théâtre qui apparemment ne ressemblait plus à ce qui l’avait engendré. Aussi la plupart des metteurs en scène qui ont travaillé sur les « Petites formes » ne sont pas africains. Car le projet, comme je le disais, avait d’abord pour point focal l’écriture contemporaine africaine et non pas le théâtre africain dans son ensemble.
Comment s’est fait le choix des textes ?
J’ai choisi des textes qui s’éloignaient radicalement de ce qu’on a pris l’habitude de voir dans le théâtre africain, des textes dont la radicalité frisait la provocation pour un esprit qui croit déjà savoir ce qui est « africain ». Que ce soit Les Travaux d’Ariane de Caya Makhélé, Le Masque de Sika de José Pliya et ma pièce P’tite-Souillure, j’ai voulu que ce soit des textes très différents les uns des autres et qui ne fassent pas, a priori, penser à du théâtre africain tel qu’on le conçoit habituellement. Par exemple, Le Masque de Sika, dans un premier temps, peut faire penser à une pièce de boulevard, mais ce qui me paraissait intéressant était de voir pourquoi et comment à un moment donné cette pièce devient autre chose ; P’tite-Souillure peut être lue comme un drame bourgeois américain mais arrive un moment où l’on s’en échappe. On peut en dire autant des textes comme Mon cancer aux tropiques de Kangni Alem, Comme des flèches de Koulsy Lamko et Un appel de nuit de Moussa Konaté qui ont été mis en lecture par le Théâtre de la Découverte au Théâtre de la Verrière de Lille. D’autre part, j’espérais que ceux qui entendraient ces textes diraient, dans une réaction de rejet : « ce n’est pas africain ! », afin d’ouvrir une réflexion sur ce que « doit » être le théâtre africain.
Qu’est-ce qui fait la contemporanéité de ce théâtre ?
Il est évident qu’on aurait aimé entendre tel ou tel autre texte, mais outre le fait qu’il est difficile de faire entendre toutes les voix dans un cadre aussi restreint que les « Petites formes », il est à noter qu’un auteur vivant n’est pas forcément contemporain : Bernard Dadié est encore vivant cependant, et ce n’est pas un jugement de valeur, il n’entre pas dans la contemporanéité. Le contemporain est, à mon sens, une radicalité dans les choix dramaturgiques, esthétiques et stylistiques, et surtout un refus de faire « africain ». Si l’on se réfère au théâtre africain au sens commun du terme, au niveau des thèmes, il « faut » que ce soit les préoccupations africaines ; les exégètes du théâtre africain y tiennent beaucoup : « En quoi votre pièce parle-t-elle des problèmes africains ? » Or les textes que j’ai choisi ne parlent pas des Africains, encore moins de leurs problèmes spécifiques, et les éléments spectatoriels qu’ils recèlent s’éloignent du folklore, étant bien évidemment entendu que c’est le regard de l’autre qui, dans sa posture sécuritaire, tire ces éléments vers le folklorique. En fait, ce qui m’intéresse c’est l’ostranéité qui ne se perçoit pas au premier abord mais qui participe d’une certaine manière de ce que l’on peut appeler l’africanité. Car le mot africanité ne me fait pas peur, dans le sens où l’on ne surgit pas d’un degré zéro d’informations, qu’il faut un soubassement. Mais ce soubassement africain ne se « livre » pas aussi candidement que le fait le théâtre africain. Il convient de faire un travail sur soi-même, un pas vers l’autre, un cheminement hors de ses attentes sécuritaires. Jusqu’à présent, à mes yeux, le théâtre africain « s’apportait » aux autres ; et les autres n’y entraient pas malgré le plaisir qu’ils pouvaient y prendre. A ce titre, il restait un théâtre que l’autre regardait comme on regarde une prostituée derrière une vitre d’Amsterdam. Ce qui m’intéressait, c’était d’impliquer l’autre, non pas parce qu’il lui sera demandé de faire les pieds au mur, mais simplement parce que soudain il se sentira interpellé, « bousculé » par l’inconnu qui est en fait une part de lui-même. Le théâtre africain ne gagne rien à rester « le truc des Africains », à exhiber le « déjà-là », comme l’y encouragent complaisamment les « Amis de l’Afrique », mais il doit être un projet humain.
D’une certaine manière le projet était de proposer aux spectateurs lillois, et éventuellement parisiens, des spectacles qui les concernent et non des spectacles de dépaysement.
Le mot dépaysement ne me gêne pas. Je souhaite que ces spectacles proposent du dépaysement, mais un dépaysement qui ne vienne pas de l’extérieur. En fait c’est le spectateur qui au contact de ces textes vit un dépaysement qui était déjà en lui-même, comme si la découverte de ses propres failles et de sa propre grandeur le dépaysait et non pas parce qu’on lui aurait proposé des histoires de marabouts ou de dictateurs africains qui l’amusent. Le dépaysement peut aussi se traduire par un malaise, une crise que l’on avait jamais soupçonnée et qui soudain s’allume au contact d’une pièce. Le dépaysement n’est donc pas à bannir, au contraire. Mais c’est le dépaysement tel que le proposait et le propose encore le théâtre africain qui me gêne. Tout théâtre dans lequel le spectateur ne peut pas s’impliquer mais qu’il regarde comme on regarde du cirque est déjà folklorique, africain ou non.
Il s’agit aussi, dans tes choix, d’auteurs en exil, d’une Afrique qui est « déplacée » et du coup d’auteurs qui apportent un point de vue différent à la fois sur l’Afrique et l’Occident.
Pour moi, c’était important que ce soit ces auteurs-là, d’abord parce que ce sont les auteurs de la diaspora qui, à mon sens, incarnent le mieux ce courant de par leur parcours individuel. Ils sont eux-mêmes des « déplacés » volontaires ou forcés. Or c’était justement un travail de déplacement que je voulais faire. Déplacer l’idée qu’on se fait communément du théâtre africain vers quelque chose d’autre. Et les auteurs dont les textes ont fait partie des « Petites formes » proposent une Afrique individuelle et non globalisante où l’on se sent confusément obligé d’écrire de telle ou telle façon de peur d’être « excommunié ». C’est leur vision individuelle, et parce qu’ils sont Africains, cette vision prend une résonance particulière ; ils ne partent pas de l’Afrique pour arriver à l’individu qu’ils sont, c’est plutôt la démarche inverse ; ce n’est pas un discours préalablement posé qu’il faut rejoindre. Ce sont les autres qui doivent faire l’effort de les rejoindre, et ce n’est pas un hasard si ces écritures sont regardées avec suspicion tant par certains Occidentaux que par certains Africains. Que ces personnes se posent la question de savoir d’où sort ce mouton à cinq pattes m’intéresse au plus haut point et j’espère que ces écritures ne seront jamais estampillées « africaines » et qu’elles sauront rester l’espace du questionnement, du doute, voire de la suspicion. Bref, ces auteurs m’intéressent parce qu’ils ne parlent que de leurs Afriques, et ces Afriques-là, quoi qu’en pensent les « Amis de l’Afrique » qui fantasment une sorte d’Afrique immuable, sont aussi ce que l’Afrique devient. Il n’y pas pour moi d’essence africaine mais une existence qui essaie de transcender les contingences historiques, politiques et économiques.
Pourquoi le projet s’est-il appelé « Petites formes » ?
Pour des raisons purement pratiques et budgétaires. Etant donné que c’est un projet qui est venu tardivement se greffer sur le « projet-mère », il fallait des formes qu’on puisse monter rapidement. D’où l’idée de faire des chantiers de création, des mises en espace et des lectures.
Ce sont aussi des pièces avec peu de personnages.
Toujours pour des questions budgétaires ; il est plus facile de gérer financièrement deux ou trois comédiens. Car les petites formes (lectures et mises en espace) ne caractérisent pas les écritures contemporaines et ce n’est pas parce qu’il y a un seul personnage que ce spectacle est plus « petit » qu’un spectacle avec quinze personnages ; tout est question de densité esthétique.
Comment s’est imposé le choix des metteurs en scène ?
Dès le départ, il m’a semblé important de travailler sur ce projet avec en majorité des metteurs en scène non-africains, non pas parce que, comme on l’entend parfois, il n’y a pas de metteurs en scène africains, mais pour que ces écritures « affrontent » les autres et le danger somme toute relatif qu’implique leur altérité. Ni Jean-François Prévand, ni Serge Tranvouez ne sont des « professionnels » de l’Afrique. Le but était de montrer que ces textes pouvaient être pris en charge par des metteurs en scène qui auraient l’outrecuidance salvatrice de ne pas faire du théâtre africain. Il s’agissait de faire un pas vers l’autre, dans le tâtonnement émerveillé de celui qui cherche et non plus dans l’assurance péremptoire de celui qui sait d’avance l’attente de l’autre. Je voulais travailler avec des personnes qui avaient un désir par rapport à ces textes et non par rapport à je ne sais quel devoir de solidarité vis-à-vis de l’Afrique. Bien avant la manifestation Afrique en Créations à Lille, Jean-François Prévand avait depuis longtemps le désir de monter Le Masque de Sika et Serge Tranvouez avait pour sa part déjà commencé à travailler sur P’tite-Souillure lors du Festival des écritures contemporaines au Panta Théâtre de Caen. Ni l’un ni l’autre n’ont cherché, contrairement à ce qui se fait d’habitude, à créer pour les Africains un théâtre qu’ils sont supposés ne pas avoir, mais ils ont confronté leur écriture de metteurs en scène à celles d’auteurs dont ils apprécient la démarche. Ce qui m’apparaît de plus en plus important aujourd’hui, c’est d’inscrire l’écriture contemporaine africaine dans le discours sur le théâtre dans le monde, faire en sorte que le théâtre africain ne soit plus une récréation qu’on s’offre en attendant de retourner vaquer à son propre théâtre.
Ces spectacles ont été accueillis dans différents lieux : le Théâtre de la Verrière de Lille pour les « lectures » et Les Travaux d’Ariane, le Théâtre du Gymnase de Roubaix pour Le Masque de Sika, Culture Commune de Loos-en-Gohelle pour P’tite-Souillure.
La plupart des directeurs de salles, il faut l’avouer, se sont montrés réticents, d’autant qu’ils ne voyaient pas très bien à quel moment interviendraient les clochettes et les tam-tams… Les lieux qui ont été choisis sont ceux qui spontanément ont voulu le faire en dehors de tout opportunisme. Les équipes qui accueillaient ces pièces prenaient même des risques par rapport à leur public habituel pour qui ces spectacles étaient loin de ceux qu’il se croyait a priori en droit d’attendre d’auteurs africains.
Quelles ont été les difficultés de réalisation ?
Le projet initial prévoyait trois mises en scène et des mises en espace, plus des lectures. Ces mises en scène devaient porter sur des textes d’un à trois personnages. Et puis, chemin faisant, toujours pour des raisons budgétaires, les mises en scène se sont muées en mises en espaces. Or, j’avais réussi à impliquer les metteurs en scène sur la base de mises en scène (même avec un budget réduit) et non pas de mises en espaces. Je crois que cela a été leur vrai problème, et une fois le principe de mises en espace accepté, Jean-François Prévand et Serge Tranvouez s’y sont pliés et ont travaillé de la manière la plus professionnelle possible. Si Le Masque de Sika était une mise en espace, Serge Tranvouez a, en dehors du tableau 10, réussi à monter P’tite-Souillure, avec texte su par les comédiens, dans des conditions de quasi spectacle et Les Travaux d’Ariane était une vraie mise en scène avec une régie lumière et son gracieusement assurée par l’équipe du Théâtre de la Verrière. D’une manière générale, les lieux d’accueil, pourtant budgétairement limités eux aussi, notamment le Théâtre du Gymnase et le Théâtre de la Verrière, ont fait tout ce qui leur était possible pour faciliter le bon déroulement de l’opération.
L’accueil du public, parfois déconcerté, a été toutefois très chaleureux…
Le public a réagi exactement comme je l’espérais. La première réaction a été : « mais ?… ce n’est pas du théâtre africain ! » Ce qui suppose qu’on savait déjà ce qu’on venait voir et que cette attente a été détournée, déplacée. Visiblement, beaucoup découvraient que les Africains écrivaient désormais de cette manière. Ces spectateurs, en adoptant cette réaction de défense par le refus de remettre en question leurs propres certitudes, ont cessé d’être « consommateurs » de théâtre africain. Des personnes ont été choquées et tant mieux car elles réalisaient qu’au fond, elles n’étaient propriétaires d’aucune vision de l’Afrique. En tous les cas, elles se trouvaient désormais devant un acte artistique qui ne s’excusait pas de ne pas se conformer à leur attente.
Est-ce une expérience que tu as envie de renouveler ?
Il faut bien sûr la renouveler mais en oubliant les « Petites formes » qui risquerait alors d’entretenir l’idée que les écritures contemporaines, c’est des petites formes ! Tout est en fait une question de moyens. Cette démarche qui n’est pas représentative de toute l’Afrique – il y a plusieurs types d’enjeux, de façons de faire du théâtre – reste par ailleurs essentielle pour appréhender l’Afrique d’aujourd’hui, comprendre l’Afrique non plus dans sa manifestation passée mais dans ses métamorphoses actuelles. Cette démarche qui tente d’arracher l’Afrique à la fixité sécurisante mais infantilisante de l’être pour la replacer dans le champ du devenir mérite désormais des manifestations qui lui soient exclusivement réservées, un Festival des écritures contemporaines africaines.

///Article N° : 2153

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Les images de l'article
Les travaux d'Arianne © Koffi Kwahulé





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