Le meilleur spectateur du monde

Par L'Azenda

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Parmi les mystères les plus passionnants de La Réunion, il y a le cryptogramme de La Buse, le Piton de la Fournaise, les convictions politiques de Nassimah Dindar, et lui : Frédéric Chamand. Son nom et son visage ne vous disent peut-être rien mais vous l’avez forcément déjà vu, et vous vous en souvenez.

L’arrière de son crâne fait partie du décor. Où que vous alliez, de l’ambiance rade des soirées punk aux kabars maloya, des concerts de rondavelles aux grands-messes festivalières, il est toujours là, devant vous, devant tout le monde, boule sombre et chauve où perle la sueur, pompon fantasque dansant seul parmi la forêt des têtes raides. Vêtu de noir, ventre nu, rondeurs fermes d’un corps dont l’endurance semble infinie : le « danseur fou », comme l’appellent ceux qui n’en savent rien de plus, est sans doute la personnalité la plus fameuse de la musique réunionnaise à n’être jamais montée sur une scène. On ignore d’où il vient, on se demande toujours où il repart. On connait assez bien, en revanche, son mode opératoire.
Il arrive seul, comme un héros de western franchit la porte d’un saloon. Au début du concert, il traverse impassiblement le public encore clairsemé, salue sans un mot les quelques personnes que son regard croise et qui, forcément, le reconnaissent. Lui ne sait pas toujours qui elles sont, mais il a pour elles une considération calme et délibérée, courtoisie des célébrités humbles devant les familiarités du quidam. Lorsqu’il parvient devant le podium, il fait encore deux pas en avant, dépose son petit panier tressé au pied de la barrière de sécurité avec une lenteur étudiée, puis fait deux pas en arrière. La pose qui suit peut durer plusieurs minutes, le temps que les décibels pénètrent son organisme comme un liquide afflue dans les conduits d’un système hydraulique pour actionner en lui des rouages endormis. Il s’étire. Quand il est enfin prêt, solennel, il salue. C’est une révérence de matador qui s’achève en haka lorsque ses poings fermés, l’un après l’autre, contactent virilement la terre. Ce geste rituel annonce sa transformation ; il possède les contrastes d’une danse ambigüe qui va le remuer, dès lors, non stop jusqu’à ce que la musique s’arrête : une vague sensuelle et guerrière, bondissante, féminine, ondulante et, par surgissements de poings tendus vers le haut souvent accompagnées d’un cri, typiquement hard rock. Quand il est brûlant, c’est-à-dire à chaque fois, il remonte son t-shirt jusque sous son plexus, comme un personnage de Fame.
Le danseur stratosphérique
À entendre les vieux patrons des salles de spectacle et des festivals, on pourrait croire qu’il a toujours été là, dans le public, au premier rang, ventre à l’air, à faire son truc. « Je ne me souviens même plus de la première fois où je l’ai vu », vrombit au téléphone la grosse voix Pierre Macquart, Mathusalem réunionnais de la production de concerts, vers qui l’on nous oriente pour en savoir un peu plus. Comme tous les phénomènes surnaturels, notre feu follet est entouré de rumeurs suspectes. On le dit éboueur, ou artiste, ou les deux ; on le verrait danser parfois, seul et en plein jour, équipé d’un walkman, au milieu des promeneurs du Barachois ; tous spéculent sur le contenu de la petite bouteille d’eau qu’il cache dans le panier tressé qu’il trimbale toujours avec lui, et qui expliquerait sa prodigieuse fortitude. « Je ne me souviens pas l’avoir remarqué à l’époque mais lui m’assure qu’il était déjà là dans les années 80 au Ti Bird. Ce que je sais, c’est qu’au début, on se demandait qui pouvait bien être ce type. Un alcoolo ? Un cinglé ? On le trouvait un peu bizarre ».
Le plus bizarre chez lui est pourtant sa presque normalité. Quand on l’aborde, il se présente, avec un sourire ravi, par une tirade : « Enchanté, Frédéric, danseur stratosphérique, électrique, énergétique ; j’aime la musique, quand elle est magnifique, je peux être prolifique ! » François Frédéric Chamand n’est ni fou, ni éboueur. Il est « électromécanicien poète ». De jour, il conduit son utilitaire sur tous les grands chantiers du groupe Vinci pour réparer des grues ou installer des éclairages monumentaux. 52 ans, 30 annuités de boulot fixe, deux enfants, un divorce, une nouvelle compagne, une maison à La Rivière Saint-Louis, quartier où il a grandi, cadet d’une famille nombreuse « passé tout juste entre l’arrivée de la pilule et la ménopause » : toutes les cases d’une vie ordinaire sont cochées.
Mais les super héros ont tous une origin story, un récit fondateur qui culmine au moment où leur vie bascule dans le fantastique. Avant sa mutation, Frédéric a été un gamin comme les autres, biberonné au blues et au rock par des grands frères musiciens, et marqué par l’énergie des concerts maloya de la Troupe Roseda emmenée par Gramoun Sello. Longtemps, il a assisté aux concerts comme tout le monde : debout sagement, sans faire de vagues. Il ne se lâchait que lorsqu’il était seul chez lui, la musique à fond. Il ne peut pas vraiment mettre une date sur la naissance du Danseur Stratosphérique. C’était « un jour, dans les années 80, lors d’une fête Témoignages où ils avaient invité Cheick Tidiane Seck ». Les décharges mandingues du Black Buddah l’électrifient, un fusible saute : l’inhibiteur qui contraint l’humain moyen à éprouver de la honte quand il est seul à danser. Le système s’emballe, on imagine son corps se soulever dans les airs au milieu d’un bouquet d’arcs électriques fluo, et deux charbons incandescents à la place de ses yeux.
Des enfant, des ivrognes, des zorèys – et moi
Voilà donc environ 30 ans que Frédéric Chamand parcourt toutes les scènes de l’île à la recherche d’un carburant à même de bien lui mettre le feu « là où ton dos perd son nom ». 30 ans à danser seul, ou presque. « Regarde bien : à part moi, qui danse ? Les enfants, deux-trois femmes à moitié – grimace équivoque, entre pompette et timbrée – et des mecs complètement bourrés ». Isolé au milieu du bestiaire marginal des guincheurs de concerts, avec son nombril offert et ses gestes androgynes, Frédéric a conscience que pas mal de gens s’interrogent à son sujet. « Je suis à l’aise avec ça, avec ma virilité, avec mon corps. Une fois que j’ai fait mon salut, tout disparaît, c’est comme s’il n’y avait plus personne autour de moi, et je ne fais plus qu’un avec la musique. Je n’envie pas tous ceux qui restent plantés là sans bouger. Souvent je dis :’Tous les hommes meurent sur la terre, mais peu d’entre eux vivent vraiment.' » Je lui demande de quelle éminence littéraire il tient ce sage échantillon. Il se marre : « William Wallace, dans Braveheart. C’est le moment où Mel Gibson fait son discours avant une grande bataille ».
Il m’explique que lorsqu’il a rencontré sa compagne, il l’a tout de suite emmenée en concert. Elle est restée assise en retrait tandis qu’il allait « défouler ». À la fin de la soirée, en nage, avec son t-shirt remonté sur l’estomac, il se plante devant elle et lui demande : « Maintenant c’est bon, tu vois à qui tu as affaire. Est-ce que ça te va ? » Elle acquiesce, et lui demande en retour s’il a remarqué toutes les filles qui lui matent le cul quand il danse. « Je vois tout, je suis conscient de tout. Mais tu as bien vu, aussi, comme je les ignore ». Ils sont ensemble depuis, mais madame a cessé de l’accompagner dans ses virées. « Je vis avec une dame formidable qui a compris une chose. Elle peut me mettre à la diète de sexe, ça ne me dérange pas. Mais si je manque de musique, je deviens de mauvaise humeur ! »
Avec son franc-parler, Pierre Macquart relève une autre particularité du Danseur Stratosphérique : « Il est en plus sur des genres de musique – le rock, le métal, la chanson française – où l’on trouve plus souvent un public zorèy que créole ». Et puisqu’il est conscient de tout, cette singularité supplémentaire n’a pas échappé à Frédéric. « Un jour j’ai voulu emmener mon fils, qui a un peu plus de 20 ans, voir un concert à St-Leu. Arrivé devant la porte du K, il a un mouvement de recul et il me dit :’Ah, papa ! Na ryink zorèy anndan la, mwin mi rant pa ladan !’ Je lui ai répondu :’Qu’est-ce que tu crois ? C’est pas mon univers non plus tu sais, mais viens voir et regarde : je vais là-dedans, je suis moi-même, et tu verras que j’arrive à créer mon univers, avec eux.’ Il est venu, et à la fin du concert, il m’a dit que j’avais raison ».
Haut voltage
Électrique et prolifique, Frédéric ne l’est pas que sur les pistes de danse. Son flow volubile court après un esprit vif qui sautille avec joie d’idées en anecdotes. Il zappe d’un souvenir de concert à un autre et égraine les noms de groupes en mélomane expert. Hendrix, Zappa, Yes et son guitariste Steve Howe, AC/DC, Black Sabbath : au radar, ses références clignotent au-dessus du continent rock, tendances hard et progressive, mais pour lui, le son est affaire de punch, pas de genre. Jazz, techno, dancehall : tout est bon, du moment que ça bouge. « Le maloya j’adore mais tu vois, je l’aime sous tension, quand ça pulse ». La bouche molle et les yeux mi-clos, il chante d’une voix vautrée le refrain traînant de Jessica : « Tu vois ce maloya-là, c’est nul ! Tout de suite, t’as un feeling de soulard ». Dans une scène locale qu’il a exploré dans tous les sens à raison d’un à trois concerts hebdomadaires depuis 1500 semaines, il s’est choisi les chouchous les plus explosifs : Alex Sorrès, Nathalie Natiembé, Lindigo, Gramoun Sello, et parmi les groupes de rock, sa spécialité, il en est un, implacable, qu’il suit à chaque apparition, le power trio le plus véloce des Mascareignes, Riske Zéro. « Tu vois dans le rock j’aime les grands, les virtuoses, les guitar heroes. Riske Zéro c’est pas Jimmy Hendrix, mais les gars ont une spontanéité, un son qui tape direct, et j’aime ça chez eux. De toute façon j’aime les groupes de trois. Je vais t’expliquer pourquoi. Tout est lié. Je suis électromécanicien. Pour moi, tout est question d’énergie. Et l’énergie électrique la plus puissante, celle qui est utilisée dans l’industrie, c’est le courant triphasé : trois courants d’intensité égale combinés pour produire une puissance instantanée. Le chiffre trois, c’est le principe de l’électricité et de la motorisation ».
Son enthousiasme en surchauffe, sa dévotion assidue, sur des décennies, et sa générosité valent à Frédéric Chamand le respect reconnaissant des musiciens, qui puisent en lui une force précieuse sur scène. Certains viennent parfois le remercier à la fin des concerts, et le rappeur Alex Sorrès lui a carrément dédié une punchline sur son dernier album, dans Sou mon kot’, un morceau qui parle de l’amour pour la musique : « Kraz ali kom Chamand tou le tan fé lèv la pousiyèr lèv la min an lér ». Pierre Macquart, lui, estime qu’il s’agit sans aucun doute possible du plus grand fan de musique de La Réunion, et de l’Océan Indien. « Partout où je suis allé, je n’ai jamais vu un autre mec comme lui. Pendant toutes les années du Bato Fou, il était là à tous les concerts. Il a fini par faire partie des murs. Il allait où il voulait, comme un membre de l’équipe, il entrait dans les loges saluer les artistes. Parce que c’est pas juste un mec qui aime danser, c’est un amoureux – de la musique et des musiciens. Il a une mémoire phénoménale, il peut parler de tous les groupes qu’il a vus et qu’il a aimés ». Un commentaire récurrent à son propos, dans le petit monde des programmateurs, c’est qu’il faudrait le payer pour faire ce qu’il fait. Et pourtant, Frédéric Chamand ne demande jamais de passe-droit ou d’invitation. Depuis 30 ans, il achète ses places sans renâcler : « Pourquoi je paye ? Parce que je veux que les gens qui organisent ça, les musiciens et les autres, puissent vivre. Voilà pourquoi. Pareil, chez moi, en dehors des quelques CDs gravés qu’on m’a donnés au fil des ans, il n’y a que des disques et des 33 tours originaux. Je ne télécharge pas ».
Un type qui consacre sa vie, ses vacances et un salaire gagné en réparant des grues de chantier à venir danser en concert ; un possédé capable de donner, à lui tout seul, l’impression à un groupe amateur coincé sur une estrade de rondavelle qu’ils sont les dieux du Stade de France ; un gladiateur qui lève son poing en l’air en criant « I’m a rocker ! » quand la musique est bonne même si c’est du jazz : notre avis, c’est que Frédéric Chamand n’est pas simplement le plus grand fan de musique de La Réunion : c’est le meilleur spectateur du monde.
Le secret du panier percé
C’est bien joli tout ça, me direz-vous, mais ça ne répond pas à la question qui taraude depuis tant d’années ses nombreux scrutateurs : que peut-il bien transporter dans le panier qui l’accompagne partout, et quel est le secret d’une ressource physique apparemment inexhaustible ? Frédéric sait qu’on touche au cœur de son énigme. Silencieux, il se penche sur la table où nous partageons une eau pétillante avec le sourire amusé du brigand qui va détailler son gros coup. « Alors. Dans ma tente, il y a toujours la même chose : une petite bouteille d’eau – oui, c’est de l’eau ; six petites serviettes ; au moins deux t-shirts de rechange ; une barre de Snickers ou un peu de sucre. Et mon secret : des cristaux de sel de Guérande dans une petite feuille d’aluminium pliée. Le sel c’est important parce que quand tu défoules trop, ton corps s’épuise en sodium, et tu gagnes des crampes. Donc quand je danse, régulièrement, je suce un peu de sel. Et si je n’ai plus de sel, je lèche ma transpiration ».
Les explications rationnelles aux tours de magiciens dissipent toujours un rêve agréable, elles sont un peu décevantes et prosaïques, comme si une part de nous-mêmes refusait de les admettre. Ce n’est bien sûr pas la première fois que quelqu’un lui pose la question, et il arrive qu’on refuse de croire à sa réponse. « Un soir, j’étais à St-Leu et j’ai enchaîné trois soirées, à La Ronda, au 211, puis au Nez Rouge. J’ai dansé tout le long, non stop, comme d’habitude. Au Nez rouge, des filles sont venues m’aborder. Elles m’avaient suivi depuis le départ. Elles m’ont dit :’Qu’est-ce que tu prends ?’ Je les ai vues venir alors j’ai sorti de ma tente le petit papier alu plié dans lequel je garde mon sel. Elles voulaient tellement pas croire que je ne prenais rien d’autre qu’elles sont parties avec aux WC pour essayer de sucer le cristal. Elles sont revenues avec des grimace dépitées. Elles m’ont demandé mon secret, alors je leur ai montré ». Il se met debout, et puis il lève une jambe en l’air et fléchit l’autre jusqu’en bas avant de remonter, et répète l’opération sur l’autre jambe – ça ressemble un peu à quelqu’un qui fait des pompes sur une seule main, mais avec les cuisses, si vous voulez. « Si tu peux pas faire ça, c’est pas la peine d’essayer de me suivre. Pour faire ce que je fais, il faut se tenir en forme. Pour Sakifo par exemple, chaque année, je prends une semaine de congés. Ça commence deux jours avant. Le premier jour, je fais du footing. Le deuxième jour, je fais du vélo. Et puis je passe trois nuits entières à danser. Et après, il me faut deux jours pour m’en remettre ».
Mais à 52 ans, Frédéric Chamand sent bien qu’il ne pourra pas suivre le rythme encore très longtemps. Il y a quelques années, dans le village du festival Manapany, attiré par le son rauque d’une signature du luthier réunionnais Nicolas Wilgenbus qui y tenait un stand, il monte sur une estrade, s’empare de l’instrument et joue l’un des seuls morceaux dont il connait les accords : « My my, Hey hey / Rock’n’Roll is here to stay / It’s better to burn out than to fade away » (Neil Young). Il y a quelques mois, lui qui n’avait jamais vraiment joué de musique a fini par craquer, et s’acheter cette guitare, que son créateur a baptisé La Rockeuse. « Un jour, quand mi sera vieux, quand mi pourra plus danser, quand mi posera mon cul, mi plaquera deux accords ! »

Cet article a été initialement publié par l’Azenda, et reproduit dans les colonnes d’Africultures.com avec leur aimable autorisation.///Article N° : 13448

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© Mickaël Dalleau
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