Le marché auquel je crois…

Print Friendly, PDF & Email

J’ai dû passer un coup de fil pour me rendre à l’évidence. Quand on habite ici même, il faut se lever de bonne heure. Au téléphone, une journaliste m’a renvoyé à quelqu’un d’autre qui m’a dit : c’est maintenant que tu te réveilles ?
Oui, je me suis réveillée trop tard, comme d’habitude. Nous sommes à deux semaines du MASA. Le lendemain, je traverse la ville moite qui vaque à ses occupations habituelles. Le boulevard lagunaire est encombré. Il va être trois heures de l’après-midi. Je remonte la rue qui longe la cathédrale Saint-Paul, construite il y a une vingtaine d’années par les soins d’un architecte bien connu, sur le site de l’ancienne prison civile, en face du Palais de justice, près des tours administratives, à l’entrée du Plateau, le quartier des affaires mais aussi des ministères, du Palais présidentiel, de l’Assemblée nationale, de tous les lieux importants où il faut se rendre de très bonne heure pour prendre part à la vie de la ville, à la vie tout court…
Le siège du MASA est ici, non loin du Centre International du Commerce d’Abidjan (CCIA). Pour y aller, il faut se lever de bonne heure afin d’éviter les embouteillages, les sautes d’humeur, pour être sûr de pouvoir s’inscrire et demander une accréditation. Oui, je ne l’oublie pas, le MASA est un marché fermé. Je ne suis ni acheteur ni vendeur. Je n’intéresse personne. Je veux voir, voir des spectacles, prendre part aux débats, rencontrer des gens, parler avec eux d’art et de culture ou de la pluie et du beau temps. Un marché, à mon sens, c’est aussi cela : un endroit où l’on vient partager des paroles, des passions, des mots et des maux, des bonheurs aussi. Mais le MASA est-il un marché ouvert ?
Cette ville ne ressemble à aucune autre, je le sais. Perchée sur les bords de la lagune Ebrié, elle vit au rythme des contrastes entre les traditions villageoises et l’urbanité la plus poussée Elle étend ses tentacules à perte de vue sur les collines, dans les bas-fonds, dans la forêt qui tend à disparaître.
Je ne sais plus comment s’appelle cette rue où je me gare, en face du siège du MASA. C’est l’une des rares rues où les manguiers de mon enfance existent encore. Ailleurs, ils ont été massacrés sans pitié.
Il est trois heures et, dans les arbres géants, les chauves-souris somnolent, la tête en bas. De temps à autre, elles attirent l’attention des passants : elles n’ont pas l’habitude de garder le silence. Toutes les nuits, elles donnent un concert au moment où le silence s’installe, où le souffle du quartier se ralentit.
Ce quartier doit le plus clair de sa vie à la chaleur du soleil où se mêlent les trépidations des voitures, les colères, les peines et les joies des milliers de travailleurs qui lui donnent une âme la journée et l’abandonnent le soir venu. Ils se mettent en route vers les quartiers populaires, les bidonvilles ou les villas cinq étoiles.
Il est trois heures au moment où je franchis le portail de l’ancienne maison coloniale restaurée qui sert de siège au MASA. Une chauve-souris m’accueille avant que le gardien ne me demande où je vais et qui je viens voir. Elle libère en douceur une boule d’excréments que le hasard dépose dans mes cheveux.
Il paraît que ça porte chance. Voire !
A cette heure-là, au Plateau, le travail reprend. Tout le monde s’occupe de ses affaires. Le gardien me dévisage avec des yeux ensommeillés. Il ne voit pas le mouchoir jetable avec lequel j’enlève une boule indésirable de mes cheveux. Ils sont propres. Je continue mon chemin qui n’est pas encore celui du bonheur : je manque tous ceux que je dois pouvoir rencontrer. Il n’y a personne pour me dire où je dois m’inscrire. Je rebrousse chemin.
Quelques jours plus tard, je reviens. Christine, qui depuis des années s’occupe d’une troupe bien connue dans le pays, est avec moi. Y a-t-il un programme ? Pas encore. Soyez pas si pressées ! Dès vendredi, les badges seront prêts, les programmes aussi. Cette fois-ci, il y a quand même un peu plus de monde. La chance nous sourit. Au rez-de-chaussée de cette bâtisse coloniale qui n’en a plus l’air, nous croisons le Directeur du MASA. Il se demande ce que nous faisons dans ses murs. Il se doute bien de ce que nous venons y faire. Mille autres visites au siège du MASA avant et après le 20 février seront nécessaires pour avoir un badge…
J’y pense souvent. Dans quelle catégorie classe-t-on un écrivain ? Ni artiste, ni journaliste, ni metteur en scène, ni cinéaste, ni musicien. Inclassable. Exclu d’office du MASA. J’en fais l’expérience au moment même où je cherche le badge introuvable pendant des jours et des jours.
Les spectacles ont commencé, les rencontres professionnelles aussi. Comment voir un spectacle à l’Ivoire ou au Centre Culturel Français ? Il faut payer chaque entrée bien sûr ! Le prix du ticket est un moyen efficace de sélection entre riches d’ici et d’ailleurs et pauvres d’ici : saltimbanques, poètes, artistes de tous bords et amoureux des arts vivants. Comment franchir la porte du village du MASA ? Il ne reste que les couloirs de l’Hôtel Ivoire. Il ne reste que le hall du Centre Culturel Français et le MASA off, la fête populaire tous les soirs, qui n’a rien à voir avec les spectacles officiels. Il reste bien sûr, aux plus démunis, la Sorbonne, l’une des rares places libres où le spectacle est vivant et se déroule tous les jours ouvrables entre midi et trois heures, en face de ce jardin où se loge, pour quelques jours, ce lieu dénommé « village du MASA ». La Sorbonne a son recteur, homme célèbre emprisonné dans les années 90 à cause de son franc parler. La Sorbonne est le lieu de tous les savoirs, de toutes les misères, de toutes les obédiences religieuses. J’espère que ceux qui ont pu accéder au village du MASA ont fait aussi le détour par la Sorbonne, la place libre, située juste en face. La place où tous les espoirs sont permis, où toutes les colères sont déversées, où toutes les illusions se perdent puis se retrouvent…
Le troisième jour, dans le hall de l’hôtel Ivoire, je rencontre un grand écrivain ivoirien, mondialement reconnu, qui ne sait plus à quel saint se vouer. On le renvoie d’un guichet à l’autre sans accorder le moindre égard à sa personne. Après une heure d’attente et de recherches vaines on lui dit : repassez demain matin ! Et ils sont nombreux, ceux d’ailleurs et ceux d’ici, toutes catégories confondues qui ont dû passer des heures incalculables à faire le pied de grue à la recherche d’un badge introuvable. Pendant ce temps, les spectacles se déroulent à huis clos.
Un journaliste de la télé nationale a eu la bonne idée de tendre son micro à quelques passants dans les rues de la ville, le jeudi 18 février.
Connaissez-vous le MASA ? J’espère que les organisateurs ont écouté les réponses. Est-ce un marché ? Un festival ? Pour qui organise-t-on l’événement ? Où l’organise-t-on ?
Du lieu, parlons-en. Tout se passe comme si, dans ce pays, chaque manifestation d’envergure devait nécessairement se dérouler dans cet Hôtel super luxe dont le beau monde est si fier. Tous les soirs, les spectacles sont programmés dans la grande salle du Palais des Congrès au rez-de-chaussée de l’Hôtel. Salle immense pour le nombre de spectateurs qui se présentent. Des acheteurs préfèrent, parfois, aller découvrir des spectacles non sélectionnés. Ils vont communier avec la foule qui vit dans les quartiers populaires.
Cette foule a peur du froid glacial, air conditionné dans lequel se déroule les rencontres professionnelles, en pleine journée, au moment où, dehors, il fait en moyenne 35° à l’ombre. Elle n’ose pas se déplacer jusqu’à l’Ivoire pour prendre part au débat. Je me demande si le grand public ou les artistes du pays savent qu’il y a des forums et des ateliers où ils peuvent apporter leurs contributions et partager leurs expériences avec d’autres venant du Sud ou du Nord.
Les spectacles retiennent l’attention de la plupart des journalistes qui rendent compte de l’événement. Tout est génial ou à quelque chose près. Comment avoir son opinion par rapport à tout cela ? Des spectacles que j’ai vus, je n’en parlerai pas. Mais il faut dire un mot de quelques points forts passés sous silence. Il y a ce premier forum, celui du 22 février où la salle est comble. On écoute. Ce sont des personnalités politiques et diplomatiques qui parlent : Premier Ministre, Ministre de la Culture, Chef de la Délégation de la Commission Européenne en Côte d’Ivoire. Les discours portent sur « économie et développement des arts vivants en Afrique ». D’autres forums aux thèmes prometteurs ont attirés moins de monde. Celui sur l’éducation fut dominé par l’exposé de Were-Were Liking, compte rendu de l’expérience du village Ki-Yi. Celui sur les femmes m’a permis de comprendre que le dialogue franc entre hommes et femmes autour de l’art n’est pas pour demain. Mais dans les ateliers qui suivent les langues peuvent se délier. Dans l’atelier « danse et chorégraphie » où je vais prendre place pendant toute la semaine, des choses essentielles se disent. On s’interroge sur la nature de la danse africaine. S’il y a une nouvelle danse africaine aujourd’hui, on veut savoir les rêves, les idées et les pratiques qui sous-tendent cette danse. Pendant cinq jours, Zab Maboungou ou Alphonse Tiérou donneront le meilleur d’eux-mêmes. Leur passion est partagée par les chorégraphes et danseurs présents.
Vendredi 26, l’on parle de mondialisation. Je crois avoir déjà entendu tous ces discours quelque part. Un journaliste belge a engagé la conversation avec moi depuis hier. Il finit par me faire parler, dans le hall. Comme je le pense, le hall fait partie des lieux où on peut se rencontrer. C’est là aussi qu’un VIP venant de Guadeloupe me dit : « On aurait dû vous demander d’intervenir dans le débat sur les femmes ». Je le regarde d’un œil sceptique… Il n’a pas l’air de me comprendre.
Le MASA 99 c’est aussi le point de rencontre autour d’un pot, ou d’un repas. Là, les langues se délient, des amitiés naissent ou se consolident. On peut se parler. A cœur ouvert. Enfin. C’est ici que je retrouve le sens du marché auquel je crois…

///Article N° : 805

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire