Le Paris noir

De Pascal Blanchard, Gilles Manceron et Eric Deroo

Entre clichés et réalités
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A l’heure où la question de l’immigration continue de battre son plein et où l’on n’entend toujours pas les politiques affirmer haut et fort que la société française est une société multiraciale, multiculturelle et colorée par son histoire avec l’Afrique et ses vieilles colonies devenues DOM-TOM, ils se sont mis à trois pour brandir sous nos yeux la preuve en images que depuis bien longtemps la Capitale a été un carrefour où le monde noir a trouvé son expression.

Deux historiens, Pascal Blanchard et Gilles Manceron, ainsi qu’un homme d’images justement, le réalisateur Eric Deroo, se sont donc associés pour réaliser ce magnifique album paru aux éditions Hazan. Un enjeu clair ! Sortir de l’ombre ce Paris noir que l’on fantasme sans connaître. Nous traversons ainsi l’histoire de six générations de Parisiens, depuis l’Exposition universelle de 1878 avec son village achanti jusqu’à la coupe du monde de football en 1998 et la montée au pinacle d’une équipe qui gagne en noir et blanc, soit un peu plus d’un siècle de représentations du monde noir à Paris et de rencontres avec les Antilles, l’Afrique ou l’Amérique noire.
Mais Le Paris noir n’est pas un livre d’images, ni une histoire illustrée de la Capitale : les photos qu’il soumet à notre regard sont d’abord un matériau de questionnement, un matériau qui ne laisse pas indifférent et ébranle nos conscience. Ces photos étonnent, mettent en perspective et déconcertent souvent. Car ce sont toutes les contradictions d’une capitale séductrice et accueillante, mais tout aussi garce et cruelle que nous découvrons. Le Paris des « zoos humains » et des villages nègres au Jardin d’Acclimatation ou au Champ-de-Mars, comme le Paris des défilés militaires où l’Empire acclame à Longchamp « la force noire » et ses fiers soldats d’Afrique ou encore le Paris des idoles du sport et du show business du boxeur américain Jack Johnson à notre Yannick Noah « national » en passant par Joséphine Baker ou Manu Dibango. Racisme ordinaire, fierté coloniale, fascination musicale, exaltation sportive, attraction sexuelle…. qu’il vienne de la Caraïbe, d’Amérique ou d’Afrique, le nègre comme la négresse est tour à tour sauvage cannibale ou Apollon, guenon lubrique ou Vénus, à travers l’imaginaire que déploie le monde interlope des intellectuels et des artistes de la Capitale. Et c’est là bien sûr que les images et les photos jouent leur rôle. Les clichés surgissent avec force et nous sautent à la gorge.
Ce travail de documentation est précieux pour tous ceux qui s’intéressent au monde noir et à l’histoire du racisme en France. Gravures, photos, affiches, traces en tous genres…. une mine édifiante qui dresse une histoire de la France que nous avons oubliée, ou dont nous ne souhaitons pas toujours nous souvenir. Plus de 400 documents souvent inédits ! Une somme documentaire pour ouvrir les yeux et écarquiller les consciences.
On connaissait déjà le rayonnement noir du Paris des intellectuels afro-américains et des artistes de Montmartre, Montparnasse ou Saint-Germain-des-prés, les lumières obscures des écrivains comme Richard Wright, James Baldwin, William Gardner Smith, Chester Himes, Richard Gibson, puis Melvin Van Peebles et celles des peintres aussi : Larry Potter, Herb Gentry et Walter Coleman, toute une génération immortalisée dans des films comme Un sang d’encre de Blaise Ndjehoya ou Le Paris black de Gérald Arnaud produit par la BBC, un Paris noir nostalgique qui scintille encore et que la France revendique facilement mais qui n’est pas sans occulter un autre pan moins brillant de notre histoire avec le monde noir.
Or, le regard du livre de Pascal Blanchard, Gilles Manceron et Eric Deroo, dont il faut saluer l’audace et l’impertinence parfois, ne se laisse pas aveugler par les paillettes d’une intelligentsia bon teint, il joue aussi des paradoxes de la société française. Le Paris noir, c’est aussi la France des contradictions, terre d’immigration et terre des droits de l’homme, mais terre d’assimilation avant tout où l’autre doit se fondre dans la masse républicaine pour être accepté. Les images témoignent, et dénoncent sans ambages. Le Paris noir, ce sont les balayeurs maliens ou sénégalais invités à venir nettoyer les rues de la ville lumière et les sans-papiers ramenés aux frontières, la musique noire portée aux nues et l’absence cathodique des artistes noirs dans le paysage audiovisuel français. Le Paris noir, c’est bien sûr une France qui refuse sa couleur et à qui on révèle que du sang noir coule sous le pont Mirabeau.
Un regret toutefois : la période récente est trop superficiellement traitée et ne rend pas compte des contradictions nouvelles qui surgissent. Il est notamment dommage que les années 1980-1998 n’évoquent pas le grand courant des écrivains africains de la nouvelle génération, ces écrivains exilés, ces auteurs du voyage qui vivent à Paris et dont la critique suspecte parfois l’africanité, ces déracinés qui plongent leur plume dans des matériaux poétiques inattendus, de Tchicaya U’Tamsi à Sony Labou Tansi ou Henri Lopez et Maxime N’Debeka. Dommage aussi que les actions engagées du côté des communautés antillaises ne soient pas évoquées, rien sur Greg Germain et Cinédom plus, rien sur les médias noirs qui voient le jour dans les années 1980-90 : Africa n°1, Média Tropical et tous les magazines « blacks » qui se sont fait jour dans les kiosques. Dommage aussi que soient passés sous silence les grands événements théâtraux qui ont marqué la Capitale dans les années 80 : Le Bal de Ndinga de Tchicaya U’Tamsi monté par Gabriel Garran, Le Mahabarata ou La Tempête de Peter Brook, avec Sotigui Kouyaté et Bakary Sangaré en vedette aux Bouffes du Nord, Bintou de Koffi Kwahulé en 1997 avec Aïssa Maïga ou la magnifique Antigone du Mandéka théâtre en 1998. Pourquoi évoquer les événements théâtraux des années 20 ou des années 50, et éluder la réalité des années 80-90 pour en faire une période où le monde noir parisien n’est plus que musique et sport ! ? En fait les auteurs se sont sans doute laissés dépasser par leur ambition : faire un livre populaire… et ils y sont parvenus magistralement ! Au risque de nombreux raccourcis et de quelques approximations, ils ont fait un ouvrage historique mais grand public, qui devrait faire rêver des générations et apporter la preuve aux jeunes Noirs des banlieues et d’ailleurs qu’ils ont une histoire française et que Paname est aussi un carrefour de leur histoire.

Le Paris Noir, par Pascal Blanchard, Gilles Manceron et Eric Deroo, Ed. Hazan, 2001, 242 p. 48,95 euros.///Article N° : 2252

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Les images de l'article
Affiche pour Sos Racisme réalisée par Ad Store, septembre 1998
Expo coloniale: "Le Tour du monde en un jour", affiche de Desmeures pour l'exposition coloniale de 1931
Affiche de De Andreis pour Banania, la première à représenter un tirailleur, 1915





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