L’hebdomadaire TelQuel figure, depuis 2001, parmi les principaux organes de presse marocains à avoir profité de l’ouverture politique pour rénover le style journalistique, naguère voué à la retenue ou à une stricte autocensure. Apprécié des lecteurs, toléré par les autorités, TelQuel a été frappé, en août dernier, pour les trop grands libertés prises avec une règle du jeu toujours mouvante.
Nous aurions dû, pour ce numéro d’Africultures, vous proposer un entretien avec Ahmed Benchemsi, fondateur et directeur de TelQuel, aujourd’hui l’une des publications les plus intéressantes de la presse marocaine. Nous lui aurions, par exemple, demandé comment son hebdomadaire, fondé en 2001, a réussi à se tailler un espace respectable de liberté dans un pays où l’ouverture politique, mise en uvre par Mohammed VI depuis son accession au trône (en 1999), fait l’objet d’appréciations mitigées. Le jeune directeur de publication (33 ans) aurait pu répondre, avec son sourire volontiers ironique, que la situation des libertés publiques au Maroc a beaucoup progressé, que la presse écrite en a largement profité, mais qu’on ne peut attendre d’une société restée foncièrement conservatrice qu’elle renonce d’un coup à tous les réflexes de l’autoritarisme.
Concernant son journal, régulièrement condamné pour diffamation à de lourdes peines d’amendes, le constat de son directeur et éditorialiste – à la plume volontiers irrévérencieuse – aurait pu être que celui-ci a le mérite d’exister, mais qu’il paye le prix (élevé) de son audace et de sa jeunesse, de son optimisme aussi : « Le champ s’est ouvert. C’est peut-être difficile à croire, mais la liberté d’expression est quasi totale au Maroc. Nous ne subissons aucune pression
» observait-il ainsi, en mars 2005, dans une interview publiée par Le Nouvel Observateur.
L’optimisme d’Ahmed Benchemsi l’aurait-il porté à prendre de nouveaux risques, pour illustrer et éprouver chaque jour un peu plus cette liberté de presse à laquelle il se réfère si souvent ? Le 6 août dernier, le directeur de TelQuel (également responsable de l’hebdomadaire en arabe Nichane) était inculpé pour « manquement au respect dû à la personne du Roi », à la suite d’un éditorial publié par Nichane où il critiquait sans précautions excessives le souverain. Notant au passage qu’ « en matière de répression contre les journalistes, les escalades au Maroc sont toujours particulièrement inattendues, fulgurantes et brutales. » Les exemplaires des magazines concernés ayant été saisis et détruits, son procès programmé pour le 24 août, Ahmed Benchemsi n’était guère disponible pour un entretien au cur d’une pareille tourmente.
Nous aurions pu également évoquer avec lui les dispositions du code de la presse marocain, dont l’article 41 sanctionne les « offenses » envers le Roi et les membres de la famille royale, de peines pouvant s’élever jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, à côté de « près d’une vingtaine d’articles prévoyant des peines privatives de liberté », ainsi que le souligne l’association Reporters sans frontières. Tel est en effet l’un des paradoxes marocains. Longtemps pluraliste par un effet de trompe-l’il relatif à la configuration spéciale du rapport de force politique, la presse hier encore muselée y est aujourd’hui l’une des plus dynamiques du monde arabe, montrant une grande liberté de ton, et a su à l’exemple de TelQuel élargir son registre, autrefois strictement limité aux questions « qui ne fâchent pas » : les sujets sur l’avenir du Sahara occidental, sur l’islamisme et les violations des droits de l’homme, ou sur la corruption au sein des cercles dirigeants n’y sont plus tabous, même si la retenue est de mise. De fait, bien des journalistes et bien des organes de presse (la plupart des quotidiens émanent des forces politiques en présence) savent se réfugier dans une prudente autocensure, si certains de leurs collègues se signalent par la qualité et l’insolence de leurs enquêtes. TelQuel donne souvent le ton en la matière, y compris en s’attaquant à des sujets sociaux restés difficiles à traiter dans le contexte marocain, telle la sexualité.
En 2005, Ahmed Benchemsi constatait que la démocratie n’était pas encore d’actualité au Maroc. Mais qu’elle était inéluctable. Reste que le système politique marocain, souvent résumé par le terme Makhzen – désignant l’appareil du pouvoir et un mode de fonctionnement pour l’essentiel fondé sur l’allégeance au souverain -, laisse peu de marge à une contestation par trop radicale. Plus que l’opposition, qui fait l’objet depuis Hassan II d’une instrumentalisation subtile, la presse marocaine des années 2000 a pu être tentée de pousser le système jusque dans ses retranchements. Il est rare qu’elle n’y rencontre la répression.
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