Il s’agit moins de subir la mondialisation que de recréer le monde : l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop en appelle à la résistance des créateurs africains.
Au début des années 90, le jeune réalisateur burkinabé Idrissa Ouedraogo lançait une phrase restée célèbre : « Je ne suis pas un cinéaste africain, je suis un cinéaste tout court ». Depuis, il est devenu banal de voir des romanciers, peintres et musiciens africains de la nouvelle génération se présenter, pour ne plus être prisonniers de leur négritude, comme des citoyens du monde. La coïncidence entre cette attitude et la fin de la Guerre froide n’est sûrement pas fortuite. Venant de créateurs négro-africains, ces déclarations rompaient très nettement avec les décennies antérieures au cours desquelles les intellectuels du continent n’ont paru avoir d’autre souci que la reconstruction d’une identité nègre malmenée par des siècles d’esclavage et de colonisation. Pourquoi leurs héritiers ont-ils brusquement eu envie de recracher leurs racines comme un fruit amer ? Ce Meurtre du Père procédait peut-être de l’instinct de survie. La chute du Mur de Berlin n’annonçait pas seulement l’effondrement du communisme mais aussi le passage de relations commerciales inter-étatiques à une économie mondialisée. Peu désireux de rater un tournant majeur, les jeunes producteurs culturels africains ont refusé de s’enfermer dans un discours jugé passéiste, pour ne pas dire complexé.
Ils étaient surtout dans l’air du temps. Tout se passant comme si la mort – toujours affirmée, jamais prouvée – des idéologies signifiait la mort de la pensée elle-même, la globalisation est devenue du jour au lendemain la mesure de toute réflexion, au point d’apparaître aux yeux de certains comme un’nouvel obscurantisme’.
Il serait cependant excessif d’y voir le mal absolu. Les artistes de tous les continents l’ont même crue capable de combler leur attente d’une humanité homogène et apaisée. Ils se sont mis à peindre, filmer ou écrire en pensant à leurs semblables dispersés aux quatre coins de la planète et cela a donné un sens nouveau et stimulant à la modernité artistique.
Et jamais sans doute la culture, devenue une industrie à part entière, n’a autant enrichi des créateurs et permis à des millions d’autres de gagner correctement leur vie.
Mais cette ouverture sur l’extérieur masque mal des réalités bien moins plaisantes. Des managers invisibles se sont substitués aux authentiques créateurs et sacrifié la profondeur du propos et le caractère unique de l’uvre d’art sur l’autel de la rentabilité. Et pour faire tourner la machine à fabriquer de factices émotions, il a fallu inciter le client à consommer en hâte des produits éphémères, sans cesse reproduits à l’identique.
En outre, la globalisation exclut tant d’individus et de nations pauvres qu’on est en droit de la suspecter d’être une illusion ou, pire encore, une imposture. En dépit de progrès indéniables, l’accès au savoir et aux savoirs-faire reste très inégalement réparti. Sur une planète où 20% d’êtres humains se partagent 85% des ressources disponibles, 855 millions de personnes ne savent ni lire ni écrire et 820 millions ne mangent pas à leur faim. Il est un peu cruel de vanter les autoroutes de l’information à ceux qui n’ont même pas accès à l’électricité
Si la France, pays riche, a si bruyamment revendiqué une’exception culturelle’ pour protéger son cinéma, que peut-il en être pour le Mozambique, Madagascar ou le Cameroun ? Ces trois pays font partie d’un continent dont la part dans les exportations mondiales s’élevait en 1997 à 1,7% contre 41% pour l’Europe, 66% pour les Etats-Unis et 7,8% pour le seul Japon. Dans ces Etats, la misère crée un vide culturel aussitôt comblé par les multinationales. Dès lors, les artistes africains sont tentés de ruser avec leur âme pour vendre leurs productions sur le marché mondial.
Ils n’ont d’ailleurs pas toujours lieu de s’en plaindre. La musique africaine, par exemple, a su tirer un réel profit de la nouvelle donne. En raison de ses facilités de diffusion et de son caractère tout à la fois populaire et universel, elle est à l’origine de réussites personnelles exemplaires. Certes le prix à payer est lourd, car la notoriété internationale de quelques musiciens incite les autres à marcher sur leurs traces en adaptant les sonorités africaines aux goûts d’une clientèle mondiale qui est surtout occidentale. Le fait est que ces grands musiciens africains ne sont admirés dans leurs pays que s’ils sont d’abord cautionnés par un public étranger. Leur forte présence dans ce que Warnier nomme la’zone de captage des médias’ suffit à leur assurer la gloire et la fortune. La règle du jeu est connue de tous et dans cette affaire où il s’agit moins d’art que d’argent, le musicien lui-même n’est pas le moins cynique. Il sait bien que dans le dosage pas forcément subtil qu’implique la’World music’, il est important pour lui de cibler une clientèle lointaine surtout friande d’exotisme. On ne sait s’il faut s’en désoler ou s’en réjouir : après tout, l’industrie musicale fait travailler et rêver des milliers de jeunes africains et donne à des millions d’autres le sentiment d’être les acteurs d’une certaine modernité planétaire. L’aspect le plus sympathique de la mondialisation est du reste l’aisance avec laquelle les jeunes du monde entier se parlent à travers un langage musical quasi inaccessible aux adultes.
Les dommages causés au cinéma africain sont beaucoup plus graves. Au lendemain des indépendances, chaque Etat africain se faisait fort d’avoir sa propre politique cinématographique et produisait tant bien que mal des films dont il assurait la distribution. Les cinéastes – Sembène Ousmane, Lakhdar Amina ou Med Hondo – exprimaient, jusque dans leurs dissidences, une vision de l’avenir pour des nations en voie de re-formation. Les super-productions hollywoodiennes mais aussi les films européens, omniprésents sur le petit écran, n’ont eu aucun mal à contrarier cette dynamique. Les programmes d’ajustement structurel, se traduisant par des coupes sombres dans le secteur culturel, ont bouleversé les règles de la production cinématographique. Entre 1992 et 1999, 18 salles de cinéma ont disparu au Sénégal sur un total de 38. En Algérie, où seuls trois films ont été réalisés depuis 1995, on est passé de 400 salles en 1986 à une vingtaine en 2000.
Le cinéma africain est aujourd’hui presque totalement contrôlé par des intérêts étrangers. Dans ses anciennes colonies, la France continue à financer des films, par le biais du ministère de la Coopération. Sous le même prétexte de solidarité francophone, des producteurs privés, canadiens ou français, ont la haute main sur ce secteur. Cela a changé du tout au tout la thématique et l’approche esthétique des cinéastes africains les plus médiatisés du moment. Leurs films, conçus pour être projetés dans des festivals occidentaux, ne sont presque jamais vus à Yaoundé ou à Libreville. Ils renvoient, bien que signés par des Africains, un regard étranger sur le continent. Dans certains cas, on peut parler d’une confiscation de l’imaginaire, puisque le réalisateur, progressivement dépossédé de son scénario initial, finit par devenir un simple alibi. Même’son’ équipe de tournage est souvent constituée en majorité de techniciens européens imposés par le producteur.
Cette situation inconfortable n’est certes pas propre aux réalisateurs africains mais ici l’enjeu est plus culturel que commercial. Par la mainmise sur les images d’un continent, on s’en assure le contrôle politique et social.
L’industrie du livre, elle, ne donne pas l’impression, à première vue, d’avoir bien résisté à la globalisation. Ainsi le Sénégal, qui est avec la Côte d’Ivoire l’un des rares pays francophones d’Afrique où la situation est encore relativement viable, ne compte pour sept millions d’habitants que deux librairies dignes de ce nom. Comme Havas qui a acquis les Nouvelles Editions africaines du Sénégal en 1999, des groupes français ont racheté les plus importantes maisons d’édition de ces deux pays.
Il n’en faut pas moins garder à l’esprit un fait essentiel : si la mondialisation a aggravé la crise du livre en Afrique, elle n’en est pas la cause. Son impact est beaucoup plus faible sur le marché du manuel scolaire que sur la littérature générale. Ecrite dans des langues dites internationales, celle-ci aurait mérité un public plus vaste. Il n’en est rien. La clientèle occidentale, très réduite, lit souvent les textes africains plus par attirance pour une culture que par intérêt pour un auteur. Or un Norvégien ou un Italien intéressé par le continent abordera plus volontiers la culture africaine par la musique, le théâtre, la danse et les films des festivals que par des romans ou de la poésie.
Qu’il soit si difficile pour un auteur africain de pénétrer le marché mondial n’est pas forcément une mauvaise chose. Etant assuré de ne pas pouvoir vivre de sa plume, il peut s’autoriser toutes les audaces esthétiques et inscrire son propos dans la durée.
On ne doit pas pour autant se satisfaire d’une situation qui est un recul. Le fait que l’on n’entende plus de grandes voix africaines, comme du temps de la revue’Présence africaine’, est significatif. Le Nobel de Soyinka en 1986 semble avoir marqué la fin d’une époque. Le marché du livre africain était bien plus vaste en ces années où une même anthologie pouvait regrouper les noms de Tutuola, Beti et Langston Hughes. Les textes étaient traduits peu de temps après leur publication et Senghor, Achebe et Richard Wright étaient des noms connus à travers toute l’Afrique. Aujourd’hui, les intellectuels francophones ne savent rien de Chenjerai Hove ou de Ayi Kwei Armah et il serait vain de chercher des points communs entre Chamoiseau, Gloria Naylor et Tanella Boni.
En délégitimant la solidarité fondée sur la couleur de la peau et sur des épreuves historiques communes, la mondialisation a morcelé le public de l’auteur africain et rétréci un bassin de lecteurs déjà fortement érodé par la baisse généralisée du pouvoir d’achat. Aussi publie-t-on en Afrique davantage de romans que de poésie en ciblant un public étranger, seul encore capable d’acheter des livres. Le Renaudot 2000, Ahmadou Kourouma, n’hésitait pas à dire en 1998, à propos de son livre ‘En attendant le vote des bêtes sauvages’ : « J’ai privilégié le lecteur européen : à plusieurs reprises, j’explique la logique de la magie, qui ne correspond pas à ce qu’est la logique européenne« . Une telle option a conduit un grand nombre d’auteurs africains à s’établir à Londres, New York ou Paris. Si certains ont dû fuir des régimes sanguinaires, d’autres ont simplement choisi de vivre auprès de leur public. Ces auteurs qui parlent d’une Afrique dont ils ne savent plus rien sont malheureusement les seuls à pouvoir se faire entendre du reste du monde et donc à être écoutés
en Afrique. Il est frappant de constater que les grands auteurs africains vivants, pourtant reconnus comme des classiques dont les textes sont étudiés dans les écoles, n’ont plus aucune présence médiatique, en particulier en Afrique francophone. Ils continuent pourtant à écrire mais leurs oeuvres ne correspondent pas à l’idée que l’institution littéraire occidentale, toute-puissante, souhaite donner de nos jours de l’univers africain. Leur’tort’ est d’avoir une trop grande force de caractère et de ne pas se plier aux diktats thématiques en vogue.
L’impact de la globalisation sur la littérature africaine varie en fonction des aires linguistiques et des arrière-pensées des ex-puissances coloniales. La France, à l’inverse de l’Angleterre, reste obsédée par la défense de sa langue et voit en tout auteur francophone un complice dans la lutte contre
la mondialisation de la langue anglaise. Les écrivains anglophones ne sont pas piégés par ce combat d’arrière-garde : leur langue de travail leur vaut un public potentiel très large et le droit de se prévaloir d’un cosmopolitisme quasi naturel.
Pourtant, même eux ne peuvent pas prétendre conquérir le monde en enjambant le continent.
Qu’il s’agisse du cinéma, de la littérature ou de la musique, une bonne réponse à la mondialisation est de retourner ses armes contre elle en constituant un marché africain. Si cela doit surtout être l’affaire des privés nationaux, la volonté politique ne peut en être absente.
La misère et l’ignorance se nourrissant l’une de l’autre, une perception correcte de la dimension culturelle du développement peut aider à sortir de ce cercle vicieux.
En fait, de nouvelles stratégies sont déjà testées. Sembène Ousmane s’est mis en partenariat avec une compagnie pétrolière pour son dernier film,’Faat Kiné’ et d’autres réalisateurs essaient, avec des fortunes diverses, de trouver des moyens en Afrique du Sud ou au Nigeria.
Dans le domaine du livre, les Nouvelles Editions Ivoiriennes d’Abidjan ont lancé en 1998 la collection Adoras. Conçue sur le modèle de la littérature rose occidentale, elle est alimentée depuis deux ans par des auteurs ivoiriens écrivant sous pseudonyme. Vendus à des prix très modiques, ces courts romans à l’eau de rose ont eu un succès spectaculaire et Canal France International en a adapté quelques-uns à la télévision. De même, les littératures populaires des fameux marchés d’Onitsha et de Kinshasa ont été dopées par la mondialisation. Au Nigeria, ces romans sont écrits en yoruba ou en haoussa et sont donc exclusivement adressés à un public local. A Dakar, grâce aux’librairies par terre’, on peut se payer tout Shakespeare à des prix défiant toute concurrence.
Ces réponses qui peuvent paraître dérisoires prouvent au moins que la mondialisation est ré-interprétée et qu’une société peut lui survivre sans se plier à ses exigences. La culture est aussi une réponse de l’esprit humain à l’arrogance des dictatures, qu’elles soient politiques ou économiques.
Est-ce un hasard si la revendication identitaire n’a jamais été aussi vive, voire meurtrière, qu’au cours de la dernière décennie ? Tout artiste digne de ce nom sait d’instinct qu’il n’est rien et qu’il n’a rien à dire s’il n’accepte d’abord d’être lui-même. L’identité africaine n’est pas plus soluble que les autres dans le marché mondial. Ce n’est pas en se reniant mais en ‘persévérant dans leur être’, pour parler comme Kane, que les créateurs africains diront des choses essentielles. Il s’agit moins de subir la mondialisation que de recréer le monde.
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