Le Pays à l’envers

De Sylvaine Dampierre

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« L’enfant sans mémoire ne chiera jamais dur », dit un proverbe peulh. Tous ceux que Sylvaine Dampierre rencontre lors de ce voyage retour en Guadeloupe lui confirment cette sagesse africaine, ce qui l’engage à sous-titrer son film : « la mémoire est un gage d’avenir ».
Mais en Guadeloupe, la mémoire c’est l’esclavage et la colonisation. C’est là que le bât blesse, cette mémoire meurtrie, cette mémoire honteuse qui se soustrait à elle-même, qui ne veut pas dire son nom. Alors, le nom sera le point de départ. Magnifique début du film où le fils de Sylvaine Dampierre lui demande le sens du voyage tout en caressant une plante qui pousse, et où elle répond qu’elle revient au pays où l’on connaît son nom. Son père en est parti, 50 ans plus tôt, et ses souvenirs simplement retrouvés mais aussi les vidéos qu’il a tournées ponctuent le film de pures émotions.
Seulement voilà, qui connaît son nom dans cette île où les noms sont des prénoms car on n’attribuait pas de nom aux esclaves, de peur de leur donner le même nom qu’un maître ? Un étonnant généalogiste autodidacte, Michel Rogers, fait un travail colossal et souterrain sur les patronymes des familles noires. Il en a retrouvé près de 8000 et en estime le nombre à 10 000. Mais lorsqu’une famille réunie lui demande de faire ce travail, il prévient : cela veut dire retourner à l’esclavage, pas d’illusion ! « Le Guadeloupéen est né sous X », lance-t-il, car sa remontée dans le temps se termine toujours par « né en Afrique » ou « père inconnu ». « Nous sommes locataires ici, y compris de notre nom, qui n’est pas le nôtre ».
« Dis-moi ton nom et je te dirai qui tu es », disent les griots. Lorsque Moïse voulut connaître le nom de Dieu, celui-ci répondit : « Je suis celui qui est ». C’est justement cet être qui manque aux descendants d’esclaves. L’article 44 du Code noir faisait des esclaves des meubles, c’est-à-dire des biens pouvant être achetés, vendus, donnés ou saisis. L’article 12 stipulait qu’un enfant né de parents esclaves devenait à son tour esclave. Mais les rédacteurs du Code noir pensaient que les Noirs étaient des personnes humaines, dotées d’une âme et susceptibles de salut, et donc à baptiser (avec interdiction de pratique la foi protestante !). La contradiction est posée : contrairement à ce que laisse croire ce qu’ils subissent, les esclaves ne sont pas des choses. Débrouillez-vous pour exister ! Aujourd’hui, c’est au fond de cette contradiction et non en la reniant que leurs descendants dépourvus de noms cherchent un être débarrassé de cette incertitude existentielle et de cette honte ancestrale. « Nous, on ne s’aime pas ! », lance encore Michel Rogers, constat aussi terrible que lucide. Se connaître, c’est se reconnaître, s’accepter et pouvoir s’aimer. Voilà donc Sylvaine Dampierre, dont le nom est un lieu du côté de Gosiers, une plantation de 135 esclaves, à la recherche de cette mémoire qui fonderait l’amour-propre.
Puisque les esclaves étaient corvéables à merci, c’est dans le corps qu’elle s’inscrit. Voici Léna Blou, magnifique chorégraphe dont le pas de danse traduit à la fois le désordre de l’esprit et la force de la survie, et qui improvise sur le « nom » d’une esclave : Ignorée. Elle fait travailler ses élèves au son des tambours du Gwo-ka, cette musique qui faisait l’unité des esclaves d’origines différentes. Voici encore Anatole que tout le monde appelle par son « nom de savane », Adeline, qui perpétue avec sa femme la tradition du jardin créole, bout de terre attribué aux esclaves dans l’habitation pour qu’ils en dépendent et ne maronnent pas. Leur amour de la terre et leur sincérité nous confirment que toute mémoire est dignité. Et voici la friche de l’usine Darboussier qui nous rappelle que dans cette île de vacances le passé créole est ouvrier.
Ce puzzle de mémoire à l’envers est un miroir qui restaure une image de soi, un exil qui remonte le fil du temps, un regard qui s’ancre dans l’écoute des corps. Ce beau film est un guide pour remettre son nom à l’endroit.

///Article N° : 8600

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