Dialogue et quête de l’Autre

Entretien de Taina Tervonen avec Chenjerai Hove

Février 2003
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Pour l’auteur zimbabwéen Chenjerai Hove, traduit en français par Jean-Pierre Richard, le traducteur est avant tout un créateur et un passeur de frontière. Son œuvre est désormais accessible en français, en danois, en suédois, en japonais, en néerlandais, en allemand et en norvégien.

Certains chercheurs spécialistes de la traduction de littérature africaine ont tendance à penser l’original comme étant déjà une traduction, et cela parce que la langue d’écriture est autre que la langue maternelle de l’auteur. Comment caractériseriez-vous votre propre écriture : est-ce de l’anglais, du shona, du shona traduit en anglais ?
Je m’empare de la langue anglaise et je la nettoie d’abord de façon à ce qu’elle puisse contenir de nouvelles images, de nouvelles visions, une nouvelle âme. Cette langue a été celle de la colonisation, elle a servi à nous insulter. Elle doit alors être nettoyée, puis remplie par de nouvelles métaphores, respectueuses de la dignité humaine.
C’est une vision assez politique de l’écriture.
Oui. La langue est pouvoir. Celui qui nomme les choses détient le pouvoir. Quand quelque chose est appelé  » vache « , on peut le traire, le voler. Mais si nous appelons cette même chose  » Monsieur « , nous ne pouvons plus le traire. En tant qu’écrivain, il faut bien se rendre compte qu’il existe d’autres façons d’utiliser la langue. Mais cela veut dire que je dois la forcer, la plier, la transformer en ce que je veux.
Vos traducteurs ont-ils été conscients de votre vision de la langue ?
J’ai été en contact avec la plupart d’entre eux pendant le processus de traduction. A tous, j’ai dit que ce n’était pas là de l’anglais d’Angleterre qu’ils traduisaient. Que je me suis emparé de la langue pour la remplir avec d’autres images. Mes textes contiennent beaucoup de chants et de danses, et j’explique toujours aux traducteurs que ces chants et ces danses ne peuvent pas être traduits. Ce n’est tout simplement pas possible de traduire une berceuse comme… (il chante) !
Certains traducteurs l’ont-ils tenté ?
Le traducteur norvégien voulait le faire. Mais je l’ai persuadé que c’était une chanson d’enfants africains, qu’elle ne pouvait pas être traduite en norvégien, qu’il fallait la laisser telle quelle. Certains traducteurs veulent absolument trouver les noms des oiseaux et des arbres dans leur langue, alors que ces espèces n’existent pas dans leur culture et n’ont par conséquent pas de nom dans la langue d’arrivée.
Pensez-vous que les traducteurs aient des difficultés particulières à traduire vos textes qui ne sont justement pas de l’anglais standard ?
Il faut toujours se souvenir qu’on ne traduit pas seulement la langue mais aussi la culture qui va avec. J’ai conseillé à la plupart de mes traducteurs des lectures qui peuvent les éclairer sur la culture shona, notamment un ouvrage sur les proverbes, pour les aider à comprendre ma démarche. Il m’arrive par exemple d’introduire des bouts de proverbe dans le texte, qui peuvent être difficilement compréhensibles si on ne connaît pas la référence.
Vous êtes donc en contact relativement étroit avec les traducteurs, vous leur donnez des suggestions, presque des directives.
Oui, j’y tiens beaucoup. Le traducteur a une énorme responsabilité. En fonction de son travail, nous serons soit amis, soit ennemis (rires). J’ai eu une traduction médiocre en allemand. Et justement, ce traducteur-là ne m’avait jamais contacté pour avoir des explications.
Certains de vos traducteurs ont-ils séjourné au Zimbabwe ?
Mon meilleur traducteur est japonais et lui est venu passer trois mois au Zimbabwe. J’ai demandé à un de mes fils de lui apprendre les rudiments du shona. Désormais, nous correspondons en shona. Le traducteur norvégien est également venu.
Pour vous, le traducteur est donc un véritable re-créateur de votre texte ?
Il fait partie de la création. S’il n’arrive pas à rentrer dans l’esprit, le rythme, la vision de l’œuvre, il perd quelque chose d’essentiel. Il fait partie du processus de traversée de la frontière. Ou plutôt de l’activité de traversée de la frontière.
Je pense que la traduction est un processus de dialogue. Le traducteur dialogue avec le texte et avec l’auteur. La traduction est une quête de l’Autre. Cet Autre peut être une personne, une expérience, une histoire. Et c’est une quête passionnante ! Le livre n’a pas besoin de visa. Le traducteur est la personne qui l’aide à franchir une frontière et en cela, il a une grande responsabilité. Un bon traducteur ne traduit pas seulement les mots, il fait partie du processus de création. Et j’ai la chance d’avoir un excellent traducteur en français.
Est-il difficile pour un auteur de donner cette responsabilité à un traducteur ?
Oui, parfois cela peut l’être.
Quel est, selon vous, l’élément le plus difficile à traduire dans vos textes ?
Ce serait peut-être la signification du paysage. Ce que j’appelle le paysage émotionnel ou psychologique mais qui peut être géographique. La signification émotionnelle du paysage géographique. Je peux faire une longue description, minutieuse et détaillée, d’une montagne sacrée, mais le traducteur ne comprendra pas forcément le sens de cette description, le sens des objets physiques et ne saura pas le transmettre dans une forme littéraire.
Le traducteur a peut-être peur de faire passer tous ces éléments étrangers, et cela dans une langue qui peut être dérangeante.
Eh bien, moi j’ai grandi avec la littérature anglaise. Les images qu’elle véhiculait m’étaient totalement étrangères. La neige par exemple. Il fallait tout inventer, tout imaginer. Alors, le lecteur occidental doit bien pouvoir s’accommoder des images africaines, même si elles lui sont étrangères ! (rires)

///Article N° : 2849

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