Haïti… Un monde à part entière

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Lorsque nous avons commencé notre travail de recherche, il y a un an, pour ce numéro spécial Haïti, nous n’avions qu’une mince idée de l’ampleur de la tâche qui nous attendait. Nous ne pouvions non plus prévoir que ce numéro paraîtrait au moment même où l’effervescence du soulèvement en Haïti rappelle ce 7 février 1986 du départ de Jean-Claude Duvalier mais oscille dangereusement entre manifestations pacifiques et insurrections violentes.
Les voix recueillies, les images qui les ponctuent, sont autant de « déclarations », de points de vue qui témoignent de la vitalité haïtienne : loin de s’éteindre, elle semble au contraire s’alimenter de la situation sociale, économique et politique d’un pays en faillite. Par leurs visions d’Haïti, l’île souvent rêvée et fantasmée s’incarne davantage en ces temps difficiles.
On ne peut que saluer le courage des artistes qui, comme dans de nombreuses sociétés, ont été parmi les premiers à prendre conscience du drame vers lequel leur pays se précipitait et se sont regroupés au sein d’un collectif intitulé  » NON « , refusant de se laisser enfermer dans un système politique allant à l’encontre de leurs convictions d’hommes et de femmes libres.
Au fil des pages, dans une réponse toujours incomplète à la question :  » A quoi rêve Haïti aujourd’hui ? « , les auteurs déclinent textes et images au fil de leur sensibilité, comme dans le vain projet de saisir un pays tout entier dans le déclic d’ouverture et fermeture d’un objectif. Nous avons travaillé comme un photographe qui tente de capter, par une image éphémère et intime, saisie en un millième de secondes, la réalité des forces créatrices d’un pays. Nous avons donc égrené des secondes, des flashs, des images, des instants de vie.
Et nous avions tant à saisir : Haïti est une moitié d’île, dont aujourd’hui l’unique ressource sans doute réside dans sa culture. Son seul bien d’exportation. Le nombre d’ouvrages annuels publiés, souvent à compte d’auteur, dépasse celui de bien d’autres pays de la Caraïbe ; la densité de plasticiens, musiciens, artisans etc. est inouïe… Haïti, un pays de créateurs ?
Aujourd’hui Haïti vit pour et grâce à sa culture, c’est à travers elle qu’elle nous transmet son identité. Malgré sa proximité avec tant de pays et en particulier les Etats-Unis et la République Dominicaine, Haïti persiste dans ses particularismes, cultive cette unicité. Sans doute dans un effort de ne jamais se laisser absorber, ni par l’extérieur, ni même par ses propres démons. Ses véritables armes ce sont ses toiles et ses pinceaux, ses tambours, ses vaccines, son vodou et ses danses, ses chants, ses contes et bien sûr ses écrivains. C’est aussi son histoire aussi singulière que douloureuse.
Nous avons mêlé textes et photos, Haïti se dit et se voit. Elle se sent aussi. Nous aurions aimé y inclure les odeurs, celles de l’akassan, du griot de porc, du vétiver, de la mélasse, et des déchets pourquoi pas !
Les textes de ce dossier sont autant d’impressions, d’instantanés. Autant de suggestions d’une réalité bien plus forte. Comme un kaléidoscope, Haïti nous apparaît dans sa complexité.
Une Histoire à questionner
Première république noire née en 1804 d’une révolte contre l’esclavage, l’Histoire marque Haïti au fer rouge. Le professeur Thomas C. Spear, de New York, dénonce avec ironie un ordre du monde où l’Etat haïtien, depuis sa naissance, reste ostracisé. Il propose d’inverser notre échelle de valeur et d’inventer une nouvelle hiérarchie parmi les  » trois ‘pères’fondateurs de nos mythes nationaux – Jefferson, Napoléon et Toussaint « . Face à l’Histoire, Daniel Maximin rappelle le rôle des écrivains haïtiens, à la pointe du combat contre toutes les dictatures, opposant  » la puissance de la fiction contre le pouvoir réel des puissants « . Mais pour y parvenir, il leur a fallu et il leur faut encore se frayer un chemin entre la glorification d’un passé à jamais figé autour de ses héros et la réappropriation d’une identité enfin débarrassée de ses références à cet autre, l’ancien colon, pour se saisir d’une nouvelle liberté.
Reconnaissance, indépendance et mémoire
Non sans colère contre ce qu’il appelle  » l’occultation « , Christophe Wargny s’élève lui aussi contre l’oubli encore savamment entretenu de l’histoire haïtienne. Tout reste à faire pour sa reconnaissance et son corollaire, son enseignement, et notamment la question de la faramineuse indemnité réclamée par la France à la jeune nation haïtienne pour la reconnaissance de son indépendance. Les réactions de Victor Schoelcher, dans un texte publié en 1843 et retrouvé par l’historien Marcel Dorigny, étayent encore, s’il en était besoin, la réflexion autour de ce thème. Des toutes premières heures d’Haïti, Marcel Dorigny nous rappelle les enjeux et examine les conséquences sur le plan international de la fondation d’un premier Etat issu d’une révolte contre l’esclavage. Pascale Berloquin Chassany évoque alors les difficultés à préserver une indépendance douloureusement acquise. Faire parler l’histoire, oser l’incarner, tel fut le projet d’Evelyne Trouillot dans son roman Rosalie l’Infâme, du nom du bateau négrier qui amena la grand-mère de Lisette, jeune femme esclave, des côtes d’Afrique à Saint-Domingue :  » en écrivant ce livre, j’ai eu l’humble conscience de faire acte de mémoire « .
Expressions culturelles méconnues
Pour les acteurs d’un terrain aussi difficile, l’implication et la passion est de mise. La comédienne Paula Clermont Péan, dresse un étonnant tableau de l’éclosion théâtrale en Haïti tout en suggérant de nouvelles pistes à exploiter. Elle souligne la nécessité de lier culture et développement. Barbara Prézeau-Stephenson, responsable de la Fondation AfricAméricA montre combien l’héritage « indigéniste » et le concept de « contemporanéité » cohabitent dans l’art haïtien, qui peine aujourd’hui à être reconnu autrement que par ses expressions naïves. Toutes deux en appellent à une véritable politique culturelle en Haïti.
Parler d’Haïti sans évoquer ses musiques serait évoquer un corps vide. Emmanuelle Honorin, journaliste « musique » et photographe, s’est rendue à plusieurs reprises en Haïti pour en recenser les paysages sonores. Elle revient sur l’un de ses voyages dans le sud du pays, à la rencontre de musiciens-paysans produisant une musique héritée des temps de la colonie et là-encore, méconnue. De Cuba, l’île sœur, le musicologue Daniel Chatelain analyse les influences des musiques haïtiennes sur les musiques cubaines.
Réalisatrice, Rachèle Magloire, parle d’une production cinématographique récente, qui, au détour des années 80 se déploie en un véritable  » bouillonnement  » créateur. Mais une censure voilée est encore à l’œuvre…
La société haïtienne entre mondes créoles, vodou, et violences sexistes
Parmi les problèmes récurrents de la société haïtienne, celui de la séparation entre paysans et citadins. L’anthropologue Gérard Barthélémy l’aborde comme l’affrontement entre deux créolités. Tout nouveau projet de société se doit de le prendre en compte. Comme l’incontournable vodou, dont Elisabeth McAlister nous ouvre les portes d’un entendement nouveau, explorant les racines religieuses des représentations de l’amour, du sexe et du genre dans la société haïtienne. En écho, Chantal Regnault documente en images les cérémonies vodou et les Guédés. En écho encore, Dimitri Bechacq s’interroge sur les pratiques parisiennes du vodou en migration : commerce ou croyance ?
Chaque semaine nous parviennent d’Haïti des nouvelles alarmantes sur les violences faites aux femmes, encore renforcées par le conflit politique en cours. Marie-Frantz Joaquim, militante féministe, choisit les proverbes pour illustrer l’envers du décor.
Le rayonnement haïtien en Afrique
Emouvant récit d’une vie en quelques mots poétiques, Jacqueline Scott Lemoine, femme de théâtre et de radio installée à Dakar, décrit son itinéraire avec son mari Lucien Lemoine et son lien au pays natal.
L’Afrique et Haïti n’ont pas en commun que les douleurs anciennes : Edmond Mfaboum Mbiafu, à l’aune des mythes réducteurs que ces douleurs construisent dans nos visions de l’Afrique comme d’Haïti, mais aussi à la lumière des réalités modernes, évoque en termes continentaux l’expérience haïtienne.
Pour cerner la persistance de l’héritage africain, Camille Kuyu étudie les structures familiales et les relations matrimoniales : il montre combien le plaçage est davantage à rapprocher du mariage coutumier que du concubinage occidental. Dans un article que par manque de place nous n’avons publié que sur africultures.com, il ravive la mémoire des coopérants haïtiens en Afrique en leur donnant la parole.
Fascination
Pourquoi des hommes et des femmes peuvent ainsi tomber amoureux d’Haïti ? Le cinéaste Charles Najman tente de répondre ici par les mots, ailleurs par ses films, notamment Royal Bonbon où il met en scène au palais Sans Soucis un fou qui pense être une réincarnation du roi Christophe. Ce n’est pas l’acteur mais le vieux fou lui-même que Patrice Montfort a retrouvé au Palais, photographié par Charles Carrié, incarnation de l’enchevêtrement du passé, de l’enchantement, de la démesure et du brouillard haïtiens.
Pourquoi Nancy Houston a-t-elle eu envie d’écrire sur Haïti sans y avoir mis les pieds ? A cause de sa fascination pour des gens qui malgré les turpitudes aiment leur pays alors qu’elle avait bien du mal à apprécier les avantages du sien.

Enfer et paradis, comme en témoignent les illusions optiques des photos de Port-au-Prince par Roberto Stephenson autant que les illuminations vodou. Mais l’enfer n’est pas fatal. A l’heure d’un bicentenaire manqué, beaucoup, en Haïti même, sont ceux qui veulent plus que jamais tirer les enseignements de la première révolution haïtienne pour construire une société où l’exigence démocratique serait enfin légitimée.
Nous avons fait ce rêve d’une Haïti enchantée, libérée de toute dictature, après 200 ans d’indépendance. Nous avons fait le rêve de cet enfant d’Haïti photographié par Frédéric Koenig, qui veut lancer son bateau à l’assaut des flots.
Au fil des mois, au cours de notre travail, l’urgence s’est faite de plus en plus pressante de témoigner, donner à voir la fantastique vitalité de ce pays, exprimée par vingt et un auteurs de tous horizons. Pour nous tous, Haïti reste une étoile, et comme ose le dire Daniel Maximin :  » Une lumière dans la nuit noire « .

Anne Lescot est née en France en 1969 de père haïtien et de mère française.
Après une maîtrise en Histoire de l’art en Histoire, elle travaille dans plusieurs galeries d’art parisiennes et organise l’exposition Haïti : entre art et vodou . Parallèlement elle poursuit des études en anthropologie et pendant 10 ans se consacre à la recherche sur le vodou, préparant une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris.
En 1997, elle s’installe en Haïti et participe au projet UNESCO de la Route de l’esclave en organisant des séminaires sur l’enseignement de la traite négrière et en collaborant au colloque sur l’insurrection des esclaves à St Domingue le 23 Août 1791. Elle travaille avec la galerie Bourbon-Lally, principal lieu de découverte et d’exposition des artistes  » d’avant garde  » haïtiens.
En 2001, elle crée avec Laurence Magloire, Digital LM Film Productions et produit plusieurs reportages sur la culture haïtienne pour la télévision canadienne (ARTV et La Société Radio Canada). En 2002, elle co-réalise le documentaire Des hommes et des dieux, qui aborde la problématique de l’homosexualité et sa perception dans le vodou.
De retour en France, elle conçoit avec Guetty Félin, le projet Haïti en Seine qui proposera à Paris et en Seine Saint-Denis, un ensemble d’événements autour de la culture haïtienne (juin/juillet 2004) et coordonne le festival de films Écrans d’Haïti qui se déroulera successivement à New-York, Paris et Port-au-Prince.

Florence Santos da Silva est née en France en 1961. Journaliste et photographe, elle s’intéresse aux évolutions des sociétés africaines. Un mémoire de maîtrise en Histoire contemporaine sur l’histoire des associations féminines au Burkina Faso marque le début de son engagement, notamment aux côtés des femmes africaines. Elle a collaboré à plusieurs publications, allant des magazines féminins comme Amina, Elle ou Clara Magazine, jusqu’aux titres plus généralistes comme Regards, Le Nouvel Afrique Asie, Témoignage Chrétien, l’Humanité ou le Monde Diplomatique. Elle a publié de nombreux articles et reportages sur www.afrik.com et africultures.com.///Article N° : 3280

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