Le parti pris numérique de Dak’art 2004 : entre désir d’affirmation et alignement sur le modèle occidental

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Au sortir des indépendances, en 1966, Léopold Sédar Senghor créait le Festival des arts nègres conçu comme  » la manifestation d’un humanisme du XXème siècle  » qui réunirait la culture occidentale et la culture africaine pour la construction d’une civilisation réellement  » universelle « . Si l’idée de  » culture  » s’était définie jusqu’alors sans prendre en compte l’apport des civilisations africaines, l’heure était venue, pour Senghor, de s’ouvrir à la créativité africaine pour un dialogue international fécond. Héritière de cette première grande manifestation, la Biennale de Dakar a une fois encore revendiqué, cette année, sa filiation idéologique avec la pensée du premier président du Sénégal. On peut pourtant se demander si l’ambition de donner sa voix à l’Afrique dans le  » dialogue des nations  » a été réellement atteinte. En annonçant la création d’un  » Festival des arts nègres  » pour 2006, (1) le Président Abdoulaye Wade fait plus qu’un clin d’œil historique à son prédécesseur. Il marque un retour aux théories de la négritude (2) et ravive les clivages entre un Occident  » héllène  » et une Afrique  » nègre « . Alors qu’à Paris, le Musée du Quai Branly trouve enfin son nom après avoir hésité entre musée des arts et civilisations, musée des arts primitifs et musée des arts premiers, le gouvernement sénégalais renoue avec la notion d’art  » nègre « . Le problème est identitaire et politique. La Biennale de cette année s’en est fortement ressentie.
Alors qu’il y a deux ans, peintures et sculptures primaient, cette année, vidéo et photographies couvraient les murs du CICES (lieu d’exposition de la sélection officielle). The Room d’Amal et Abd El Ghany El Kenawy (Egyptiens), bien que non-primée, fut une révélation. Alliant son, image vidéo et installation, les deux artistes ont réalisé une œuvre forte, onirique qui traite, par la métaphore, du mariage forcé. Au mannequin acéphale placé dans la salle répondent, à l’écran, les mains gantées d’une femme qui passe une aiguille sur un cœur qui bat. Elle y coud une perle, une dentelle… Un papillon blanc tente de sortir d’un espace carrelé mais il bute contre les parois de l’écran lui-même entouré de carrelage blanc, clinique. Ici, la salle d’exposition et la vidéo se répondent pour une œuvre dont la violence est à la mesure de celle faite à ces femmes forcées de nouer leur destin à celui d’un homme qu’elles n’ont pas choisi.
A quelques salles de là, La Robe, vidéo de Zoulikha Bouabdellah (Algérienne) évoque elle aussi le mariage. L’image est fixe, figée sur une robe de mariée étalée sur une surface plane. Au loin, le chant, les cris des femmes qui disent la joie de la fête. Et progressivement, la robe alors blanche, immaculée, se teinte de noir. La couleur se répand comme une plaie. Elle court sur les manches, le buste, les perles pour finalement salir l’habit tout entier, évoquant le sang. La robe est souillée, la blancheur n’est plus, reste l’ombre de la robe, le mirage d’une tenue censée exprimer la virginité et la joie de l’union. L’autre vidéo de l’artiste, Dansons, se visionne sur fond de drapeau français. Le plan est cadré sur les hanches d’une femme qui se drape lentement des couleurs du drapeau : un tissu bleu vient recouvrir le tissu blanc auquel s’ajoute enfin le rouge. La musique se met alors en marche, et l’artiste de se déhancher au rythme de  » La Marseillaise « . Résidant en France, l’artiste pose la question de l’intégration de ces milliers d’hommes et de femmes d’Afrique du Nord, installés en France depuis des générations, et ignorés par le gouvernement.
Plus légère mais non moins forte, l’œuvre de Mohamadou N’doye (dit Douts, Sénégal), Train Train Médina, utilise également la vidéo. Procédant par  » collages  » de papiers déchirés, l’artiste évoque le quartier populaire de Dakar, la Médina. Les bâtiments se construisent, se font et se défont ; la rue est dense, animée, presque chaotique. Et les gens passent, repassent, crient ou discutent. Les enfants rient, pleurent … Puis la page se déchire. L’image se construit à partir de papiers récupérés, agencés pour recréer l’univers urbain de ce quartier. Douts peint aussi, mais ses peintures n’étaient à voir que dans une galerie du off.
Comment se fait-il qu’en deux ans, la sélection ait changé à ce point ? Un accès massif des artistes au numérique ou un parti-pris du jury pour le multimédia ? La majorité des artistes sélectionnés vivent en Europe. Leurs oeuvres ont été, pour la plupart, financées ou reconnues par l’Occident avant d’être exposées à Dak’art, ce qui n’a pas manqué d’être remarqué. Mais devrait-on en appeler à une essence en art, une spécificité liée à la nationalité, au continent ? Il n’y a pas d’art  » africain « , comme il n’y a pas d’art  » nègre  » ou  » européen « . Pour le président du Comité scientifique, Victor-Emmanuel Cabrita, il s’agit de montrer la voie (numérique) aux artistes du continent pour qu’ils puissent exposer  » sans complexe  » à Paris ou à New York. Dans le catalogue de l’exposition, Aminata Diaw écrit que :  » si être aujourd’hui c’est être numérisé, alors l’apprentissage de ces nouvelles technologies et l’appropriation des possibilités qu’elles offrent s’avèrent être un impératif aussi bien pour les créateurs que pour le public « .
Le marché de l’art occidental est certes résolument tourné vers le numérique, mais ce marché devrait-il définir ce qu’est  » être aujourd’hui  » ? Parce qu’en Occident l’heure est au numérique, l’Afrique devrait-elle s’aligner sur ce qu’Aminata Diaw désigne comme un  » impératif  » ? Posée ainsi, la question du multimédia n’est-elle pas un faux problème ? C’est ce qu’il révèle qui nous intéresse ici. Que des artistes créent en peinture, en sculpture ou en vidéo, c’est la sensibilité d’un artiste par rapport à un contexte donné qui importe avant tout. Le médium n’est qu’un support. Or, en faisant la part belle au multimédia, le jury de la biennale préféra par exemple exposer l’œuvre de Fatma Charfi (Tunisie), certes forte et de qualité, mais exposée pour la troisième fois consécutive, plutôt que celle d’artistes n’ayant jamais exposé comme Cheikhou Bâ exposé dans le off, à la galerie Eberis. Travaillant sur la série et la répétition de motifs identiques ou presque, l’artiste a réalisé des sculptures de personnages assis en cercle, le visage béant, évoquant les naufragés du Joola. Ses toiles s’organisent en grille, répétant le même visage sur plusieurs lignes, comme autant de photographies d’identité, déclinées ici pour dire le même, ou presque le même…
Léopold Sédar Senghor avait misé sur le culturel, investi dans la culture pour donner aux artistes les moyens de créer et de faire entendre leur voix dans le concert de la  » civilisation de l’universel « . Les rapports de force instaurés par la colonisation, qui posent l’Occident comme modèle d’une modernité à suivre et à imiter, semblent aujourd’hui plus prégnants que jamais. L’heure ne devrait pourtant pas être à l’alignement sur le modèle occidental, mais bien à la  » décolonisation mutuelle « . (3)

Maureen Murphy prépare une thèse d’histoire de l’art sur la représentation de l’art traditionnel d’Afrique dans les musées et les expositions, à Paris et à New York, des années 1930 à nos jours. Elle travaille parallèlement au musée du quai Branly à Paris, en tant qu’assistante d’exposition.///Article N° : 3547

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Les images de l'article
Amal El Kenawy et Abd El Ghany El Kenawy (Egypte), The Room, 2003, vidéo performance, 20'
Zoulikha Bouabdellah (Algérie), La Robe, 2001, vidéo, 3'
Zoulikha Bouabdellah (Algérie), Dansons, 2003, vidéo installation, 5'
Mohamadou N'doye dit Douts (Sénégal), Train Train Médina, 2001, film d'animation, 7'.
Installation de Cheikhou Bâ (Sénégal) © Maureen Murphy





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