Le monde, ouverture et échappatoire

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D’immenses silhouettes sombres se découpent sur un paysage vert pomme. Dans son atelier, Kay Hassan découpe des affiches publicitaires pour les boissons Pepsi-Cola et la lessive Omo, qu’il récupère directement à l’imprimerie. Il travaille aux collages monumentaux qui ont fait sa célébrité. Sur les murs, ses géants en rase campagne évoquent la question des terres. Ils parlent de l’espace et du manque d’espace, dans un pays grand comme trois fois la France où 80 % des terres arables sont toujours aux mains des fermiers blancs. Le sujet est brûlant. La police est occupée, en ce début juillet 2001, à évacuer les premiers envahisseurs de terrains vagues en grande banlieue de Johannesburg.  » Nous avons la liberté politique, mais il n’y a pas de liberté sans terres « , commente Kay Hassan, 45 ans, l’un des plasticiens les plus connus du pays. Il occupe un atelier de la Bag Factory, un collectif situé à Newtown dans une ancienne fabrique de sacs, au coeur de Johannesburg. Fondé en 1991 par le peintre David Koloane, l’institution a associé d’autres grands noms des arts plastiques sud-africains, comme Pat Mautloa et Sam Nhlengethwa.
Kay Hassan s’interrompt, à l’écoute des sons de la ville : l’appel à la prière de la mosquée toute proche, la circulation, les voix dans la rue. Il explique avoir été  » mentalement libéré  » bien avant 1990, l’année de son retour en Afrique du Sud. Auparavant, il a vécu deux ans en France, un pays où il voudrait retourner, et deux ans en Suisse.  » Mon travail se situe au-delà de l’apartheid. Il reflète la situation dans le pays. Il a toujours cherché à se démarquer de l’art protestataire. Un artiste est un artiste « . Kay Hassan n’aime pas les étiquettes. Il ne veut pas être cantonné à l’Afrique.  » Je me vois comme un artiste du monde, dit-il. Dans certains quartiers, on nous appelle toujours  » ces Noirs « . Je ne suis pas noir, je suis une personne, un Sud-Africain avec un pays, une culture, une langue.  » A son avis, beaucoup d’attitudes doivent encore changer, y compris dans les galeries d’art. Parler des  » artistes des townships  » relève pour lui de la discrimination pure et simple : il s’agit de payer un prix différent pour une sorte d’art jugée différente.
Clifford Charles, à l’autre bout de la ville, est sur la même longueur d’ondes.  » Les étiquettes changent, mais le rapport de force est le même « , affirme ce jeune plasticien, qui fut en 1987 le premier étudiant  » non-Blanc  » de l’Ecole des Beaux-Arts de l’Université de Witwatersrand. Il évoque la distinction entre artistes des  » centres communautaires  » des townships, considérés comme des amateurs, par opposition aux  » professionnels  » ayant pignon sur rue dans les banlieues résidentielles. Anciens et nouveaux, les préjugés ne s’arrêtent pas là.  » Pourquoi n’ai-je rien vendu lors de ma dernière exposition à l’Alliance Française ?, demande Clifford Charles. Parce que le public s’attend, venant d’un artiste noir, à une autre forme de travail « . Quelque chose d’indien, à l’image de ses propres origines ?  » Non, quelque chose de radical, de politique, quelque chose d’exotique dans la propagande…  » Poétiques et abstraites, ses encres bleues, jaunes et noires n’ont pas remporté le succès escompté. Qu’à cela ne tienne… Clifford Charles a dépassé le stade de la colère.
Maintenant, il se dit plutôt amusé par les distorsions perpétuelles observées dans son propre pays, dont il a appris à s’échapper. Parmi ses projets en cours figurent une exposition à Paris, une autre dans une nouvelle galerie de Johannesburg, la Millenium Gallery, une résidence en Provence et un voyage à Mexico pour le numéro 2 du magazine de Magnet. Ce collectif mondial a été formé lors de l’avant-dernière Biennale de Venise par huit artistes contemporains, originaires d’Afrique du Sud, du Brésil, de Chine, de France, de Grande-Bretagne, d’Inde, du Mexique et de Porto-Rico. L’objectif : produire un contre-discours vis-à-vis de l’art dominant. Le terrain d’entente et l’approche inclusive qui font tant défaut à l’Afrique du Sud, Clifford Charles les a trouvés à l’étranger.
Rien d’étonnant pour Linda Givon, la patronne de la galerie d’art la plus respectée du pays, la Linda Goodman Gallery. A l’en croire, l’ouverture de l’Afrique du Sud sur le monde a été le changement fondamental de la décennie passée.  » Pendant l’apartheid et le boycott culturel, explique-t-elle, nous avons fait face à la censure, à l’impossibilité d’exposer, nous avons développé notre propre sous-culture en vase clos. Après 1990, avec les visites d’artistes étrangers, les programmes d’échanges, les rencontres ont profondément changé notre culture. Maintenant, il ne s’agit plus d’être populaire simplement parce qu’on est sud-africain, mais d’être aussi bon que les autres, une saine émulation « . A son avis, les artistes sud-africains participent désormais à un mouvement universel, s’interrogeant aussi bien sur la religion et l’absence de religion que le sida ou la pollution.  » Si l’apartheid est toujours présent dans les oeuvres sud-africaines, c’est parce qu’il l’est toujours dans la vie quotidienne « , affirme Linda Givon. Exemple : l’installation faite par l’artiste métis Willie Bester au festival de Grahamstown en juillet dernier, intitulée Who let the dogs out ? (Qui a lâché les chiens ?). Un titre qui fait référence à un tube pop des années 1980 tout en projettant les fameuses images de policiers blancs entraînant leurs bergers allemands à mordre des sans-papiers mozambicains. Si des artistes blancs comme William Kendridge sont internationalement reconnus pour un travail qui n’a pas forcément de rapport avec l’ancien régime, les traumatismes sont aussi perceptibles dans la communauté blanche. Au rayon de la culpabilité, Linda Givon cite de nombreux noms : Sue Williamson, Willem Boshoff, mais aussi Kendall Geers, qui a apposé une bannière où est inscrit  » coupable  » sur tous les forts afrikaners qui entourent Pretoria. Blanche, noire ou métisse, la nouvelle génération des Stephen Hobbs et des Tracey Rose, elle, tente de se démarquer de l’art coupable ou engagé, mais se pose toujours des questions de fond.

Sur les arts plastiques sud-africains, lire également :
Tout un cheval de Breyten Breytenbach (Africultures 4 p.30), Ancrages plastiques contemporains (4 p.33), Le monde réenchanté de Moshekwa Mokwena Langa, par Abdourahman Waberi (Africultures 15, p.66), Un million de pierres au pays des mille collines – entretien avec Bruce Clarke (30, p.18).///Article N° : 1871

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