Si la notion de postcolonialisme apparaît depuis plusieurs décennies comme l’une des plus fécondes pour les études littéraires et anthropologiques dans les pays anglo-saxons, elle a par contre du mal à s’imposer en Europe et particulièrement en France. (1) Suite aux études littéraires nord-américaines consacrées aux littératures minoritaires (minority)et aux théories postmodernes élaborées par des philosophes français (Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, etc.), les critiques anglo-saxons les plus influents (Homi Bhaba, Henri Louis Gates, Edward Saïd, Helen Tiffin, etc.) ont élaboré une théorie, le postcolonialisme, que l’on pourrait schématiquement définir comme un concept examinant de façon critique la relation coloniale.
Pour analyser les littératures issues du Tiers monde, ces théoriciens distinguent le terme post-colonial (avec trait d’union) qui désigne la période suivant la colonisation et postcolonial, qui renvoie aux thèmes et stratégies littéraires que les écrivains ressortissants des pays du Sud mettent en scène pour résister à la perspective coloniale voire eurocentriste de l’Histoire. A ce titre, la littérature postcoloniale est une littérature de décentrement.
Ce numéro se donne pour but d’explorer cette notion et d’ouvrir aux débats qui la traversent. Dans l’ensemble, les intervenants n’en contestent pas la pertinence mais invitent à la vigilance et la rigueur pour éviter le piège du schématisme.
Il y a ceux qui, comme Bernard Mouralis, recommandent une relecture du passé colonial pour identifier ce qu’a été réellement la nature de la relation entre la France et l’Afrique. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Pourquoi ce passé est-il aujourd’hui refoulé ? Pour Bernard Mouralis, lorsqu’on s’interroge sur cette relation de 1850 à 1960, on ne doit jamais perdre de vue l’incidence qu’a eue de part et d’autre (ne serait-ce qu’à partir de 1946) le Schoelchérisme – un Schoelchérisme qu’il analyse à travers deux figures emblématiques de la relation coloniale : Delavignette et Camus, sans oublier en toile de fond le problème des armées coloniales. Ce retour vers le passé est pour Mouralis une invite (aux Français comme aux Africains) à relire ce passé non plus sous l’angle de la mémoire, qui participe généralement de l’enchantement, mais plutôt de l’histoire, « plus prosaïque, et désenchantée ». (2) Une telle démarche peut contribuer à une meilleure lisibilité des textes littéraires africains, comme il l’affirme dans l’introduction de son dernier essai. (3)
Pour Abdelwahab Meddeb, le postcolonialisme a été remplacé en France par la francophonie – notion qui suppose, de la part de Paris, un refus de décentrement. Tout se passe comme si la France refusait de faire le deuil de la colonisation. Or, celui-ci, estime t-il, est plus que jamais nécessaire : la colonisation devrait, au même titre que la Shoah, faire l’objet d’une relecture, non seulement de la part des africanistes mais de la nation française toute entière.
C’est justement ce besoin de revisiter l’histoire franco-africaine qui justifie la présence dans ce numéro de Philipe Dewitte, pionnier d’un travail sur les premiers mouvements nègres en France. (4) Sa présence nous permet de faire le point sur l’actualité de ses analyses, plus précisément sur les ambiguïtés des rapports entre les Français et leurs anciens colonisés africains – des rapports oscillant généralement entre paternalisme et « fraternité ».
Parallèlement à cette tendance historiciste émerge une autre, qui adopte avant tout le postcolonialisme pour procéder à un inventaire. C’est ce que fait Lydie Moudileno, répondant à l’article d’Abdourahman A. Waberi : Les enfants de la postcolonie. (5) où le romancier djiboutien esquissait une histoire littéraire africaine, la présentant comme suit : 1) La génération des pionniers : 1910-1930 ; 2) celle de la Négritude : 1930-1960 ; 3) celle de la décolonisation et du désenchantement postcolonial : 1970- 1980 ; 4) et celle des enfants de la postcolonie (clin d’il aux Enfants de Minuit de Salman Rushdie) qui débute à partir de 1990. Parmi les signes distinctifs de cette génération, Waberi relevait : 1) la date de naissance : ces écrivains, à quelques exceptions près, sont tous nés après l’année fatidique des décolonisations africaines ; 2) ils usent sans complexe de leur double identité (africaine et française). Contrairement aux anciens, qui se définissaient d’abord comme nègres puis écrivains, ils se veulent d’abord écrivains et accessoirement africains. 3) En outre, ils récusent l’idéologie tiers-mondiste de leurs aînés (Sembène, Ngugi wa Thiongo) et s’assument comme des » bâtards internationaux « . D’où la disparition du retour au pays natal comme thème romanesque au bénéfice de celui de l’arrivée en France, une tendance dont Bleu blanc rouge d’Alain Mabanckou (6) serait le titre emblématique. Mais prudent, A. Waberi avait laissé son article ouvert et souhaité aux arguments contradictoires la bienvenue au débat. Lydie Moudileno le prend au mot. D’entrée de jeu, elle souligne la confusion entre génération et » mouvement littéraire » qui regroupe des textes très divers. A l’inverse de Waberi qui croit déceler une génération littéraire, Lydie Moudileno estime que ces écrivains, de par leur position à » l’intersection de plusieurs territorialités géographiques et intellectuelles « , posent un défi à l’historiographie littéraire. Non seulement ces écrivains donnent à lire une diversité d’écritures, mais ils mettent en avant un brouillage d’identité nationale au profit d’une pluralité d’affiliations. Ce qui n’est pas sans rendre problématique la » fondation » d’une génération littéraire. Pour ce faire, Lydie Moudileno, souhaite que l’on distingue le » parisianisme » – tel que l’identifie Benneta Jules-Rosette dans son livre Black Paris (7) – et » Post-colonial « . En les associant et surtout en calquant sa périodisation de génération littéraire sur celle linéaire de l’histoire, Waberi refuserait de procéder au travail de déconstruction des catégories classiques et se situerait dans l’ancienne critique africaniste des années 70. Ce qui n’irait pas sans saper le travail novateur de ces écrivains qui déconstruisent systématiquement les questions d’authenticité, d’identité et de racine unique pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant.
Mais Lydie Moudileno met également en cause le credo actuel des artistes africains (cinéastes, peintres, poètes) qui se veulent d’abord des artistes « tout court » avant d’être créateurs africains – thèse que l’on retrouve sous la plume de Waberi et que l’on a ressassé lors du premier Congrès des écrivains africains qui s’est tenu en août 1998 à Asilah (Maroc) (8) ou encore dans l’ensemble des entretiens recueillis par Françoise Cévaër. (9) Un discours paradoxal dans la mesure où les écrivains oscillent entre la revendication de l’universel et une identification à un mouvement particulier. Que faire devant ce dilemme ? Il ne reste, en tous cas pour le critique, qu’une seule solution : le retour au texte. Cela suppose l’insistance sur la personnalité de l’auteur, sa démarche, son itinéraire, ses mythes, ses lieux de construction de l’imaginaire, etc. Le livre pionnier de Jean-Marc Moura sur le postcolonialisme semble bien indiqué pour cette nouvelle » hybridité littéraire « .
Jean Marc-Moura justement revient dans son entretien sur les origines anglo-saxonnes de cette théorie et sur le rôle joué dans l’émergence du postcolonialisme par la coexistence entre les différentes cultures dans le système anglo-saxon. Face à la méfiance des universitaires français à l’égard de cette théorie et par extrapolation à l’égard de » l’anglophonie, « , Moura montre l’avantage que présente la théorie postcoloniale pour repenser de façon cohérente le fonctionnement des études littéraires en France. A cet égard, l’hybridité pourrait contribuer à l’analyse des romans d’un écrivain comme Ahmadou Kourouma. A la critique classique, qui invite à faire le deuil du colonialisme pour amorcer avec sérénité le postcolonialisme, Moura rappelle qu’il convient de distinguer post-colonialisme en tant que concept historique et postcolonialisme comme concept critique. A ce titre, le postcolonialisme commencerait avec Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Kateb Yacine, etc.
L’article d’Adèle King au titre ironique : Une joute verbale : le postcolonialisme, fait le point de cette théorie depuis son émergence jusqu’à nos jours en soulignant au passage ses dérives épistémologiques ou identitaires, sa tentation du manichéïsme etc. Sans remettre le bien-fondé de cette théorie en cause, elle en appelle à la pondération, à la vigilance et surtout à la rigueur. Sur ce plan, l’article de notre collaborateur Wilfrid Miampika : Littérature et relation peut-être lu comme une des possibles tentatives de solutions aux problèmes que soulève par Adèle King dans la mesure où Miampika convoque Edouard Glissant avec sa théorie de la relation pour aboutir à ce que Goethe appelait la Weltliteratur. C’est à la même conclusion qu’arrive Olivier Barlet à propos de la critique de cinéma : pour lui, étant donné le contexte post-colonial français, la critique profiterait grandement d’une analyse post-coloniale qui prenne à bras le corps la question de la différence culturelle pour mieux la délaisser ensuite, au profit d’un regard engagé permettant la solidarité.
On l’aura constaté, nous n’avons su initier ici qu’un débat, mais nous espérons qu’il contribuera à de futurs approfondissements dans les pages d’Africultures ou ailleurs.
1. Si l’on excepte l’article Jean- Marc de Moura, » Francophonie et critique post-coloniale » in Revue de Littérature Comparée, n°1, 1997 ainsi que son livre Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. Signalons également, le numéro 5 et 6 de la revue Dédale, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997.
2. Georges Bensousan, Auschwitz en héritage, D’un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une Nuits, 1998, p.17.
3. Il écrit : «
Les analyses qui suivent sont susceptibles d’avoir une incidence sur notre façon de lire les uvres africaines. En effet, en mettant l’accent sur le continuum qui lie Métropole et colonies, époque coloniale et post-coloniale, au détriment d’une logique de la disjonction, je ne cherche nullement à montrer que tout est pareil ou que rien n’a changé. J’entends seulement attirer l’attention sur des problématiques qui se sont posées dans le cadre du système colonial et qui continuent de se poser dans le cadre du système post-colonial, mais qui ne sont pas totalement réductibles à l’un ou à l’autre », in Bernard Mouralis, République et Colonies. Entre histoire et mémoire, Paris, Présence Africaine, 2000, p. 26.
4. Philippe Dewitte, Les Mouvements Nègres en France, 1919-1935, Préface de Juliette Bessis, Paris, L’Harmattan, 1985.
5. Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire Notre Librairie n°135 (sept-déc 1995, p.8-15).
6. Alain Mabanckou, Bleu, Blanc Rouge, Paris, Présence Africaine, 1998.
7. Jules-Rosette, Benetta. Black Paris, The Africain Writer’s Landscape. Chicago, University of Illinois Press, 1988.
8. Cf. articles dans le numéro 272 de l’hebdomadaire Jeune Afrique Economie, 5 oct. 1998, pp. 144-155.
9. Cf. l’article de Lydie Moudileno dans ce numéro.
10. Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, Coll. Ecritures francophones, 1999.<small »>Responsable littéraire à Africultures, Boniface Mongo-Mboussa a une maîtrise en langue et littérature russes et est docteur es Lettres, auteur d’une thèse sur la fonction et la représentation du risible dans le roman africain. Il a publié de nombreux articles sur l’intégration, la littérature congolaise, Tchicaya U Tam’si, Pouchkine etc. et est actuellement chercheur associé au Centre Texte-Histoire de l’université de Cergy-Pontoise.///Article N° : 1358